Travail de nuit : notre pain du matin

par Thibault Lhonneur 21/06/2016 paru dans le Fakir n°(69) mars - avril 2015

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Fakir poursuit son dictionnaire des conquêtes sociales. Avec, cette fois, une non-conquête, ou une conquête avortée : l’abolition du travail de nuit.
Une bataille menée, en première ligne, par les ouvriers boulangers, au bord de l’emporter – « et tant pis si votre pain vous ne l’aurez que l’après-midi ! »

[**« Pourquoi est-on arrivé à établir ce régime scandaleux*] qui maintient dans un labeur exténuant des milliers de travailleurs ? Tout simplement à cause de la concurrence : le boulanger de tel coin de rue a voulu commencer une demi-heure plus tôt pour livrer le pain avant son voisin et attirer chez lui la clientèle ; le voisin, voyant cela, ne s’est pas contenté d’une demi-heure, il a voulu offrir le pain une heure plus tôt, et ainsi de suite, on est arrivé à instaurer ce régime tout à fait anormal de la fabrication du pain la nuit. Nous nous trouvons donc en présence d’une conséquence de la concurrence. Le travail de nuit peut donc disparaître si la concurrence devient impossible et si une loi impose à tous les patrons boulangers de ne pas commencer plus tôt les uns que les autres. »

Quel est ce fou qui, en 1919, prétend fermer les boulangeries la nuit ? Cet extrémiste qui veut mettre « la France au pain sec » ou « au pain rassis »  ? Cet ennemi du goût qui déclare, eh bien tant pis, votre pain frais, vous l’aurez à midi ? C’est un député radical-socialiste bon teint, Justin Godard, un avocat – et qui plaide cette cause depuis dix ans maintenant.
C’est qu’il n’est pas seul.
C’est qu’il est porté par tout un mouvement, toute une histoire.

[**Les enfants, d’abord.*]
La première brèche s’est ouverte le 22 mars 1841.
Le docteur Louis-René Villermé vient de dépeindre un catastrophique Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, s’attachant notamment à ces « enfants, dont beaucoup ont à peine sept ans, quelquefois moins encore, [qui] abrègent leur sommeil et leur repos… tout gras de l’huile des métiers tombés sur eux pendant qu’ils travaillent… portant à la main ou comme ils peuvent, le morceau de pain qui doit les nourrir jusqu’au soir… »
Mais allait-on, pour autant, interdire le travail des enfants ? Personne n’y songe, « ce serait sacrifier l’industrie ». Qu’on l’aménage, alors, mais pas trop : « La conséquence du non-travail des enfants le dimanche sera de faire fermer la fabrique ce jour-là », déplore le Pair Humblot-Conté. Et à réduire leurs horaires, « il s’ensuivra qu’il faudra dans les manufactures un plus grand nombre d’enfants ». Mais enfin, allez, soyons généreux, civilisés : les enfants ne pourront entrer dans les fabriques avant l’âge de… huit ans ! L’humanisme triomphe.

Un député, plutôt libéral, le mathématicien Charles Dupin, auteur de Du travail des enfants, avance une autre mesure : « Le travail de nuit est, pour les enfants, une cause de grande démoralisation », affirme-t-il. Et il obtient gain de cause : par 218 voix contre 27, le travail de nuit est interdit pour les enfants de moins de treize ans.
La loi n’entre guère dans les faits, faute de sanctions, de contrôles, d’inspecteurs du travail. Mais un premier texte existe. Qui se renforce, en 1874, avec un distingo sexuel : moins de 16 ans pour les garçons, moins de 21 ans pour les filles. « Si le projet Joubert-Tallon passait, hurlent les industriels rouennais, il faudrait retrancher 4008 enfants des deux sexes sur les 6727 qui travaillent dans les manufactures : ce serait la ruine ! Le salaire d’un enfant étant de 1 Franc par jour, 1,033,800 jours de travail étant menacés, c’est 1,033,800 Francs que l’industrie locale perdrait ! » On leur parle de malheurs et de misères, ils répondent avec leur porte-monnaie.

[**Les femmes ensuite*]
Quel est « le sanctuaire de la femme » ? C’est « le ménage et la famille », comme l’énonçait le socialiste Proudhon. Voilà la seconde brèche.
Les députés de gauche Martin Nadaud et Jean-Louis Henri Villain proposent ainsi, en 1879, qu’on interdise le travail de nuit des femmes. Mais on est sous la Troisième république, qui n’est sociale qu’avec lenteur et à contre-cœur, toujours en retard d’une conquête sur le Royaume d’Angleterre ou le Reich allemand. Les deux parlementaires remettent donc leur proposition sur le tapis en 1881, puis Waddington en 1890.
L’année suivante, en 1891, le congrès socialiste de Bruxelles vote des résolutions pour protéger davantage les femmes, notamment du travail de nuit – ce qui signifiait aussi, pour ces tribuns barbus, protéger l’emploi des hommes. Et se noue une alliance objective avec des conservateurs : « Quant à moi, sermonne le sénateur Féray, je considère le travail de nuit dans les usines et manufactures comme un attentat à la morale et à la mission que la Providence a assigné à la femme mariée, et surtout à la femme veuve, mission qui consiste à surveiller ses enfants et à ne jamais les quitter. »
Le 2 novembre 1892, après quinze délibérations en douze ans, la loi est votée. Dans les usines, les femmes ne travailleront plus la nuit, durant plus d’un siècle, jusqu’en 2001.

[**Et les hommes ?*]
Mais cette seconde exception, les femmes après les enfants, est-ce franchement un progrès ? C’est surtout un dérivatif, un paratonnerre pour ne pas trancher la vraie question : le travail de nuit, tout court.
Elle est posée.
Et de plus en plus largement.
Les boulangers sont à l’avant-garde. En 1869, ils ont formé leur syndicat avec ce vœu simple : « vivre comme tout le monde ». Ils auront gain de cause, temporairement, en 1871 durant la Commune : « Sur la juste demande de toute la Corporation des ouvriers boulangers, proclame une affiche, la commission exécutive arrête : art 1er, le travail de nuit est supprimé. » Et dès 1872, sur les cendres encore ardentes de la Commune, eux n’abandonnent pas leur bataille : 2 600 ouvriers boulangers parisiens signent une pétition pour ne travailler que le jour.
Des études scientifiques apportent de l’eau à leur moulin : « La privation de sommeil, estime le docteur Rochard, de l’Académie de médecine en 1890, est une pratique des plus pénibles que l’on puisse endurer. Pernicieuse par elle-même, elle devient plus cruelle encore lorsqu’il s’y joint un travail monotone et fatigant par la répétition des mêmes mouvements. » En Allemagne, le docteur Opstein de Munich, examine 98 ouvriers boulangers en apparence bien portants. Sur l’ensemble de ces patients, 32 souffrent en vérité d’infections aux poumons. Et le médecin pointe deux causes principales : le travail de nuit et les longues journées.
En 1900, lors d’un Congrès à Paris, les syndicats boulangers adoptent cette motion :

Le travail de nuit est contraire à la santé des travailleurs de n’importe quelle corporation ; il est en pleine contradiction avec l’existence humaine. Considérant que par le travail de jour, la corporation pourrait obtenir le repos hebdomadaire et obligatoire, dans l’intérêt de l’hygiène à laquelle ont droit tous les travailleurs, le Congrès demande énergiquement la suppression du travail de nuit ».

A force de grèves et de blocages, les ouvriers boulangers font interdire le travail de nuit à Vallauris, La Rochelle, Tourcoing, Saint-Nazaire, Millau, etc. Et ils sont rejoints par d’autres métiers, les fondeurs de suif, les tueurs de porcs...

[**La loi, mais pas que la loi*]
Ces « mineurs blancs », Justin Godard va s’en faire, pleinement, durablement, le porte-parole à l’Assemblée nationale, dénonçant cette « industrie qui fait un gaspillage effroyable des vies humaines », s’en prenant à ces consommateurs dont « les habitudes faussent une normale organisation travail et poussent à l’exploitation de la main d’œuvre », notant qu’il n’existe de boulangers ni âgés ni en bonne santé, d’autres les soutenant dans un style qui fleure bon la culture classique :

« La nuit, en longeant les trottoirs, on entend quelquefois, par des soupiraux étranges, des cris plaintifs, des gémissements étouffés, un râle profond et saccadé comme le souffle d’un taureau qui succombe : le geindre [assistant du boulanger], ce travailleur nocturne, Ixion [prince de la mythologie grecque, condamné par Zeus à une éternelle torture], de la pâte ferme et du pain quotidien, est la cause innocente de tout ce bruit ». [Louis Roux, Paris Nocturne, 1841]

En 1909, il dépose son premier projet de loi. Mais il prévient :

« La loi ne suffira cependant pas. Il faudra, d’autre part, agir sur le consommateur. Faisons donc l’éducation du consommateur. Consommateurs, il est temps que, par votre action consciente et raisonnée, vous apportiez à certains travailleurs qui sont à l’heure actuelle dans une situation lamentable, le soulagement auquel ils ont droit. »

[**Pain rassis*]
La bataille fait rage dans l’opinion, et les colonnes des journaux en portent la trace : « On a pensé que l’ouvrier boulanger n’avait pas à demeurer plus longtemps un paria. La vie de ces travailleurs semble encore un non-sens. Ils se lèvent quand les autres se couchent. Ils mangent mal. Ils dorment mal. Ils ne connaissent ni le repos en famille, ni la vie en commun. Ils sont vraiment parmi les plus mal partagés du monde ouvrier. Le mouvement qui tend à les libérer est donc parfaitement légitime. » L’Intransigeant, pourtant de droite, est au bord de capituler, de renoncer à son pain frais pour le petit-déjeuner. Mais il se reprend :

« Que valent les objections qu’on lui oppose ? Tout est là. Paris a une réputation non pas seulement française, non pas européenne, mais mondiale pour l’excellence de son pain. Il s’agit du pain frais, bien entendu. Va-t-on condamner à manger du pain rassis, à perdre du même coup cette petite, cette grande gloire du pain ? Le peuple lui-même aime le pain frais, et la preuve en est que les ménagères, qui pourraient payer moins cher le pain rassis, renoncent à cette facile économie et réclament la dernière cuisson. » 18 juillet 1909

Entre les deux, les cœurs balancent.

[**Guerre à point*]
Les boulangers ne lâchent pas l’affaire, et décrètent que le travail de nuit doit être « considéré comme une entrave au libre exercice de la joie de vivre ». Leurs patrons répliquent par une contre-proposition : avec « la sincérité de [leurs] convictions et à [leurs] sentiments de libéralisme envers nos ouvriers », ils consentent à la suppression du travail… entre vingt heures et minuit !
La police fait son boulot : « Les agents qui perquisitionnèrent m’obligèrent à me lever et à m’habiller en leur présence, témoigne à Justin Godard un syndicaliste de Bordeaux. Mais où le côté comique après le côté odieux arrive, c’est que tout fut fouillé, tout bouleversé de fond en comble. Enfin, ne trouvant sans doute pas ce qu’ils cherchaient, ils épluchèrent ma correspondance ; les lettres que vous m’avez écrites lors de la campagne contre le travail de nuit des boulangers retinrent particulièrement leur attention ; ils en copièrent quelques passages. »
Justin Godard, lui, s’obstine, revient à la charge malgré les moqueries, ici du Figaro  :

Torse nus, la serviette en pagne autour des reins,
Les geindres, d’un effort alterné qui se hâte,
Malaxent, à deux poings, en ahanant, la pâte,
Dans la forte chaleur des fournils souterrains.

Chaque nuit ils sont là, s’essoufflant aux pétrins,
Ayant pour réconfort (car le patron les gâte !)
Le litre de gros vin dont l’espoir les appâte
Et l’air du soupirail qui rafraichit leurs crins.

Ils ne vont se coucher que quand l’aube se lève.
…Or, ce destin nocturne a percé comme un glaive
Le cœur d’un député, cœur débordant d’amour !

Monsieur Justin Godard qui ne veut rien entendre
Tient que les boulangers devraient pétrir le jour :
Cet homme, assurément, n’aime pas le pain tendre !

Et les députés repoussent, en 1910, en 1911, en 1912, en 1913, l’examen du texte.
En 1914, la guerre arrive à point pour couper les ailes du mouvement ouvrier et suspendre cette exigence, parmi cent autres…

[**Miner la loi*]
Qu’à cela ne tienne : l’armistice signé, cette revendication revient sur le tapis de l’Assemblée en mars 1919. C’est Edouard Herriot, le mentor de Justin Godard, qui la porte et qui reprend toutes les dispositions de son camarade : interdiction de travailler entre 21 heures et 5 heures du matin.
Avec les bolcheviks en Russie, la puissance retrouvée des syndicats, le Bureau International du Travail qui réclame cette mesure, l’heure n’est plus au refus, ni aux mesures dilatoires. Mieux vaut miner le texte par des amendements, ce que font les sieurs Jénouvrier et Lemarié. Et l’article, adopté par 190 voix contre 34, stipule maintenant qu’il « est interdit d’employer des ouvriers à la fabrication du pain et de la pâtisserie, entre dix heures du soir et quatre heures du matin ».
C’est discret. C’est malin.

Là où Justin Godard voulait une interdiction globale, pour tous, pour les ouvriers comme pour les patrons, cette égalité disparait. Et la règle devient inapplicable, les contournements sont monnaie courante : « La loi n’interdisant pas le travail au patron, on s’ingénia à déguiser l’ouvrier en patron par différent procédés juridiques tirés des ressources infinies des lois sur les sociétés : en général, on se bornait à s’abriter derrière une association plus ou moins fictive. Par exemple, une boulangère de Bordeaux, avait conclu avec ses ouvriers, un contrat d’association qui leur attribuait 4,5/1000 sur le chiffre brut d’affaires. »
Des ouvriers boulangers protestent : « Mais cette loi, vous savez, malgré les contraventions, allez courir avec les inspecteurs du travail, pour dresser les contraventions, eh bien, vous pouvez toujours aller les chercher les inspecteurs du travail pour les déranger la nuit ! Ca va une fois, deux fois, la troisième, ils veulent plus se déranger. J’en ai vu, oui, j’en ai même été chercher la nuit pour vadrouiller avec eux et coller des contraventions, à ceux qui travaillaient la nuit... »

[**Lassés, les ouvriers boulangers abandonnent ce combat*] - et derrière eux, c’est tout le syndicalisme qui se résigne au travail de nuit, qui en revendique encore la suppression, mais sans lutte spécifique.
Depuis, les trois huit – ou les quatre huit, les cinq huit – sont devenues la norme dans l’industrie, machines qui doivent tourner 24 heures sur 24. Depuis, en 2001, Union européenne et « égalité » oblige, les femmes retournent au travail la nuit, « conquête » à l’envers. Depuis, de rapport Attali en loi Macron aujourd’hui, on assouplit l’ouverture des magasins la nuit, que ne cesse jamais le règne du commerce. Depuis, pourtant, les scientifiques l’ont démontré et re-démontré : le travail de nuit est nocif, cancérigènes, affaiblit les défenses immunitaires.
Alors qu’un siècle plus tôt, on avait été au bord de ça : abolir le travail de nuit, même et d’abord pour les boulangers…

[(Simone Delattre – Les Douze heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle [Albin Michel, 2000]
Jacques Moingeon – La réglementation du travail de nuit dans la boulangerie [Librairie technique et économique, 1935]
Auguste Savoie – Le travail de nuit dans la boulangerie [La Vie ouvrière, 1910]
Justin Godart – Les mineurs blancs [La publication sociale, 1910])]

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