Vive le dopage !

par Arnaud Théry 05/06/2017 paru dans le Fakir n°(56) juillet-septembre 2012

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Et voilà cinq millénaires que les athlètes se dopent, au pinard hier, aux anabolisants aujourd’hui, en passant par l’air dans le cul, la grossesse, etc.
Petite histoire du dopage...
Avec la complicité, désormais, des dirigeants du Comité olympique…

XVIe Siècle avant J.-C. Thèbes
[*Le détecteur d’haleine*]

Une rasade de pinard : il y a 3600 ans, les athlètes se dopent déjà ! Aussi, le vin étant interdit, un prêtre se tient à l’entrée du stade pour renifler leur haleine.

A Thèbes, l’épreuve principale est le quadrige – une course de chars tirés par quatre chevaux. Avec une récompense de taille : le royaume ! Le vainqueur s’assoit sur le trône ! Or, le roi Oenomaos a triomphé à quatre ou cinq jeux de suite – et dirige le royaume depuis vingt ans. Mais Pelops découvre l’astuce : le monarque dope ses chevaux. Le rusé concurrent n’en fait pas scandale : à la place, il surdope les siens et gagne. Il tue Oenomaos, prend le trône, épouse sa fille et récupère sa fortune.

XVIIe Siècle. Halberstadt
[*Les dératés*]

« Quelle est l’influence de la rate sur la plus ou moins grande agilité des coureurs ? » Cette question était débattue dans l’Antiquité. Les physiologistes estimaient qu’il s’agissait d’un organe inutile, voire nuisible aux performances : du coup, ils concoctent des breuvages censés le faire fondre. D’où l’expression : «  Courir comme un dératé ».
Le docteur Godefroy Moebius, au 17e siècle, raconte que dans la ville d’Haberstadt, on avait brûlé la rate d’un coureur : on l’a endormi à l’aide d’un narcotique, puis on lui a fait une incision au côté, et brûlé alors directement la glande à l’aide d’un fer légèrement rougi. Et le médecin juge le résultat positif : « Sur trois individus auxquels on avait fait cette opération, un seul est mort ! »

1904, Saint Louis
[*Les JO comme labo*]

C’est dopé en cours d’épreuve que, cette année-là, l’américain Thomas Hicks a remporté le marathon. Son entraîneur, Charles Lucas, raconte comment : «  A 7 miles (environ 11 kilomètres) du stade, Hicks fut victime d’une grave défaillance. Je décidai alors de lui injecter un milligramme de sulfate de strychnine et de lui faire boire une bonne rasade de cognac français. Il repartit tant bien que mal et il fallut avoir recours à une seconde injection à 4 miles (environ 6,5 kilomètres) du but, pour que Hicks reprenne un semblant de rythme de course et termine son parcours  ».
Mais les officiels ne s’en formalisent pas. Au contraire, ils s’en félicitent dans leur rapport officiel : «  Le marathon a démontré, du point de vue médical, que les drogues peuvent être très utiles aux athlètes en cours d’épreuve  ». Le terrain de sport comme terrain d’expérimentation pour les firmes pharmaceutiques…

1936, Berlin.
[*Bière ou calmants ?*]

C’est une publicité qui figure dans la Gazette des carabiniers suisses au sortir des Jeux de Berlin : «  Lors d’un concours de tir, en 1936, le poste sanitaire vendit des milliers de tablettes de Sédormid, parce que ce produit était à la mode. Ce doping est très dangereux ; il a en effet une influence calmante, mais il engourdit et paralyse la volonté.
La bière brune est bien meilleure à ce point de vue et nous pouvons la recommander aux tireurs, en nous basant sur notre propre expérience. Légalement, la bière n’est pas considérée comme un doping.
 »
Voilà une saine émulation entre les produits dopants : le mélange bière-armes à feu plutôt qu’un recours aux calmants !

1956. Melbourne
[*En cloque*]
« Au Village olympique, témoigne un journaliste américain, les chambres des athlètes ressemblaient à de petites pharmacies. Fioles, bouteilles et boîtes de pilules s’alignaient sur les étagères  » (The Man’s Magazine, mars 1958).
Mais il est des méthodes plus naturelles : ainsi, à ces JO, « 10 des 26 lauréates soviétiques étaient enceintes  ». Car, d’après les scientifiques, une grossesse augmente «  la capacité de rendement de presque 30 %  ».
Bien plus tard, la russe Olga Karasseva, médaille d’or de gymnastique à Mexico, avouera «  avoir “testé” pour les JO de 1968, sous la contrainte, une méthode de dopage inédite et indétectable : la grossesse, suivie dans la foulée d’un avortement. (…) En larmes, l’athlète ajoute qu’elle avait alors, comme ses entraîneurs l’exigeaient, conçu un enfant avec son petit ami, puis subi une interruption “volontaire” de grossesse dix semaines plus tard. »
Et Wadim Moissejiew, ancien responsable du sport en URSS, d’enfoncer le clou : « Cette pratique était courante en URSS. Olga a eu de la chance, ajoute-t-il. Les autres gymnastes, âgées de 15 ans, devaient, elles, coucher avec leurs entraîneurs avant d’avorter. »

1960. Rome
[*Mort sur la piste*]
Le jour de l’ouverture des JO, un cycliste danois, Knud Enmark Jensen, meurt durant le contre-la-montre par équipe. Les officiels parlent d’abord d’une insolation. Mais le rapport d’autopsie, demandé par la police italienne, établit que Jensen est mort « d’une intoxication causée par l’injection d’une dose forte de stimulants  ».
Ce drame signe le départ de la « lutte  » contre le dopage : aux Jeux suivants, à Tokyo, des échantillons seront prélevés sur des athlètes.

1964. Tokyo
[*Mélange des genres*]
Tamara Press au lancer de poids et de disque, Irina Press au pentathlon, Ewa Klobukowska au 4 x 100 mètres… À ces JO, sur quinze championnes d’athlétisme, quatre ne sont pas des «  vraies femmes  » : soit qu’ « elles  » ont subi des opérations, soit qu’elles se déguisent.
Dès lors, des contrôles de féminité sont imposés pour les compétitions internationales. Gabriel Khorobkov, le chef de la délégation athlétique soviétique, se met à fournir de nombreux mots d’excuses. Aux championnats d’Europe de Budapest, en 1966, les sœurs Press se découvrent une grand-mère gravement malade. Une grand-mère qui ne dut jamais guérir, car les « frères Press  » disparaissent à tout jamais de la scène sportive.
Parfois, pour de bon, des femmes se transforment en hommes : « Ria devenait irascible en raison de sa consommation d’anabolisants. C’était triste de la voir chaque matin s’épiler les poils de la barbe. Sa voix a fini par muer et elle avait peur de ne jamais pouvoir avoir d’enfants. » Ainsi la Hollandaise Ria Stalman, médaille d’or au lancer du disque en 1984, est-elle décrite par ses camarades. Grâce aux anabolisants, précise une compagne d’entraînement. Et elle aurait fait un trafic de ces médicaments : à la veille des JO de Los Angeles, l’athlète est arrêtée à la frontière entre le Mexique et les états-Unis avec huit cents tablettes de Winstrol, un anabolisant puissant utilisé par les vétérinaires.
Et l’inverse arrive aussi : des hommes se transforment en femmes. Médaillé de bronze à Montréal, l’haltérophile Peter Wenzel (RDA) se féminise, sa poitrine se gonfle tant que – d’après son médecin – elle «  atteint un stade précancéreux ». Des documents de la Stasi, l’ancienne police secrète de RDA, le révèleront plus tard : durant toutes les années 1980, les haltérophiles est-allemands devront subir des ablations de leurs seins. La cause : les hormones qu’ils ingurgitaient pour améliorer leurs performances, leur faisant atteindre un taux d’oestradiol jusqu’à sept fois supérieur à celui des femmes en période d’ovulation.

1968. Mexico
[*Foudroyé*]
Alors qu’il tente de soulever une barre de 160 kilos, crac ! le muscle de son omoplate éclate. La barre retombe sur la tête de l’haltérophile finnois Kajaali, et lui écrase la nuque. Il perd connaissance, et ne se relèvera jamais de cet accident : depuis cette année 1975, il est paraplégique à vie.
Médaillé d’or aux JO de Mexico en 1968, ce champion ne l’a pas emporté qu’à la seule force de ses poignets : il a usé et abusé des anabolisants. « Je donnerais toutes mes médailles pour récupérer la santé, témoigne-t-il. On ne se rend pas compte des dangers encourus. Les progrès réalisés sont tellement foudroyants, obtenus si facilement, que la notion de risque n’apparaît jamais ou trop tard. »

1976. Montréal
[*De l’air dans le cul*]
« Pour améliorer la flottabilité d’un nageur, il suffit de le gonfler... » C’est logique. Les Allemands de l’Ouest ont donc une idée : l’«  insufflation rectale ». On envoie entre les fesses des athlètes « 1,8 litre d’air destiné à demeurer dans le gros intestin soudain promu au rang de bouée ».
La technique est en fait piquée à Napoléon : sous l’Empire, lors des batailles, quand les chevaux devaient traverser des cours d’eau, on améliorait leur flottabilité en leur insufflant, à l’aide d’un soufflet, vingt à trente litres d’air... Côté natation, cette pratique est finalement abandonnée.
Moins pour des raisons éthiques, que de performance : finaliste, Walter Kusch flotte trop, ses pieds battant souvent hors de l’eau... Un autre nageur en attrape des crampes aux abdos, à force de retenir l’air dans ses intestins : « Nous devions rester allongés pour conserver cet air et nous devions aussi nous rendre souvent aux toilettes... »

1980. Moscou
[*Des « Jeux propres »*]
« Pour moi, ces Jeux de Moscou sont, en l’état actuel de nos connaissances, les plus propres en matière de dopage.  » Alexandre de Mérode, président de la commission médicale du Comité international olympique (CIO), est satisfait : sur 1 645 contrôles, tous se sont révélés négatifs. Mais les Russes acceptent de laisser les échantillons de réserve à la commission.
Six mois après les Jeux de Moscou, le CIO aurait alors fait d’importantes découvertes. Parmi les médaillés, le professeur Donike, en charge des analyses, aurait trouvé 24 cas positifs sûrs et 62 probables sur 424 hommes et 16 sûrs et 27 probables sur 160 femmes. Soit des pourcentages de 10 à 20 % d’athlètes dopés.

1984. Los Angeles
[*Toujours plus propres*]

« Vous voulez tuer les Jeux ! » Le directeur du comité d’organisation, l’Américain Peter Ueberroth, est dans une colère noire. C’est qu’Alexandre de Mérode, en charge de la lutte antidopage, a une idée saugrenue : faire des contrôles antidopage. C’est intolérable : « Ueberroth ne voulait pas qu’il y en ait, des contrôles, à Los Angeles, raconte le prince de Mérode. Je lui ai dit : “écoutez, la charte olympique prévoit des contrôles. S’il n’y a pas de contrôles, il n’y aura pas de Jeux à Los Angeles cet été.” Il est entré dans une rage folle : “Vous voulez tuer les Jeux !” Je me suis mis en colère aussi : “Lequel de nous deux veut tuer les Jeux, M. Ueberroth ?” Samaranch [alors président du Comité international olympique] disparaissait peu à peu sous la table. Ueberroth a crié encore plus fort : “Vous faites ça pour devenir président du CIO !” Là le président a senti qu’il devait intervenir et d’une petite voix douce il a dit : “Peter, écoute donc ce que te dit le prince”. »
Mais au cours des Jeux, les Américains refusent de collaborer : « Pendant toute la durée des Jeux, j’ai eu des problèmes avec le comité d’organisation, poursuit Mérode. J’avais demandé des coffres-forts, je ne les ai jamais eus. » Les résultats des tests antidopage, le prince doit donc les entreposer dans une simple poubelle, au couvercle percé, fermée par deux cadenas, installée dans une chambre d’hôtel. Dans les heures qui suivent la cérémonie de clôture, Alexandre de Mérode vient de découvrir cinq nouveaux cas positifs.
Il se dirige vers la chambre-bureau. Mais pas de chance, « par erreur », toutes les feuilles sont passées au broyeur à ordures. « Je vous promets que c’est un accident  », lui déclare un officiel (américain). « Comme il n’y avait eu aucun cas de dopage détecté aux Jeux de Moscou, explique le prince, chaque nouveau cas positif que nous révélions rendait les Américains un peu plus furieux encore.  »
Douze seront finalement avérés. Et au moins neuf dissimulés… Mais l’essentiel est sauf : les Jeux enregistreront un bénéfice de 222 millions de dollars. Le businessman Ueberroth est ravi.

1988. Séoul
[*Le Ben-émissaire*]
Moins de deux jours.Le record du monde sur 100 mètres, établi par Ben Johnson en finale des JO, n’a pas tenu quarante-huit heures. Avec des tests qui se révèlent « positifs aux stéroïdes anabolisants », lui passe des sommets de la gloire au précipice de la honte. Et suspendu deux ans, sa carrière ne s’en relèvera jamais.
Derrière l’arbre, pourtant, c’est la forêt des dopés. Carl Lewis, d’abord, le n°2. Lors des présélections américaines, l’athlète avait été contrôlé positif, comme le révèlera un membre de la Fédération. Et l’homme aux neuf médailles olympiques, jamais privé d’aucune, ne démentira pas : « Des centaines de personnes ont été prises. Elles ont toutes été traitées de la même manière. Le contexte était différent à l’époque.  »
Linford Christie, le n°3. Déclaré « positif à la pseudoéphédrine » lors des JO de Séoul, il obtient malgré tout la clémence du jury : il aurait « pris du ginseng », voilà tout. En 1999, à son tour, il sera suspendu pour dopage aux stéroïdes anabolisants. Depuis 1988, sur quatorze athlètes olympiques montés sur le podium au 100 mètres, six ont été contrôlés positifs au cours de leur carrière. Quant aux autres, attendons...

2008. Pas Paris
[*La faute à Buffet*]
« Je ne veux pas mettre de l’huile sur le feu aujourd’hui mais je peux vous dire qu’il y a quand même eu ce jour-là certaines prises de parole...  » Le 26 mars 2001, le CIO est reçu à Matignon. Marie- Georges Buffet, ministre des Sports sous Jospin, en garde quelques souvenirs : « L’ambiance qui régnait à l’époque, c’était que parce que nous luttions contre le dopage, ça nous mettait des bâtons dans les roues pour décrocher les Jeux.  » C’est qu’après l’affaire Festina, dans le Tour de France, elle s’est fait connaître comme Mme Antidopage. D’où la méfiance qu’elle suscite, tant au CIO que chez le Premier ministre. « Quand Jospin m’appelle, il ne sait pas trop comment aborder le sujet, se souvient-elle. Il me dit : “Dites donc, Marie-Georges, quand même, euh... euh.” »La future patronne du Parti communiste réconforte Lionel : « Expliquez quand même à ces messieurs qu’en 2008, je ne serai plus ministre, si ça peut vous rassurer un peu. »

Mais son grand adversaire, alors, c’est Claude Bébéar. L’ancien patron d’Axa, parrain du capitalisme français, qui joue aujourd’hui les vieux sages à l’Institut Montaigne, donne alors au CIO «  l’engagement que les lois françaises seraient mises entre parenthèses  » ! « Il y aura une extraterritorialité des Jeux sur les lieux de compétition. » Mais ces garanties orales ne suffisent pas au CIO : la commission d’évaluation attend «  des engagements écrits  » du gouvernement français sur la la lutte antidopage. Voilà qui aboutit à deux textes incertains, « des lettres volontairement minimalistes  », explique Marie-Georges Buffet, qui ne conviendront pas au CIO. D’où la remontrance de Lionel Jospin à sa ministre : «  Hé, Marie-Georges, si c’est ça, les Jeux olympiques, on les regardera à la télévision ! » Cette inquiétude du CIO en dit plus long, sans doute, que tous les contrôles antidopage.

2012. Londres
[*Les plus propres, bien sûr…*]
« Les athlètes qui se dopent doivent savoir qu’il y a une grande chance qu’ils soient contrôlés cet été et que tout ce qui est possible scientifiquement sera fait pour s’assurer que leurs efforts pour tricher soient mis au jour par les experts du laboratoire. » C’est le président de l’Agence mondiale antidopage, John Fahey, qui l’assure. Et on le croit...

Manque 2016 et 2020 qui vient... (Cet article est à l’origine un article du journal n°56 de 2012)

[( Pour écrire cet article, on a très largement pillé dans le super bouquin Dopage aux Jeux Olympiques, du docteur Jean-Pierre Mondenard, éditions Amphora. Et aussi dans Les Scandales du sport contaminé, d’éric Maitrot, Flammarion, 2003. Ceci, sur les conseils de Ludovic Sterman, auteur de Dernier Shoot pour l’enfer, éditions Fayard. )]

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Messages

  • Bonjour,

    Je tiens juste à vous signaler une petite erreur de nom pour l’athlète qui est évoqué à "Mexico en 1968", c’est l’haltère de "Kaarlo Olavi Kangasniemi" qui l’a attaqué, et non "Kajaali".Je ne suis aucunement spécialiste sportif, mais une recherche google m’a permis de voir qu’il y avait erreur sur la personne. [Ce commentaire n’a pas vraiment vocation à être publié sinon à être lu par quelqu’un en mesure de corriger la faute de frappe]

  • On le voit une fois de plus : ce n’est pas (seulement) par des croisades morales ("dopez-vous pas c’est de la triche !" , mais aussi : "mangez bio c’est meilleur pour la santé !" ; "roulez en transports publics c’est plus propre !" ; "achetez français c’est mieux pour nos emplois !" ) qu’on lutte pour une société meilleure, mais avant tout par l’action politique, quelle qu’en soit la forme. C’est à ce niveau que s’opère le changement. Comme dirait l’autre, les valeurs sont "de piètres guides pour l’action".