« Vous êtes entouré par des cons ! »

par François Ruffin 25/06/2016 paru dans le Fakir n°(71) Juillet - Août 2015

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« 2ème Salon Voyance, 12 et 13 avril, Poulainville »
Y avait des affiches jaunes fluo partout, à trente kilomètres à la ronde, jusqu’à Albert, jusqu’à Bray. C’était l’événement du week-end, à ne pas rater.

[**A l’entrée de la salle des fêtes,*] on sirote un café.
Derrière une table en plastique, une petite femme en fauteuil roulant cause dans un micro.
« Je le vois revenir… »
Elle offre une séance de voyance publique.
« Mais il porte des mauvaises choses… »
La sono est faiblarde, le public tend l’oreille.
« L’alcool peut-être… Il est violent… Ne le laissez pas entrer dans votre vie… »
C’est fini.
Elle faufile son chariot dans l’allée, on l’alpague :
« Comment vous êtes devenue voyante ? on s’informe.
- Je ne suis pas voyante, qu’elle nous précise aussitôt, mais médium. Moi je n’utilise pas de cartes, j’ai des flashes. En regardant la personne, d’un coup, me vient une photo d’un moment-clé, soit de son passé, soit du présent, soit de l’avenir. Là, par exemple, la dame m’a dit que son mari était parti, mais j’ai ressenti qu’il reviendrait, un homme dangereux pour elle, il ferait croire qu’il a changé alors que c’est pas le cas… »

[**On la suit, parmi les badauds,*] jusqu’à son stand.
« Oh, qu’il est gentil, mon mari ! Qu’il est gentil ! » elle s’écrie, émue, parce que son homme lui a installé ses affiches « Manhon – Medium spirit » devant sa tente.
Et juste après, énervée : « Ah non, non, enlevez-moi ça d’ici », parce qu’une concurrente a placé ses pubs sur sa table.
« Depuis l’enfance, j’ai toujours ressenti des choses. C’est comme un rééquilibrage, pour moi, qu’ils m’ont offert…
- Par rapport à votre handicap ?
- Oui, voilà. Ce qu’ils m’ont enlevé des jambes, ils l’ont compensé par un don.
- Votre première vision, elle remonte à quand ?
- Le premier flash marquant, c’est le bac français. Je n’ai révisé que
Le Dormeur du Val, ‘‘Tu verras Maman’’, et le professeur me demande quoi ? Le Dormeur du Val !
- Ah ben, ça permet de pas trop se fatiguer.
- Oui, voilà. Et à un examen de droit, ensuite, je l’ai dit à un copain :
‘‘Tu verras, ça va tomber sur le bail commercial. – C’est pas possible, c’est déjà sorti l’année dernière.’’ Et bing, bail commercial ! Ensuite, j’ai laissé faire la vie, j’avais des visions mais sans y faire attention… Une fois, par exemple, j’ai dit à ma mère : ‘‘Notre chien va se sauver, et il va mourir’’. Quelques jours plus tard, il était écrasé par une voiture et on le retrouvait allongé dans la pelouse, rouge, plein de sang, exactement comme je l’avais aperçu dans mon rêve. ‘‘T’es pas normale’’, elle a remarqué Maman, et je le savais que j’avais rien de normal.
- Vous êtes hyperémotive, non ?
- Ah oui. Ça crève. Vous donnez aux gens. C’est comme courir un marathon…
- Mais vous pouvez les contrôler, vos visions ?
- Heureusement. Dans mon cabinet, j’ai un Guide, une boule d’énergie, à qui je donne le visage de mon grand-père. Quand je démarre une consultation, je dis :
‘‘Pépère, tu ouvres ?’’ et à la fin : ‘‘Pépère, tu fermes ?’’ pour que ça puisse s’arrêter. C’est un marché que j’ai passé avec mon Guide : sinon c’est épuisant, toujours des visions, comme une autoroute qui ne cesse jamais. On peut pas travailler sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
- Eh oui, faut respecter le Code du Travail !
- Voilà. »

[**On l’a mise au boulot,*] quand même  : « Et pour moi, j’ai interrogé, vous avez une vision ? »
Sa tête a fait des mouvements saccadés, pas contrôlés on aurait dit, et elle m’a fixé droit dans les yeux, la voix éraillée : « Je peux vous parler franchement ? » Là, sceptique ou pas, mon cœur a joué joue du tambour : c’est pas la pythie de Delphes, mais elle va m’annoncer quoi ?
« Je vais vous le dire carrément : vous êtes entourés par des cons.
- Ah. »

C’était donc confirmé.
« Là, vous stagnez dans la vie, non ?
- Euh, si…
- C’est parce que vous êtes mal entouré. Y a que des jaloux. Qui vous tirent en arrière avec leur jalousie. »

Je les reconnaissais bien là, les « camarades ».
« Alors moi, j’ai envie de vous dire : vous êtes trop naïf. Le monde, c’est pas des Bisounours. »
C’est mon portrait tout craché, ça, candide, trop gentil, le cœur sur la main.
Mais que faire ?
« Moi, ce que je vois, c’est un balai. Voilà mon image : le balai. Je vois un balai. La sagesse, pour vous, ça serait de donner un bon coup de balai dans ces gens-là. Faut vous débarrasser d’eux… »
Je suis revenu au journal avec cette bonne nouvelle.
Cette conviction de DRH fermement établie.
La séance m’avait bien servi.

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