« J’étais enceinte, mais je devais me mettre à quatre pattes sur le sol, pas le choix pour travailler les fleurs. Tout ce qui faisait des vibrations, je ne pouvais plus utiliser, donc le motoculteur c’était fini. Mais la pioche et la binette, les mouvements de traction, fallait que je fasse très attention, ne pas trop forcer sur le périnée… » C’est une sacrée épreuve, que me décrit Églantine à l’autre bout du fil. Moi je n’imaginais même pas qu’on en était encore là, en France, pour des travaux aussi physiques, à plusieurs mois de grossesse…
Cette histoire, elle avait commencé au milieu des stands du Salon de l’agriculture. J’errais dans les allées, du stand Crédit agricole à celui de Groupama, à la recherche d’une sortie. J’en peux plus, j’étouffais. Ah, la Confédération paysanne ! Je vais pouvoir faire une pause… Une brochure violette attire mon attention : « Le congé maternité en agriculture. Un droit trop peu connu, trop peu utilisé ». Tiens, les agricultrices tentent de faire entendre leurs droits sociaux, ça vaudrait le coup de s’y intéresser. Mais je procrastine lâchement, en glissant rapidement le papier dans mon sac. Je suis en retard : il faut que je retrouve des copains pour une dégustation de houblon.
Une semaine plus tard, le prospectus violet dépassait de mon bureau, et me rappelle à mes devoirs. Alors, je lance un appel à témoignages. Des messages sur les groupes Facebook, des mails aux syndicats. J’écris aussi à la Fédération des associations pour le développement de l’emploi agricole et rural (Fadear) puisqu’elle porte la cause des droits des paysannes au congé maternité conjointement avec la Confédération paysanne. Églantine répond, et accepte de me raconter sa propre histoire.
Sécateur à la main, accroupie dans son champ de narcisses, elle s’attèle à la tâche. « Tu sais, quand tu tombes enceinte, tu ne réfléchis pas aux conséquences que ça engendre sur le travail à la ferme. Tu te dis que c’est acquis, comme partout, que ça va bien se passer et que la ferme va continuer à tourner. » Elle parle tout en déposant les fleurs dans un seau. Depuis 2018, la trentenaire est installée dans une ferme de douze hectares en Alsace. Ici, elle cultive des fleurs bio et s’est également lancée dans le maraîchage. C’est le printemps, les fleurs poussent vite, il faut les récolter avant qu’elles ne s’abîment. Du coup, pas question de s’arrêter de travailler. Elle se baisse, se relève, se baisse encore. Essoufflée, elle continue. « J’ai toujours des séquelles physiques depuis mon premier accouchement en 2019, notamment au niveau du périnée. Je n’ai pas eu le temps de le remuscler correctement. Il faudrait que je m’en occupe, mais bon, c’est le début du printemps là. On verra ça l’automne prochain !
– Tu ne pouvais pas demander de l’aide ?
– Ça fait trois ans que je suis membre de la commission femme à la Confédération paysanne. Quand je suis tombée enceinte pour la première fois, j’étais en pleine installation. Connaître mes droits sur le congé maternité, ça a été un vrai parcours. Aucune transparence du côté de la MSA (mutualité sociale agricole) et du service de remplacement. »
50 heures travaillées, 17 remplacées.
En France, quand une agricultrice demande un congé maternité, elle a droit à un service de remplacement, entièrement remboursé : une personne qualifiée assurera les missions agricoles à sa place.
En théorie, les futures mamans peuvent se faire remplacer jusqu’à 70 heures par semaine. Mais seulement en théorie… « Pour mon premier enfant, en 2019, j’ai pu me faire remplacer 35 heures par semaine. Pour mon deuxième, en 2021, seulement 17. Ni la MSA ni le service de remplacement n’ont accepté de couvrir le reste. Alors que je travaille au moins 50 heures par semaine… Du coup j’ai demandé un complément pécuniaire : refusé aussi. »
150 000 agricultrices sans statut.
De fait, le taux d’heures remplacées dépend de la région et du nombre d’heures déclarées par les paysannes. Des informations que peu d’agricultrices détiennent… Églantine finit de remplir son seau de jonquilles : « Le gros problème, c’est qu’il y a encore beaucoup d’agricultrices qui travaillent dans les fermes sans avoir de statut, sans être reconnues comme salariées. Ou alors, elles sont ‘‘conjointes collaboratrices », mais ce titre ne leur donne aucun droit puisqu’elles ne sont pas rémunérées ! Donc la plupart ne peuvent pas bénéficier d’un service de remplacement. Et pire encore, beaucoup ne sont pas au courant de ce système. » Selon les chiffres de la MSA, plus de 150 000 agricultrices travaillent à la ferme sans statut. Leur travail sur l’exploitation est totalement invisibilisé.
« Ding. » L’écran de l’ordinateur m’affiche un nouveau mail non lu. C’est Anna, éleveuse de chèvres et de brebis en Côte-d’Or qui a vu passer l’appel à témoigner. Il ne lui reste qu’une semaine avant la fin de son congé. « J’ai dû me faire une place dans le milieu agricole, ce n’était pas facile. Mes parents étaient cheminots. » Bergère dans les Alpes une bonne partie de sa vie, Anna décide de reprendre la ferme du Mont Serein (à quelques kilomètres du parc du Morvan) en 2022, à 34 ans. « Un jour, un berger m’a dit :“La vie est faite de contraintes, alors je préfère choisir les miennes. ”Ça m’a fait tilt et je me suis lancée dans l’agriculture. » Avec ses trente chèvres et ses quatorze brebis, Anna produit des fromages et des yaourts biologiques qu’elle vend sur les marchés. Son bébé de trois mois gazouille de l’autre côté du fil. Elle se remémore la galère que c’était de pousser les balles de foin et de traire avec le ventre arrondi.
– Au début de ma grossesse j’ai eu une insuffisance mitrale donc j’étais vite essoufflée. Pour la traite, je la fais à la main et je suis assise sur un tabouret, donc mon ventre était bien positionné. Mais en fin de grossesse, j’étais bien grosse, c’était plus compliqué ! Quand je me baissais, je devais toujours m’assurer d’avoir une barrière ou quelque chose d’autre qui puisse m’aider à me relever. Sinon impossible !
– Et ça s’est passé comment pour l’accès à tes droits pendant ta grossesse ? Tu sais, le service de remplacement…
– Quand je suis tombée enceinte, je ne savais pas du tout quels étaient mes droits. Puis je n’avais personne à qui demander des conseils : dans mon secteur, il n’y a pas d’assistante sociale. Et je voulais absolument arranger mon congé maternité, pour que ça concorde avec mon travail, tu sais, je travaille avec les saisons et les bêtes, je dois m’adapter à ces paramètres. »
Du coup, Anna demande à la MSA de décaler son congé maternité qu’elle commence seulement trois semaines avant et se poursuive treize semaines après l’accouchement.
– Mais je n’ai eu que 56 heures de remplacement par semaine. Ça ne couvre pas la totalité des heures que je fais : au printemps je travaille au moins 70h. Et comme le dimanche compte double, en fait, je ne suis remplacée que 52 heures. En plus, le service de remplacement m’a demandé d’avancer la TVA sur l’embauche : 5000 € pour trois mois. C’est compliqué.
– Et à la reprise avec un bébé à la ferme, tu vas t’organiser comment ?
– Comme mon mari ne travaille pas sur la ferme, on va s’arranger pour qu’il puisse le garder certains jours. Et puis, j’ai installé un hamac pour le petit dans la bergerie et un transat dans la fromagerie… En fait, je ne m’étais jamais posé la question du congé maternité et de l’après congé dans l’agriculture. La réalité m’a fait prendre conscience de ce dans quoi je m’embarque. Mais ça ne me fait pas peur, le bébé ne marche pas encore. ça sera pire quand il ira partout à quatre pattes !
– Et la reprise, c’est pour quand ?
– Attends deux minutes… »
Elle pose le téléphone, je l’entends ouvrir une porte.
« Allô ? T’es toujours là ? C’était mon remplaçant, il voulait me prévenir qu’une chevrette s’était blessée. Il faut que j’aille voir… »
Les inégalités entre agricultrices et agriculteurs : la faute aux mœurs !
À peine raccroché que ma boite mail affiche encore un mail non lu.
J’appelle Patricia, du coup. Depuis l’Isère, où elle partage la ferme avec sa sœur, elle me raconte ses déboires avec le congé maternité mais aussi ses batailles contre les idéaux patriarcaux dans l’agriculture. En 2020, quand elle eut son troisième enfant, Manon, elle n’a pas eu le droit d’être remplacée. « Ah, c’était folklo ! J’avais la petite dans la voiture pendant que je plantais des piquets dans les champs. » Elle rit, au téléphone. « En plus, à l’époque, je travaillais aussi dans un cabinet de comptabilité agricole, mais je n’ai eu le droit à rien, rien, rien. » Elle rit encore, comme pour dédramatiser. « Les indemnités journalières et la prime d’activité, ça a été mal calculé. Faut vraiment faire attention à tout, c’est épuisant. » Elle a besoin de parler, Patricia. « En plus, je m’occupe de toutes les tâches ménagères, des enfants, de l’école et la ferme. Mon mari ne m’aide pas, ou très peu. » Malheureusement, elle n’est pas la seule à avoir cette impression de tout porter sur ses épaules. Selon une étude de 2019 de la FNAB (Fédération nationale d’agriculture Biologique), 66 % des agricultrices en couple affirment prendre en charge la totalité ou presque des tâches ménagères.
Tout reste à faire
Dans son dernier ouvrage, Paysannes, l’historien Jean-Philippe Martin retrace l’origine des luttes syndicales et de l’émancipation des agricultrices. Selon ce spécialiste du syndicalisme agricole, la volonté pour les agricultrices de rompre avec les traditions est née dans les années 1960, portée par le CNJA (Centre national des jeunes agriculteurs, ancien Jeunes agriculteurs) et la FNSEA. Puis, dans les années 1970-1980, les femmes luttent pour obtenir un statut et des droits – notamment celui du congé maternité. Le congé est mis en place à partir de 1977 pour une durée de… quinze jours. Il ne sera entièrement pris en charge qu’à partir de 2008. Pour rappel, les salariées des autres secteurs bénéficient du congé maternité depuis 1909… Il reste un sacré retard à rattraper.
Pas de tracteurs pour les femmes !
« Mon père ne voulait pas que je touche aux tracteurs, “c’est pour les hommes”qu’il disait. Il était bien gentil, mon père, mais il avait une vision archaïque du fonctionnement de la ferme. Toute sa vie, ma mère l’a aidé sur l’exploitation et pourtant elle n’a jamais eu le statut d’exploitante aidante ni de conjointe collaboratrice. Même quand il a été possible pour les couples de se mettre en Gaec (groupement agricole d’exploitation en commun). Ma mère, aujourd’hui, elle n’a presque pas de retraite, du coup. Heureusement qu’en parallèle elle faisait des petits jobs… » Parce qu’en plus de la ferme, la mère de Patricia était auxiliaire de vie scolaire, gardait des enfants, portait des plats aux personnes âgées du village. C’est byzance, grâce à ses multiples casquettes : elle se dégage aujourd’hui 600 € de retraite par mois !
Reléguées au second plan dans le domaine de l’agriculture, les femmes représentaient pourtant, en 2020, 20 % des chefs d’exploitation. Invisibilisées, les agricultrices peinent à se faire une place. « Les agricultrices ont longtemps été considérées comme “sans profession” ; leur travail à la ferme, pourtant considérable, était dans cette logique le prolongement naturel de tout ce qu’elles faisaient à la maison », racontait à L’Humanité Brigitte Gonthier-Maurin, co-rapporteure d’un rapport sénatorial sur le sujet.
« Il a les sous, donc il décide. »
Patricia et sa sœur, à elles deux, ont hérité d’une vingtaine d’hectares de leur père. Elle s’occupe des céréales et son aînée de l’élevage de moutons. « On est toutes petites, les agriculteurs d’à côté ont des fermes de 300 hectares ! » Depuis quelques mois, elle rénove un ancien bâtiment de 50 mètres carrés pour transformer sa farine. En ce moment, c’est toute l’électricité qui fait peau neuve. Bref, des projets, mais un souci : « Les banques ont été frileuses pour me prêter de l’argent, j’ai pu bénéficier d’un prêt de 25 000 €, alors qu’un copain agriculteur qui a le même projet a reçu 60 000 €. Je suis certaine que c’est parce que je suis une femme », soupçonne la quadragénaire. Et elle a peut-être raison. Selon un rapport de l’ONG Oxfam, l’accès au foncier pour les paysannes est plus compliqué que pour les hommes, en particulier parce que « les prêts bancaires sont moins élevés chez les femmes que chez les hommes ». Sans compter que la rémunération des agricultrices est inférieure de 29 % à celle des agriculteurs. « En plus de la ferme, je dois m’occuper des enfants. Mon mari ne travaille pas sur l’exploitation, il a sa propre boite de BTP. Et en ce qui concerne les tâches familiales, la bouffe, les pipis au lit, je gère tout, toute seule. Le matin, je commence le travail à la ferme vers 9h30, c’est tard. » Patricia rit jaune, encore. « En plus, pour l’instant mon activité ne me rapporte rien : j’ai du mal à me dégager un salaire. Du coup, dans mon couple, je ressens un effet de domination, de pouvoir du mari. Il a les sous, donc il décide. » Elle se renfrogne, cette fois. Si les inégalités se manifestent par des comportements et des préjugés profondément ancrés dans la société, ce n’est pas le fruit du hasard. L’une des premières difficultés des paysannes a été de se faire reconnaître en tant que telles. Même dans le dico : c’est en 1961 seulement que le mot « agricultrice » entre dans le Larousse. Avant cette date, seuls les hommes sont reconnus comme véritables exploitants sur la ferme. Ils sont les seuls destinataires du courrier et à cotiser pour les droits sociaux comme la retraite.
Enceintes ou pas, les femmes restent, encore, invisibles.