n° 93  

Amazon interdite

Par Cyril Pocréaux |

Amazon contre ses salariés : c’était David contre Goliath, version 2.0. Mais le rapport de forces a tourné en un rien de temps…

Sans vous on ne peut rien, avec vous on peut beaucoup :  Fakir est un journal papier en kiosque, et numérique. Il vit sans pub ni subventions, et ne peut publier des reportages et enquêtes que grâce à vous. Alors, qu'attendez-vous ? 
Aidez-nous ! 

Faire un don / Acheter le dernier numéro / S'abonner

« Je suis écœuré, écœuré. Amazon, ils demandent aux gens de continuer à venir travailler, même si y a pas de masques, de gels, tout ça. Mon petit-fils est chez eux… » C’est Roberto, un copain, qui nous prévenait, au début du confinement. Le premier épisode d’une saga. On a appelé, plus tard, Emmanuel (on a changé le prénom), le petitfils. « Franchement ? J’allais au boulot la boule au ventre. J’avais peur. Jusqu’à deux semaines après le début du confinement, on avait des lingettes pour désinfecter les engins, et juste un distributeur de gel à l’entrée, à côté de la pointeuse. On portait des cartons qui venaient de Chine. On a beau dire, on était pas rassurés… Moi, je me suis arrêté quelques jours. Mes frères, mes sœurs, je voulais pas le choper et leur filer. » C’est un truc qu’on a perçu assez vite, comme d’autres : le télétravail dont on nous rebattait les oreilles, loin d’être la norme, relevait surtout d’une vision de classe. Chez Dunlop, chez Valéo, les ouvriers s’entassaient, comme d’habitude, par centaines, par milliers parfois. Tout comme Amazon, en ce début de confinement, sur ses six sites français où se pressent 11 000 employés. Mieux encore : la machine tourne à plein, boostée par le confinement. « Jeff Bezos, le PDG, il a gagné un peu plus de 24 milliards pendant la crise, rappelle Emmanuel. C’est un malin, mais jouer avec la vie des gens, c’est pas très honnête. »

Ils sont plus d’un à penser comme lui. « On a vu, très vite, des salariés se mettre en grève et, surtout, faire jouer un droit de retrait, plus de 350, même chez les intérimaires, note Laurent Degousée, de Sud-Commerce, qui a suivi le dossier. Sans cette mobilisation rien n’aurait été possible. Dès la première semaine, il y avait entre 40 et 60 % d’absentéisme, avec les arrêts maladie et quarantaines. » C’est que les cas se multiplient : seize salariés positifs, dont l’un en réanimation. sur les réseaux sociaux, les vidéos de salariés se multiplient, qui montrent la promiscuité dans les vestiaires, à la cantine, l’impossibilité de respecter les distances quand on porte un carton à deux. « On est alors fin mars début avril, et on entend parler des premiers morts dans le monde du travail, rappelle Laurent. Ça commençait à faire du bruit, médiatiquement. Le gouvernement a été obligé de s’en mêler. » L’inspection du travail envoie cinq mises en demeure à l’entreprise. « Eux continuaient leur saupoudrage de mesures, alors qu’ils avaient le feu au cul. Ils étaient dans le déni. »

Le 8 avril, une intersyndicale, « l’union sacrée », dira même plus tard la CFDT, porte plainte. Au cours de l’audience, la juge bombarde les avocats d’Amazon de questions. « Son regard sur notre plainte n’aurait pas du tout été le même si les salariés ne s’étaient pas remués », jure Laurent. Verdict : l’entreprise doit remettre à plat et négocier ses conditions sanitaires avec le personnel, et se limiter à vendre des produits essentiels, soit 10 % de son catalogue. Alors, Amazon boude, et ferme ses sites français. Mais le rapport de force est instauré : tous les salaires sont maintenus, y compris pour les intérimaires (3000 sur 11 000 ouvriers) dont la mission est en cours. Cerise sur le gâteau : début mai, l’administration refuse d’accorder le chômage partiel à la boîte. Faut dire que c’est elle qui a choisi de fermer…

« Ils payent leur arrogance, leur chantage à l’emploi, estime Laurent. De toute façon, la France est pour eux un marché essentiel. Ils n’ont rien compris. on a allumé la mèche. » Le 21 avril, des grèves éclataient aux États-Unis, où plusieurs salariés lanceurs d’alerte avaient été virés, provoquant la démission du vice-président, écœuré par sa propre entreprise. « Ce que je sais, c’est qu’on a protégé 11 000 salariés et leurs proches, avec maintien de salaire, conclue Laurent. On va surveiller que les intérimaires soient bien repris. » Maintenant que Goliath a un genou à terre, il sera plus enclin à négocier…