n° 105  

L’exploité du mois : Anne, l'exploitée qui déménage

Par Cyril Pocréaux |

« Tu veux la liste de mes déménagements ? Y en a eu quatorze ! On suivait mon père dans ses mutations, il était prof. Et puis plus tard, j’ai déménagé en suivant mes hommes. Mais bon, je changeais plus souvent de maison que d’homme, hein ! »

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Elle se marre, Anne, ses lunette rondes sur sa bouille enjouée et ses boucles frisées. C’est comme ça qu’elle a débarqué à Amiens, après avoir bourlingué un peu partout au nord de la Seine. Depuis sept ans, elle a tout fait, ou presque, à Fakir : « Les envois, l’enregistrement des abonnements, les campagnes et le porte-à-porte, puis ouvrir le courrier des lecteurs… », elle calcule. « Et maintenant la correction-relecture, pendant le bouclage ! »

Faut dire qu’elle a eu l’habitude de traquer les fautes : elle était instit’, avant. Un genre de vocation. « J’ai commencé, j’avais pas dix-huit ans. J’ai fait tous les niveaux, mais pas tous les milieux. J’étais surtout en Segpa, en Zep, dans le monde rural…
—  C’était par choix ?
—  Ah oui. J’ai fait une année, une seule, chez les bourges, mais j’ai pas tenu : t’avais l’impression que n’importe qui pouvait être là à ta place. Les gamins étaient amenés à l’école par les employés de maison, ils avaient déjà tout vu, voyagé dans le monde entier… Alors qu’avec les gamins en difficulté, t’es obligée de chercher des solutions pas classiques. Et puis, y avait avec eux, même s’ils étaient fracassés, un facteur affectif dont j’avais besoin. »

Y a sept ans – elle en a 64 aujourd’hui – Anne quittait les bancs de l’école, « parce que crevée », direction la retraite. « Mais pendant un an, je ne pouvais pas passer devant une école sans pleurer… » Heureusement, y avait Fakir ! « J’étais de gauche depuis quoi, mes quinze ans. J’avais été syndicaliste, et même candidate chez les écolos, oh, y a longtemps. Je connaissais le journal, je suivais Ruffin, alors un jour je suis allée frapper à la porte. Magalie m’a ouvert, m’a dit de m’asseoir là, et m’a donné du boulot. Enfin… On aide Fakir, mais Fakir nous aide, sur tous les plans, c’était un dérivatif à ce que j’ai vécu. »

Et c’est le pire, ce qu’elle a vécu, c’est Camille, sa grande fille, emportée par la maladie y a deux ans, Camille qui venait relire avec sa mère alors qu’elle était encore en plein traitement. Ses yeux se noient un peu dans le vague. « J’ai perdu de l’énergie, quand même, j’ai pas récupéré, elle soupire. Je suis encore dans une période de transition… » D’ailleurs, elle repart, bientôt. Anne se redresse : « Je déménage à nouveau ! Je vais à Laon, pour me rapprocher de mes petites-filles et de ma famille… » Elle doit le voir, que je tique un peu : « Ah mais, t’inquiète, je continuerai à venir bosser, hein. J’aime ça ! »
Ah, la douce servitude volontaire : la principale qualité des exploités !