n° 107  

Cette France qu'on rencontre

Par Cyril Pocréaux , François Ruffin |

Des petits bourgs aux métropoles, de l’usine aux terres agricoles, de la maison de retraite au terrain de football, morceaux de vies et propos rapportés de cette France invisible qu’on croise sur les routes.


Des Julien au CAC40 !

Incinérateur d’Issy‑les‑Moulineaux (92), 21 mars 2023

« Brrrrrrr… » Le bruit de fond n’arrête pas, on a chaud, et on se sent tout petits, dans le dédale des immenses sous‑sols, collés à la Seine. Ce 21 mars, on a suivi les salariés qui débrayaient dans leur incinérateur d’ordures. Y a du bruit, ils sont en grève, il fait chaud, mais ils l’aiment, leur boulot…

« J’ai appris ici mon taff, moi. Je ne peux pas, changer de travail… Toute la confiance que j’ai en moi, elle vient de là, de cette usine. » C’est Julien, la trentaine, un colosse, barbe d’ogre, qui nous confie ça, en passant par‑dessus le bruit des moteurs, qui nous avoue cette fragilité. Ici, à Issy, nous voilà au bout du bout de la chaîne du traitement des déchets : c’est eux qui brûlent les poubelles d’une partie de la région parisienne. Alors, forcément, quand ils font grève contre une retraite à 64 ans, avec les éboueurs, ça se voit : jusqu’à dix tonnes d’ordures qui traînent dans les rues de la capitale. De quoi faire de belles images pour les chaînes info. Celles de Julien et de ses copains, qui restent pourtant dans l’ombre, en disent davantage : leur amour de leur boulot, de la transmission, d’un savoir‑faire.
« Si demain je change de travail, je ne sais pas ce que je vais faire, il poursuit. Je ne peux pas changer de travail comme "lui" : "Tu traverses la route, tu changes de travail !". Non, je ne sais pas faire ça. Moi, j’ai appris à l’ancienne usine, parce que j’étais déjà à l’ancienne usine, puis je suis venu ici, et maintenant je transmets mon savoir aux jeunes. C’est ça, en fin de compte : c’est un cercle. Et le jour où j’aurai fini de transmettre, eh ben ça sera la retraite, je partirai, et j’espère que eux feront la même chose avec les nouveaux. Moi ce que je sais faire, c’est parce qu’on m’a appris à bien le faire, et que j’essaye de le transmettre de cette manière‑là.
François Ruffin : Alors qu’eux croient que n’importe qui peut être remplacé du jour au lendemain… Comme partout : la moindre pièce sur une chaîne à l’usine, c’est pas parce qu’on te met un bonhomme dessus qu’il va savoir… Les soignants à l’hôpital, pareil : croire que l’on recrute un intérimaire qui va venir remplacer une infirmière…
Un ouvrier : Avec les enseignants, aussi, on le voit très bien...
Un autre ouvrier : Des plans sociaux avec des pertes des connaissances qu’on avait dans l’usine, on en a vu des tas…
François Ruffin : C’est ça le cercle vertueux du travail, transmettre. Mais le travail, ils ne le respectent pas par plein de biais : ni par les salaires, ni par la retraite, ni quand ils croient que tout le monde peut aller n’importe où et n’importe quand. »

Julien poursuit : « On crée des marginaux dans l’entreprise : les gens, ils partiront si on leur propose 15 € de plus ailleurs, parce qu’ils ne seront pas attachés à l’entreprise. Moi on m’a appris à être attaché à mon entreprise, à la défendre. Parce que, attention, on ne rejette pas non plus la main qui nous donne à manger : je suis aussi là pour que le patron il puisse développer l’entreprise, que moi j’aie un boulot à faire, ça marche dans les deux sens. Donc c’est un partenariat gagnant‑gagnant. On ne doit pas dire "Si t’es pas content, tu changes". Bah non, ça ne marche pas comme ça. Mon boulot, il est là. Et j’irai jusqu’au bout. »
C’est des bataillons de Julien, qu’il nous faudrait, en fait, dans les conseils d’administration du CAC40…

Le mépris du travail

Soissons, le 28 mars 2023
« Je fais les pâtisseries dans le labo du supermarché. Comme j’habite un petit village à la campagne, c’est lever à 3h45. Et ensuite, toute la journée debout, dans le froid. Je sors à 11h, 11h30. Et ça, six jours par semaine…
—  Six jours ?
—  Oui, six jours, du mardi au dimanche. »

Des salariés, dans l’entretien, ou chez les auxiliaires de vie, m’avaient déjà raconté ça, « six jours », mais je regardais ça comme des anomalies. Je me disais : « C’est parce qu’elles sont multi‑contrats », ou un truc comme ça. Mais sur le rond‑point de Soissons, Alice m’assurait que non : « Dans ma semaine, je n’ai qu’un jour de repos par semaine, le lundi. Et c’est pas pour me plaindre, bien sûr qu’il y a pire, mais c’est dur.
—  Vous faites quoi, en rentrant le midi ?
—  Ben, je fais pisser le chien !
(Rires.) Et après le repas, y a la sieste, mais à 20h je suis couchée. »

Les macronistes, c’est leur nouveau refrain, à la télé : « Dans ce conflit, il n’y a pas que la question des retraites, mais tous les problèmes de travail, le respect du travail, la santé au travail, le travail des seniors… »
Mais qui, depuis quarante ans, qui depuis dix ans, qui écrase le travail ? Qui le méprise dans les faits ? Qui en organise la maltraitance ? Macron et ses pairs, et ses pères. Macron qui, à l’élysée déjà, murmurait à l’oreille droite de Hollande. Macron à Bercy. Macron qui, à peine élu Président, a comme priorité de fragiliser les salariés.

Cette « France d’en haut », à l’Assemblée, dans les éditos, qui par leurs lois, leur « compétitivité », leur « flexibilité », durcissent la vie de toutes les Alice du pays. Qui les mettent au boulot même le dimanche. Qui réduisent pour elles les respirations, qui rétrécissent la vie de famille, sportive, associative, religieuse. Qui en gèlent les salaires. Et qui prétendent maintenant, en même temps, « respecter le travail ».
Ils me dégoûtent.
Vivement un gouvernement pour les Alice !

La peur, le risque et l’inédit

Amiens le 7 mars 2023
Ce mardi 7 mars, jour de manif, de l’aube au crépuscule, je faisais un tour de ma circo. Trois propos rapportés, trois propos qui ne s’inventent pas mais en disent long sur l’état du pays.

« Se taire devant la médecine du travail »
4h15 ‑ Zone industrielle d’Amiens.

Le rond‑point de l’Oncle Sam est bien bloqué, avec des barricades de pneus sur la chaussée, des barnums sur la pelouse pour le café. On sort le cahier.
« La médecine du travail ? Nous‑mêmes, on conseille aux gars de rien dire, me raconte un FO Goodyear‑Dunlop.
— Pourquoi ?
—  Eh bien, s’il leur dit qu’il souffre du dos, comme moi, ou des épaules, ou des genoux, ou de n’importe, le médecin il fait quoi ? Il recommande un poste adapté. C’est son boulot. Le gars revient avec son papier, sauf que la direction répond :
"Des postes adaptés, il n’y en a plus…" Et du coup, ils le licencient pour inaptitude ! On en a au moins un ou deux par mois, des comme ça, de tous les âges. C’est la double peine : le boulot les fait souffrir, et on les vire à cause de ça. Alors, faut souffrir en silence. Moi, je me suis fait opérer quatre fois du dos, mais je ne le dis pas...
—  Moi, j’attends la retraite pour passer sur le billard. »

Même récit, des corps qui grincent, qui vieillissent trop vite, chez les Auchan logistique : caristes, manutentionnaires qui, casque sur les oreilles, s’enchaînent 1200 colis dans la journée.
Il fait plus que nuit.
On se réchauffe au feu des palettes, des pneumatiques.
Et ce sont ces vies dures qu’il me faut ramener à Paris, à l’Assemblée, dans la lumière des plateaux télés, après être passé au maquillage...
Une file de camions à l’arrêt s’étire jusqu’à la rocade.

« Un amplificateur de vote RN »
9 h 30 ‑ AG des cheminots à Longueau.

« On ne va pas passer trop de temps à discuter du fond de la réforme, car tout le monde a compris : les deux ans de plus, on n’en veut pas. »
Là aussi, les troupes sont clairsemées. Christophe Leconte, délégué CGT, poursuit : « Nous sommes aujourd’hui le 7 mars, rue Pierre Semard, et c’est pour nous un anniversaire : le 7 mars 1942, le secrétaire général des cheminots, Pierre Semard, était fusillé par les Allemands. Aujourd’hui, la réforme de Macron, son attitude, c’est un amplificateur du vote Rassemblement national. »

« C’est pas notre style, nous, les artisans… »
13h ‑ Abbeville morte.

« Vous ne pouvez pas passer ! »
Ici, c’est la gendarmerie qui bloque l’entrée de la ville.
« Je sais, mais je suis le député du coin, je vais sur le rond‑point.
—  Bon d’accord, allez‑y. »

Du coup, aucun camion, aucune voiture même, n’arrive jusqu’aux ronds‑points.
« Vous savez, pour les gars comme nous, dans le bâtiment, la grève, le blocage, c’est pas du tout notre style. Faut vraiment qu’ils nous poussent à bout. » Oui, les jusqu’au‑boutistes sont au gouvernement, les extrémistes de l’argent.
« Là, pour nous, pour nos salariés, 64 ans, c’est pas possible. Moi, regardez, à 56 ans, je ne peux plus lever les bras… » Il en fait la démonstration, bras qui restent coincés à hauteur de menton. Et voilà donc ces artisans qui font rond‑point commun avec les enseignants…
Tout aussi inattendu : un piano est installé au milieu de la chaussée. C’est Mathieu qui l’a amené, c’est son métier, les restaurer, les réparer, les accorder. Et dans la grève, il fait entendre sa petite musique. « Sur les trois cents commerces d’Abbeville, seuls quinze ont ouvert aujourd’hui. Des pharmacies, des tabacs, des assurances… Sinon, on a passé une lettre, et tous les autres se sont montrés solidaires. »
Enseignants‑musiciens‑artisans : grâce à Macron s’opèrent d’inédits rapprochements...