n° 92  

Cette France qui nous écrit : Lamara, Virginie et Jean-François

Par Anne-Sophie Jacques |

Anne-Sophie Jacques ouvre les courriers du rédac’ chef - député, et rappelle les gens...

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Ô Toulouse !

Allez savoir pourquoi, deux des trois courriers retenus ce mois-ci viennent de Toulouse. Pourtant, les messages arrivent toujours des quatre coins de la France, et dans des formats surprenants : poèmes, fictions, coups de gueule, mails brefs, longues missives. Quasi tous s’accompagnent d’une invitation à ne pas lâcher. à faire entendre les voix de Picardie, de Bretagne, d’Auvergne ou de Provence. Toulouse, c’est donc un pur hasard. à moins que, inconsciemment, on ait eu envie d’accent qui chante et réchauffe le cœur pour ce début d’année 2020.

Lamara, Toulouse Chemin de croix

« Je me permets de vous écrire pour vous faire remonter une situation très peu médiatisée : le chemin de croix pour déposer un dossier de demande de naturalisation. Au travail, autour de la machine à café, j’en parle régulièrement à mes collègues qui me sourient, sans trop y croire : attendre plus d’un an, sans arriver à réserver un créneau pour déposer un dossier, dont l’étude peut prendre deux ans… Incroyable ! »
Extrait du mail envoyé le 5 octobre 2019

Lamara est né en Kabylie, une région d’Algérie. Il y a étudié l’architecture avant d’entamer un projet de recherche à Clermont-Ferrand, suivi d’un stage à Toulouse. À la cité-U, il fait la connaissance de Nathalie, sa voisine. qui deviendra sa compagne puis son épouse. Avant son mariage, déjà, c’était la galère côté paperasse, pour obtenir les visas. Pour se marier, le dossier de documents à fournir était encore plus épais. Mais Lamara n’avait encore rien vu : il allait bientôt découvrir le chemin de croix de la naturalisation.
Contrairement aux idées reçues, le ou la mariée d’origine étrangère n’obtient pas automatiquement la nationalité française. Non, non : cette dernière s’obtient par décret ou, comme dans le cas de Lamara, sur demande, après avoir justifié de quatre ans de vie commune. En décembre 2017, Lamara se décide. Il remplit un formulaire et obtient un créneau pour déposer son dossier… le 19 novembre 2018. un an plus tard ! Bon : il se dit qu’il a le temps. Et le prend. Mais quand il découvre la liste des documents à fournir, il déchante. Entre l’attestation de nationalité de son épouse, née française mais de deux parents nés au Portugal, son propre extrait de naissance à récupérer en Algérie, l’acte de mariage de ses parents, leurs extraits de naissance à eux aussi, la preuve d’une vie commune – compte bancaire, achat ou crédit en commun, etc. – il craint même d’être hors délai. Et il le sait : les dossiers incomplets ou dont les pièces ne sont pas rangées dans un ordre bien précis sont recalés…
Lamara décide donc de passer son tour et de libérer le créneau. Mal lui en a pris… pour obtenir une nouvelle date, il doit passer par le site Internet de la Préfecture. Et là, il a beau rafraîchir la page à longueur de journée, au réveil, au boulot, au coucher, le week-end, rien. Pas de créneau possible. La quête dure plusieurs mois, un an, même : il décroche le Graal le 18 octobre 2019. Dépôt de dossier prévu le 24 avril 2020. Lamara en deviendrait philosophe, presque : « ça ne me choque pas qu’on me demande des comptes, vraiment. Mais avec cet excès de procédure, on passe à côté de l’affect. Je suis Français, et surtout Toulousain. Tout comme vous, je crois aux valeurs de la République. Je paye mes impôts. J’aime le rugby, le fromage, le cassoulet… N’est-ce pas plus important que l’actualisation d’une page web ? »

Jean-François, Toulouse Chasseur Homo sapiens

« Je vis dans un monde du travail (des cadres) où je suis le vilain petit canard parce que de gauche, et membre d’une association de chasse où parler d’écologie me vaut parfois des regards très très bizarres !! »
Extrait du mail reçu le 25 janvier 2019

Jean-François est un équilibriste. De gauche, écolo, il est chasseur. D’un côté comme de l’autre, on le regarde de travers. Pour un écologiste, tuer des animaux, c’est mal vu. Pour un chasseur, tenir des discours sur l’urgence climatique, c’est incongru. Jean-François se tient sur une crête, mais son pas est léger.
L’homme, à quelques encablures de la retraite, chasse depuis dix ans. Parfois seul, dans les Hauts du Tarn, avec un arc ou un fusil, parfois en battue. C’est dans la grotte de Chauvet qu’il a eu le déclic, à l’abord de la cinquantaine, tandis qu’il voyait la planète partir en morceaux. Il y croise un archéologue avec qui il discute longuement. Et qui lui assure que l’âge d’or de l’Humanité se situait entre la découverte du feu et l’apparition de l’élevage et de l’agriculture, soit vers 10 000 avant notre ère. Puis l’espèce humaine a entamé son propre esclavage, découvert les jalousies, les tricheries, les guerres. L’époque du chasseur-pêcheur-cueilleur s’est ainsi éteinte. Jean-François décide alors de redevenir celui qu’il avait perdu de vue : un Homo sapiens : « Le retour à la nature comme acteur et non comme spectateur s’est imposé à moi. »
Il prend donc contact avec la fédération de chasse du Tarn et découvre une image des chasseurs loin de la caricature tenace du sketch des Inconnus. Non, les chasseurs ne sont pas des abrutis. Ni des sanguinaires. « La première fois que j’ai tué un chevreuil, ça m’a fait un coup, je l’avoue. Mais, contrairement à l’écologiste qui raisonne avec l’émotionnel, je ne vois pas l’animal comme un individu, je vois une population et la régulation de son espèce. Quand il y a 80 chevreuils et qu’on sait qu’il y en a 40 de trop, mieux vaut les abattre pour que ceux qui restent puissent vivre dans de bonnes conditions. » La régulation du sanglier est aussi un enjeu : en trop grande quantité, l’animal peut faire de gros dégâts dans les champs cultivés. Si les chasseurs n’ont pas pu ou su les réguler, ils sont tenus responsables des dégâts et doivent les rembourser.
Depuis deux ans, Jean-François se forme même pour être garde-chasse. Un rôle de police et de prévention auprès des chasseurs mais, surtout, une mission d’aménagement du territoire. Tout est lié. Autrefois dans sa région, il raconte, poussait l’épeautre, un blé très haut. Mais pour faire passer les machines agricoles, les haies furent coupées. Résultat : l’épeautre se couchait sous le vent. On planta donc un blé sans tige, mais très sensible aux champignons. Hop, pesticides en rafale. Chaux sur la terre. Disparition des insectes et des petits animaux. « Tout le monde est victime de tout le monde », regrette JeanFrançois. Il défend sa mission écolo : « qui compte les animaux la nuit ? Qui fait revenir la perdrix rouge ? Qui donne de son temps pour expliquer au promeneur qu’en juillet, le chevreuil se reproduit et qu’il faut le laisser en paix ? » Un chasseur écolo, oui.

Virginie, Lunéville Danse avec la mort

« Je vous interpelle un peu désespérée […] Mon cancer, mon employeur, le Conseil départemental de Meurthe-et-Moselle et moi (le pire n’étant pas celui que l’on imagine) : au-delà de la maladie, il existe la précarisation de nombreux malades. Ou comment votre employeur peut vous plonger dans la plus grande pauvreté. »
 Extrait du mail reçu le 30 octobre 2019

Ce mail, écrit depuis un téléphone portable, est celui d’une femme qui s’avoue épuisée, mais pas vaincue. Virginie Demange, secrétaire d’une maison des solidarités du Conseil départemental, s’est battue contre un cancer du sein. à l’époque, contre toute attente, son employeur refuse de lui octroyer le congé longue durée auquel elle a pourtant droit. Virginie joint à son message un tract de la CGT qui, avec le syndicat Sud, a soutenu son combat. les représentants syndicaux y raillent le Conseil départemental : cette année encore, il organisait une course dans le cadre d’Octobre rose. Une campagne pour prévenir le cancer du sein...
« Ça fait 40 ans que je milite et je n’ai jamais vu ça » s’étonne encore Isabelle Guedel, représentante SUD, qui côtoie Virginie depuis 2013, date de son burn out. Quatre ans plus tard, Virginie, à peine remise, apprend qu’elle a un cancer. Opération, chimio, hormonothérapie… Elle décide de reprendre tout de même le travail. Extrêmement fatiguée, elle s’arrête de nouveau. C’est là, début 2019, que son employeur décide de la placer en disponibilité. Bilan : elle touche la moitié de son salaire, soit un peu moins de 600 euros. « Totalement absurde », soupire Isabelle. Mais voilà : l’employeur ne comprend pas qu’elle soit de nouveau en arrêt maladie. Qu’elle ne fasse pas d’effort. Après tout, beaucoup de femmes ont des chimio et continuent le boulot, alors…
Virginie se retrouve sans ressources. Elle se serre la ceinture, s’entoure de représentants syndicaux, d’une avocate, de ses amis, et commence un combat acharné contre son Conseil départemental. « Je les ai même suppliés, avoue-t-elle. Mais plus ils me mettaient à terre, plus je résistais. Je ne pouvais pas lâcher. Quand vous avez un cancer, tout pète dans votre tête. Vous êtes dans une danse avec la mort, et vous ne voyez plus le monde de la même façon. Je devais sortir de la peur, notre pire ennemie. » Contre l’avis de tous, Virginie finit par saisir le Comité médical supérieur qui, en novembre dernier, ordonne de valider son congé de longue durée. Gros camouflet pour le Département, qui doit donc lui rembourser les sommes dues.
« Si on ne protège plus les agents, c’est le service public qui est en danger, explique Virginie. Et les premiers à trinquer sont les plus faibles : les handicapés, les personnes âgées, tout ceux que la collectivité doit accompagner. Les travailleurs sociaux sont en train d’exploser. Il faut réapprendre à dire non, et dire aux gens qu’il est possible de se battre contre les arrogants qui confondent intelligence et réussite sociale. Ils pensent que nous ne pensons pas. Ce qui m’a aussi sauvée, c’est de leur opposer la réflexion et l’esprit critique. C’est la meilleure arme contre le mal. »