« A. Hitler, 1916. » Et si la signature disait vrai ? Et si j’étais vraiment assis, un verre à la main, mon fils sur les genoux, chez le fils d’Hitler ?
Chez le fils d'Hitler

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« Bonjour tata !
— Bonjour ma chérie. Ça fait bien longtemps que je ne t’avais pas vue !
— Oui, je me suis dit qu’avec la naissance de notre fils, c’est l’occasion de venir te voir. »
Ce fils, c’est le mien aussi. Je suis papa depuis quelques mois, en cette année 2014. Quant à « tata Loret », ce n’est pas la vraie tante de ma compagne, mais c’est tout comme : elle s’occupait de Mathilde, en tant que nourrice, quand elle était à l’école primaire, au cours des années 80. La journée de travail terminée, ses parents venaient la récupérer dans la maison de Saint-Quentin, à proximité de l’établissement scolaire. Ce jour-là c’est son fils, Philippe, accompagné d’un berger allemand, qui vient nous ouvrir la porte de l’appartement où elle vit désormais.
Les présentations faites – je ne connaissais pas cette dame à l’âge respectable – je laisse ma compagne et « tata » au plaisir des retrouvailles. Derrière moi, sur le mur, une toile vers laquelle je m’avance, le portrait d’une jeune paysanne, souriante, un foulard sur la tête. Mon attention s’arrête sur la signature du tableau : « A. Hitler, 1916. » Suis-je surpris ? Pas tout à fait. Je m’en souviens, maintenant : ma compagne m’avait déjà parlé de cette famille à l’histoire si singulière. Où Jean-Marie Loret, l’époux, le père, décédé aujourd’hui, pensait être le fils du dictateur nazi. Il avait même consacré un livre à ce sujet, en 1981, qui traîne à notre domicile, dédicacé à la « cascadeuse intrépide » qu’était ma compagne à l’époque. Mais enfin, ce tableau, c’est assez troublant de se retrouver devant…
Installés à table, autour d’un verre, pendant que notre progéniture gazouille sur les genoux de sa mère puis des miens, nous échangeons des banalités. Mais je ne peux pas m’empêcher de dévisager mon interlocuteur, le fils de tata : et s’il était vraiment le petit-fils d’Hitler ? Et cette vieille dame, l’épouse du fils du dictateur nazi ? En revenant à la maison, ça me trotte dans la tête. Alors, au milieu des caisses en bois qui nous servent de bibliothèque, j’ai saisi un livre. J’en ai dépoussiéré la tranche supérieure : Ton père s’appelait Hitler. Je vous le raconte, en quelques grandes lignes…
Nous sommes en 1922. C’est d’abord d’une mère seule qui, dans l’incapacité de nourrir son enfant de quatre ans, l’abandonne et le confie à ses parents pour partir travailler à Paris. L’enfance est difficile dans le village de Seboncourt, dans l’Aisne, pour Jean, le gamin : certes, il a faim, mais c’est le manque d’amour qui est le plus douloureux. Ceux qu’il pense être des grands frères sont en fait des oncles, et le considèrent comme un intrus. Mais ce malaise suinte encore davantage à travers les mots que lui adresse régulièrement son grand-père : « Fils de boche viens ici ! Tu vas venir, fils de boche ! » Le petit Jean devient le souffre-douleur du « Père Boulette », comme on le surnomme, cloué dans son fauteuil. Un « socialiste, un rouge », ayant connu la prison pour avoir milité pour Jaurès, mais véritable tyran domestique, infligeant à son petit-fils des coups de bâtons sur les tibias qui lui laisseront des marques toute la vie.
« Plus que la raclée, je craignais davantage la punition du puits. Car elle était terrible ! On vous ficelait dans le baquet, on vous descendait dans le noir. On se sentait, à ce moment, oppressé, écrasé, étouffé. On pouvait alors crier, les sons vous revenaient décuplés dans les oreilles. Les parois de ce puits étaient gluantes, visqueuses, répugnantes, à devenir fou. L’enfer pour moi ne pouvait être pire. Cet engloutissement, les moqueries de ceux qu’on aperçoit là-haut, se gaussant des plaintes, de la peur de leur victime. Ce trou qui, au cœur de la plongée, s’amenuise rapidement, gagne en obscurité, en sonorité, en monstruosité… Lorsqu’on touche le liquide du fond, il vous apparaît que tout est terminé. Un moment de révolte puis, impuissant, on abandonne, sans force, attendant que le destin s’accomplisse, c’est la fin… Mais non, on revit ! La remontée éblouit, le ciel si petit éclate brusquement, l’air chaud vous enveloppe, vous réchauffe. Après une éternité d’absence, quelques secondes en réalité, on reprend pied sur le sol ferme, le cauchemar a pris fin. Cet amusement cruel, à plusieurs reprises, j’eus à le subir. Le souvenir m’en reste gravé dans la mémoire, impossible de l’oublier. J’ai pardonné, pourtant. »
Cette réputation de « fils de boche » le poursuit aussi à l’école. Seul réconfort dans cette enfance grise : « Maman Marie », sa grand-mère qui travaille beaucoup mais trouve tout de même des moments pour le consoler. Mais qui est ce « père boche » dont il n’a jamais entendu parler, et qui lui provoque tant de soucis ? Quand Père Boulette meurt, c’est jour de fête pour Jean. Mais Maman Marie ne tarde pas à le suivre dans la tombe.
Il a huit ans, l’épreuve est rude.
Changement radical de décor, alors. Jean est adopté par un couple bourgeois de Saint-Quentin qui ne peut pas avoir d’enfants : les Frizon. C’est par l’intermédiaire de sa tante Alice, qui est à leur service, que Jean découvre une nouvelle vie : vêtements neufs, alimentation variée, serviettes de table pliées dans des anneaux garnissant les assiettes… Bref, le gîte et le couvert, mais toujours sans tendresse, et le cœur triste. Néanmoins, ses résultats scolaires sont excellents, et lors de la remise des prix de l’école, il est déclaré premier de la cérémonie. Il fait la fierté de ses bienfaiteurs au point, privilège pour lui, de partager le repas avec eux dans la salle à manger. Le petit paysan apprend alors qu’à la rentrée de septembre, il intégrera un collège privé catholique, à condition d’être baptisé. Ce sera rapidement le cas : la cérémonie a lieu à la basilique de Saint-Quentin. Il aura désormais pour prénom « Jean-Marie ».
Mais sa réussite scolaire provoque la jalousie et fait des envieux. Au collège se succèdent les bagarres contre lui. D’autant plus que réapparaissent les fameux « Fils de boche ! »…
Jean-Marie part changer d’air, direction Cambrai, collège Notre Dame de Grâce, en classe de sixième gréco-latine. Puis Amiens, à Saint-Martin. Il en retient les punitions, pour s’être battu plusieurs semaines durant avec deux autres élèves qui l’ont traité, à nouveau, de « fils de boche ». Il sent monter en lui la haine de ce milieu bourgeois, de la société, de ses lois, de ses écoles, et un « refus de participer » qui expliquent alors la médiocrité de ses résultats scolaires. Adolescent, ses premiers petits flirts, ses excès, sont mal vécus par le couple Frizon. Qui le met au pied du mur. Il devra choisir : continuer ses études dans un collège religieux de Grenoble, s’initier au métier de peintre en bâtiment, ou s’engager dans l’armée française. Ce sera le 67e régiment d’infanterie de Soissons ! Incorporé en octobre 1936, il y connaît ses « premiers vrais copains », et étrenne ses galons de sergent en février 1939. La suite, on la connaît : la déclaration de guerre, et Jean-Marie Loret qui se demande s’il ne va pas être amené à tirer sur des frères, des parents, lui le mystérieux « fils de Boche »…
La vie reprend son cours, sous l’Occupation. Alors qu’il est employé de bureau dans une usine, les Frizon, avec qui il a timidement renoué, lui proposent un emploi dans une agence de vente et de location d’immeubles. Il participe aussi à un réseau de renseignements pour la Résistance, pseudonyme « Clément ». Mais un événement inattendu survient en 1942 : il est convoqué à Paris, à l’hôtel Lutétia, au siège de l’Abwehr – les services de renseignements nazis. L’accueil y est correct, presque chaleureux, et il subit un interrogatoire serré sur son identité : pourquoi il n’est jamais allé plus loin dans les recherches concernant son père, si ce dernier est allemand ? Après une brève séance photo profil et face, il est libre de repartir. Mais quelques jours plus tard, il reçoit une enveloppe avec un simple feuillet blanc sur lequel est écrit : « Votre mère, Charlotte Lobjoie, se trouve place de la Contrescarpe. Elle vend des journaux au coin de la terrasse du café de la Chope. »
Enfin, il va la retrouver.
Il s’y rend, dès le lendemain matin. Mais loin de l’image idéale qu’il s’était faite de sa mère, Vierge Marie priant dans les églises, il rencontre une femme « à la propreté douteuse », dont l’aspect le repousse. Il ne peut rien lui baragouiner d’autre qu’il vient lui donner des nouvelles de son fils prisonnier. Et, déjà, repart, tourmenté d’avoir menti. « Ceux qui jugeront mon acte indigne auront certes raison. Toutefois, qu’ils sachent que, par mon passage de seize années dans la famille Frizon, j’étais devenu ‘‘un bourgeois’’. Ma famille adoptive ne jugeait les autres que sur leur situation. (…) J’avoue humblement que je devins ce bourgeois, imbu de lui-même, toisant mes camarades dont les parents possédaient peu. Je puais la suffisance. »
Ce qu’il ignore, c’est que sa mère l’a reconnu. Qu’elle a été elle-même convoquée pour un interrogatoire. Qu’elle a reçu le même type de courrier, avec l’adresse de son fils.
À la Libération, la vie n’est pas simple. Après avoir acheté un magasin d’articles de sport, les soucis personnels s’accumulent pour Jean-Marie. Il se sépare de son épouse, connait le vagabondage, devient ouvrier agricole… Isolé, l’envie d’aller voir sa mère le ronge. Il la retrouve alors à Paris, où elle l’attend les « bras ouverts », comme s’il revenait d’un long voyage. Pourtant, ils ne partagent pas de souvenirs communs. Mais s’apprivoisent pendant quelques jours. Jusqu’à ce que la question qui le taraude depuis si longtemps remonte à la surface : « Qui est mon père ? » Cette mère, allongée sur son lit, le ventre gonflé d’une cirrhose du foie bien avancée, détourne la conversation, ne veut pas « livrer son secret ». Jean-Marie crie, fulmine, les « joues en feu », sa mère pleure. Il culpabilise, s’agenouille au pied du lit, elle lui caresse la tête doucement.
« "Mon enfant, j’ai cru voir ton père, quand, tout à l’heure, tu t’es soudainement mis en colère. Tu veux absolument savoir qui tu es, je vais te le dire, mais je t’en supplie, ne viens jamais m’accuser de t’avoir dévoilé mon secret. Ce secret, je l’ai gardé jalousement en moi. Il faudra, mon petit Jean, prendre bien garde à toi. Conserver ton père dans ton cœur, tel que je l’ai connu : un soldat, un amant fidèle, et un homme comme les autres. Je le répète encore une fois, ne le dis jamais à personne. Alors mon petit Jean, pour la dernière fois, tu veux toujours connaître le nom de ton père ?
— Oui maman, j’y tiens, même si je ne puis l’approcher, même si il est mort. Je veux connaître ses origines. Tu m’as dit tout à l’heure, que j’avais les yeux de mon père quand j’étais en colère. Maintenant, je veux savoir. Crois-moi, je n’en parlerai pas. Jamais je ne te reprocherai quoi que ce soit.
— Bien."
Silence entre nous deux.
"Ton père, mon petit Jean, c’est Adolf Hitler."
Un silence tomba sur nous. Je n’assimilais pas ce que je venais d’entendre. Petit à petit, le nom me pénétrait. Mon père Adolf Hitler, mon père, Adolf Hitler. Ceci pour me persuader que j’étais réellement éveillé. Je ne savais plus où j’en étais. Ma mère m’avait pris dans ses bras, je sentais sa chaleur, je ne rêvais pas.
Je voulais savoir. Maintenant, je savais.
Maman me murmura :
"Ne t’inquiète pas mon Jean. Remets-toi, ne laisse rien paraître. Demain nous reparlerons de tout cela. Repose-toi mon Jean. Ne reste pas là, va respirer."
Je me suis relevé et je suis parti. J’ai marché dans Paris, n’importe où, comme un automate. Je ne jugeais pas, j’attendais que le temps passe. J’avais vivement souhaité que mon père signalât sa présence, qu’il se dévoilât. Je pensais que sa position dans le parti devait être importante, l’interrogation subie le démontrait. Maintenant, je savais. Mais que mon père soit Adolf Hitler, non ! Je n’envisageais vraiment pas cette vérité. Je me suis retrouvé, en pleine nuit, en dehors de Paris, dans un terrain vague. Je me suis couché dans l’herbe et me suis endormi, assommé, anéanti. Le matin, la fraîcheur me réveilla. Un peu surpris de me retrouver dans cet endroit inconnu, je me suis levé. J’ai regagné Paris, que je ne connaissais pas bien. J’ai retrouvé mon chemin et celui de l’appartement où, avec inquiétude, ma mère devait m’attendre. »
Sa mère lui raconte alors l’histoire de cette jeune paysanne ramassant du foin en 1916, dans le nord de la France, et qui fait la connaissance d’un caporal allemand dessinant un paysage sur le bord de la route. Et de l’amour partagé, ensuite, pendant quelques mois, le temps d’une guerre…
Jean-Marie est sonné, mais il rebâtit sa vie, devient cadre dans une entreprise. Marié en 1954, sept enfants naissent ensuite de cette union. En 1969, la tuberculose lui joue un sale tour. Après deux années de lutte, il s’en sort, mais affaibli. Il finit par abandonner son travail, survit d’une pension d’invalidité et une retraite complémentaire.
En 1976, il se décide à révéler son histoire, « poussé par une force » à laquelle il ne peut pas résister. Il contacte de nombreux historiens. Parmi eux, Werner Maser, allemand, spécialiste du IIIe Reich, lui répond, lui permet de recueillir de nombreux témoignages, d’organiser des rencontres avec des proches d’Hitler, notamment Heinz Linge, son majordome, troublé par les similitudes que présente Jean-Marie Loret avec son ex-patron. Mais Maser médiatise toute l’histoire, qui prend alors une ampleur inattendue, jusqu’à voir des télés du monde entier débarquer dans le Nord, visiter la maison où Hitler a séjourné. à une télé coréenne, Maser, toute honte bue, désigne sans hésiter le lit en bois où Jean-Marie, « l’enfant », aurait été conçu… Jean-Marie se sent manipulé. Il poursuit ses recherches seul, jusqu’à publier le livre, donc, en 1981. Il décèdera quatre ans plus tard.
***
Ça m’avait touché, et intrigué, la lecture de ce bouquin. était-il parti avec plus de réponses ? Comment ses enfants vivaient toute cette histoire ?
« Vous êtes le premier journal à qui je parle depuis les années 80, et encore, à l’époque, c’est parce que le journaliste de l’Aisne Nouvelle, c’était un copain. » Je mesure ma chance.
Par cet après-midi froid et pluvieux de novembre, Jean-Charles Loret, un des sept enfants de Jean-Marie, me reçoit chez lui, dans le lotissement d’une petite commune à proximité de Saint-Quentin. Il se méfie des journalistes. J’ai cherché à le rassurer, dès le premier contact téléphonique. Retraité depuis peu, jadis aide-soignant à l’hôpital de Saint-Quentin, passionné de généalogie, il fut aussi très investi dans le syndicalisme.
Il se souvient de ce jour-là, au milieu des années 70, la réunion familiale pour annoncer qui était leur grand-père, la volonté de son père d’effectuer des recherches à ce sujet. « Je l’ai pris un peu comme une demande d’autorisation de le faire… » Et il en est convaincu : lui est le petit-fils d’Hitler. Sa thèse ? Son père et sa grand-mère ont été, pendant des années, discrètement protégés par Hitler. Comme ce jour-là, à la gare de Bordeaux : alors que les trains sont bondés et réservés aux civils, la Kommandantur fait ajouter, spécialement pour son père, soldat français qui cherche à regagner son domicile, un wagon particulier et la possibilité de circuler librement jusqu’à Soissons.
La vie de la famille, des enfants, frères et sœurs, prend une tournure inattendue lorsque le secret est dévoilé. Jean-Marie Loret, qui avait pour simple ambition de retrouver son père, est amené à répondre aux journaux et télévisions du monde entier… « Nous avons été pris dans un tourbillon médiatique quand Maser a lancé l’info, se souvient son fils. De grandes chaînes américaines nous envoyaient des voitures présidentielles avec chauffeur, on mangeait au Georges V… » Jusqu’à l’écœurement. « À un moment, ça a été trop. On ouvrait la porte de la maison, on se faisait prendre en photo, même avec nos enfants. Parfois, pour se frayer un chemin, il fallait se faire accompagner. La municipalité de Saint-Quentin nous prévenait, nous disait qu’on nous cherchait. D’autres fois, c’était les RG. Ils étaient d’ailleurs gentils, les RG : ils demandaient aux journalistes de déguerpir. »
Je comprends un peu mieux sa méfiance à mon égard. Sa volonté de ne pas être pris en photo.
D’autant que les chamboulements ne s’arrêtaient pas là.
« Quand mon père envoyait des courriers aux gens, les lettres étaient conservées. Et parfois, ces courriers étaient revendus, notamment aux journalistes. Certains ont voulu le faire passer pour un débile en publiant un des courriers où il avait commis quelques fautes d’orthographe… Les journalistes allaient même jusqu’à analyser l’ADN de la salive utilisée pour coller les timbres ! Mais vous savez bien que ma mère accueillait des enfants chez elle, et que les enfants… (il mime la langue qui vient lécher un timbre). Alors on se disait : "Voilà de quoi distraire les journalistes !" »
Son père ? Il était bourré de qualités, jure Jean-Charles, mais crédule, trop crédule, à faire confiance trop facilement. « Je ne reproche pas à Maser d’avoir voulu faire de l’argent avec cette histoire, je peux comprendre, mais il n’a pas rendu les documents que mon père lui avait confiés, ça n’est pas normal. » Il le sent bien : « Quand mon père est décédé, ma mère a dit "On a été un peu bousculés par tout ça", et m’a demandé de protéger le reste de la famille. J’ai dû gérer pas mal de journalistes. » Les tentations de céder aux médias ont été grandes, et c’est peu dire. « Si j’avais voulu faire de l’argent... Un grand média américain m’avait proposé jusqu’à 250.000 € pour faire une émission, un peu comme une sorte de télé-réalité où je raconterais ma vie, avec, à la fin, un test génétique, et le résultat donné dans l’émission suivante. J’ai refusé. » La démarche d’un frère et d’une sœur l’a blessé, aussi, voilà une dizaine d’années, lorsqu’ils ont participé, eux, au tournage d’un documentaire conclu par un test négatif, avec prélèvements sur des cousins lointains dans la lignée masculine d’Hitler. Or une seule erreur dans l’arbre généalogique en question devrait invalider le test, ce qui était le cas, détaille Jean-Charles, puisqu’un enfant y figurait comme « reconnu ».
Pour obtenir un résultat définitif ? Il faudrait déterrer Aloïs Hitler, le père du dictateur, effectuer un prélèvement. « Vous imaginez ça ? Pourquoi, au final ? Pour répondre à une question de journalistes ? Et puis cette tombe, on ne sait pas où elle est. Le gouvernement autrichien l’a déplacée, car des nazis venaient la fleurir régulièrement… »
Je lui parle du trouble que j’ai ressenti devant le tableau, aperçu chez sa mère. « Celui que vous avez vu, c’est une copie. L’original, c’est un collectionneur hollandais qui l’a en sa possession. » Il pense d’ailleurs que cette peinture ne représente pas sa grand-mère, Charlotte Lobjois, mais plutôt sa sœur, Alice. « Quand nous sommes retournés à Seboncourt avec mon père pour montrer cette peinture aux anciens, à tous ceux qui avaient connu ma grand-mère, beaucoup nous ont dit : "Ah non, ce n’est pas Charlotte, elle était beaucoup plus jolie ! Elle ressemble beaucoup plus à Alice." » On peut aussi simplement penser que celui qui a échoué à entrer dans l’école des beaux-arts de Vienne était un mauvais portraitiste… Des dessins originaux ? Ils en ont eu, oui, transmis par leur grand-mère. Des croquis certifiés d’Hitler par un expert hollandais.
Au final, cette histoire, c’est quand même un sacré fardeau à porter, non ? « Pourquoi ma grand-mère aurait menti ? Pourquoi ne devrais-je pas croire mon père ? Qu’aurait-on eu à gagner à inventer cette histoire, sinon des ennuis ? » Jean-Charles assume sa ligne de conduite, parle tranquillement, ne revendique rien. « Je ne peux pas dire que je l’ai mal vécue, au final, cette histoire, ou qu’elle m’ait empêché de saisir des opportunités. Au contraire, ça m’a même permis parfois d’ouvrir des portes dans la bourgeoisie saint-quentinoise... Quand je disais aux gens que j’étais le fils de Jean-Marie Loret-Frizon, on se souvenait de lui. Les gens se montrent souvent intrigués : "Jean-Charles, j’ai appris que… Tu peux m’expliquer, ça m’intéresse ?". Bien sûr, ça vous arrive de tomber sur des abrutis. Un syndicaliste qui se présentait contre moi aux élections a utilisé mon histoire familiale pour me discréditer. Des collègues dans les couloirs de l’hôpital qui me saluaient par un "Heil Hitler !". Ou d’autres qui vous sortent un "Eh, fils de boche !"… »
Le chaton nous a rejoints et s’est glissé sous la table, entre mes jambes, se demandant certainement qui est cet intrus qui vient poser des questions depuis deux heures. « Mon père, sur la fin de sa vie, il ne cherchait plus, reprend Jean-Charles. Il était reposé, avait des certitudes sur son histoire. Il s’attachait davantage à rechercher ses anciens camarades de combat dans les Ardennes, ou les membres de son réseau de Résistance.
— J’ai appris qu’il avait obtenu l’agrément pour accueillir des adolescents en rupture familiale ? Un peu comme pour dire "Tu es sans famille, je connais ça, et je veux t’aider" ?
— C’était un an ou deux avant son décès. Il y a de ça, oui : rendre service ».
J’ai pris congé du chaton, et de son maître. Nulle volonté, ici, de présenter une réalité historique, mais la réalité, très particulière, d’une histoire familiale. Et au volant de ma voiture, je suis reparti, soulagé que Jean-Marie Loret, cet homme qui m’inspire une certaine admiration, soit parti sereinement.