n° 93  

Classiques épidémiques

Par Cyril Pocréaux |

« J’ai toujours aimé les épidémies. » C’est Gabriel García Márquez qui avouait cela. Et de La Fontaine à Giono, de Boccace à Camus, ces temps particuliers ont inspiré bien des auteurs : l’ordre social est suspendu, la subversion s’épanouit, sexe et mort se côtoient.

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« J’entends raconter cent nouvelles, fables, paraboles ou histoires, comme on voudra les appeler, dites en dix jours par une honnête compagnie de sept dames et de trois jeunes gens, qui se constitua lors de la récente épidémie… »
C’est le prologue du Décaméron de Boccace :
« Les années de la fructueuse incarnation du Fils de Dieu avaient atteint le nombre de mille trois cent quarantehuit lorsque, dans l’excellente cité de Florence, belle pardessus toute autre d’Italie, parvint la mortelle pestilence. » Dix amis fuient alors la ville et la peste, se réfugient à la campagne. Pour occuper leurs journées, alors que sévit la plus terrible des épidémies, ils, elles surtout, se racontent des grivoiseries. Ce texte demeure la trace d’un MoyenAge qui ne fut pas, comme on le croit, terne, gris, austère. Elisa, la plus jeune de la compagnie, 18 ans !, fait ainsi ce récit au neuvième jour du confinement « où chacun parle de ce qui lui est le plus agréable » :

« Vous saurez donc qu’il y a en Lombardie un monastère très fameux pour sa sainteté et sa religion. Entre autres nonnes qui s’y trouvaient, était une jeune fille de sang noble et douée d’une merveilleuse beauté. Elle s’appelait Isabetta, et un jour un de ses parents étant venu la voir à la grille avec un beau jeune homme, elle s’énamoura de celuici. Le jouvenceau la voyant si belle, et ayant vu dans ses yeux ce qu’elle désirait, s’enflamma également pour elle, et tous deux endurèrent pendant longtemps cet amour sans pouvoir en tirer aucun fruit. Enfin, l’un et l’autre étant sollicités par une même envie, le jeune homme trouva un moyen de voir secrètement sa nonne, de quoi celleci fut fort contente, de sorte qu’il la visita non une fois mais souvent, au grand plaisir de chacun d’eux. Ce manège continuant, il arriva qu’une nuit il fut vu par une des dames de la maison, sans que ni l’un ni l’autre s’en aperçût, au moment où il quittait l’Isabetta pour s’en aller. La dame le redit à quelquesunes de ses compagnes. Leur premier mouvement fut d’aller l’accuser auprès de l’abbesse qui avait nom madame Usimbalda, bonne et sainte personne suivant l’opinion des dames nonnains et de quiconque la connaissait ; puis elles pensèrent, afin qu’elle ne pût nier, qu’il valait mieux la faire surprendre avec le jeune homme par l’abbesse ellemême. Ayant donc gardé le silence, elles se partagèrent en secret les veilles et les gardes afin de la surprendre. L’Isabetta ne se méfiant point de cela et ignorant tout, il arriva qu’une nuit elle fit venir son amant ; ce que surent aussitôt celles qui la surveillaient. Quand elles crurent le moment venu, une bonne partie de la nuit étant déjà passée, elles se partagèrent en deux bandes, dont l’une resta à faire la garde à la porte de la cellule de l’Isabetta, et l’autre courant à la chambre de l’abbesse, frappa à la porte, et comme celleci répondait, elles lui dirent : “Sus, Madame, levezvous vite, car nous avons découvert que l’Isabetta a un jouvenceau dans sa cellule.” Cette même nuit, l’abbesse était en compagnie d’un prêtre qu’elle introduisait souvent dans un coffre. Entendant tout ce bruit, et craignant que les nonnes, par trop de précipitation ou de méchant désir, ne poussassent tellement la porte que celleci s’ouvrît, elle se leva précipitamment, et s’habilla de son mieux dans l’obscurité ; croyant prendre certains voiles pliés que les nonnes portent sur la tête et qu’elles appellent le psautier, elle prit les culottes du prêtre, et sa hâte fut si grande que, sans s’en apercevoir, elle se les jeta sur la tête à la place du psautier, et sortit de sa chambre dont elle ferma vivement la porte, en disant : “— Où est cette maudite de Dieu ? —” Et avec les autres, qui brûlaient d’une telle envie de faire trouver l’Isabetta en faute qu’elles ne s’apercevaient pas de ce que l’abbesse avait sur la tête, elle arriva à la porte de la cellule qu’elle jeta par terre, aidée par l’une et par l’autre. Étant entrées dans la cellule, les nonnes trouvèrent au lit les deux amants étroitement embrassés et qui, tout étourdis d’être ainsi surpris, ne sachant que faire, se tinrent coi. La jeune fille fut surlechamp saisie par les autres nonnes et, sur l’ordre de l’abbesse, conduite au chapitre. Le jouvenceau, remis de son émotion, avait repris ses habits et attendait la fin de l’aventure, disposé à faire un mauvais parti à toutes celles qu’il pourrait joindre s’il était fait le moindre mal à sa jeune nonnain, et à l’emmener avec lui. L’abbesse, après s’être assise au chapitre, en présence de toutes les nonnes qui n’avaient de regards que pour la coupable, se mit à lui adresser les plus grandes injures qui eussent été jamais dites à une femme, comme ayant contaminé, par ses actes indignes et vitupérables, l’honneur, la bonne renommée du couvent, si cela venait à se savoir au dehors ; aux injures, elle ajoutait les plus graves menaces. La jeune nonne, honteuse et timide, se sentant coupable, ne savait que répondre, et se taisait, inspirant compassion à toutes les autres. Comme l’abbesse continuait à se répandre en reproches, la jeune fille venant à lever les yeux, vit ce que l’abbesse avait sur la tête, et les liens de la culotte qui pendaient deçà et delà ; sur quoi, s’avisant de ce que c’était, elle dit, toute rassurée : “Madame, que Dieu vous soit en aide ; rajustez votre coiffe et puis ditesmoi tout ce que vous voudrez.” L’abbesse, qui ne la comprenait pas, dit : “Quelle coiffe, femme coupable ? Astu maintenant le courage de plaisanter ? Te sembletil avoir commis une chose où les bons mots aient leur raison d’être ?” Alors la jeune nonne dit de nouveau : “Madame, je vous prie de nouer votre coiffe, puis ditesmoi ce qu’il vous plaira.” Làdessus, plusieurs des nonnes levèrent les yeux sur la tête de l’abbesse, et celleci y ayant également porté les mains, on s’aperçut pourquoi l’Isabetta parlait ainsi. L’abbesse, reconnaissant son erreur, et voyant que toutes les nonnes s’en étaient aperçues et qu’il n’y avait pas moyen de la cacher, changea soudain de langage, et se mit à parler sur un tout autre ton qu’elle avait fait jusquelà ; elle en vint à conclure qu’il est impossible de se défendre des excitations de la chair ; et pour ce, elle dit que chacune devait se donner en cachette autant de bon temps qu’elle pourrait, comme on avait fait jusqu’à ce jour. Ayant fait relâcher l’Isabetta, elle s’en retourna coucher avec son prêtre, et l’Isabetta avec son amant, qu’elle fit revenir souvent depuis, en dépit de celles qui lui portaient envie. Pour les autres qui étaient sans amant, elles pourchassèrent en secret leur aventure du mieux qu’elles surent. »

« J’ai toujours aimé les épidémies », se vante Gabriel García Márquez. Parce que c’est, selon lui, un temps où les sentiments explosent, renaissent, s’échappent. D’où son chef d’œuvre, L’amour au temps du choléra, mais où le mal, ici, est davantage l’amour que le choléra finalement, l’amour qui frappe au hasard, prend au corps, qui condamne, qui enferme parfois. Le docteur Urbino succombe suite à sa première rencontre avec Fermina, quand il vient l’ausculter :

« Il n’était pas facile de savoir qui était le plus embarrassé des deux, le médecin avec son toucher pudique ou la malade avec sa chasteté de vierge sous la chemise de soie. Aucun des deux ne regarda l’autre dans les yeux, et il lui posa des questions d’une voix impersonnelle auxquelles elle répondit d’une voix tremblante, attentifs l’un et l’autre à l’homme assis dans la pénombre. À la fin, le docteur Juvenal Urbino demanda à la malade de s’asseoir et ouvrit la chemise de nuit avec un soin exquis : les seins, intacts et altiers, aux aréoles infantiles, resplendirent un instant comme un flamboiement dans l’ombre de l’alcôve avant qu’elle ne s’empressât de les cacher de ses bras croisés. Imperturbable, le médecin lui écarta les bras sans la regarder et procéda à une auscultation directe, l’oreille contre sa peau, la poitrine d’abord, le dos ensuite. Le docteur Juvenal Urbino avait coutume de dire qu’il n’avait ressenti aucune émotion lorsqu’il avait connu la femme avec laquelle il allait vivre jusqu’au jour de sa mort. Il se souvenait de la chemise de nuit bleue brodée de dentelle, des yeux fébriles, de la longue chevelure tombant sur les épaules, mais il était si obnubilé par l’irruption de la maladie dans le quartier colonial qu’il n’avait prêté aucune attention à tout ce que Fermina Daza avait d’adolescente florale pour ne s’inquiéter que de la plus infime trace de maladie qu’elle aurait pu porter. Elle fut plus explicite : le jeune médecin lui parut un pédant incapable d’aimer quiconque différent de lui. Le diagnostic fut une infection d’origine alimentaire qui disparut grâce à un traitement domestique de trois jours. »

Frédéric, de HauteGaronne, nous a renvoyés vers un autre classique, français cette fois : Les Animaux malades de la peste, la fable de La Fontaine. « Cette référence me semble particulièrement bien coller à la situation actuelle, et à sa gestion par Macron et affidés. Si Macron n’a pas vraiment battu sa coulpe en se réfugiant derrière l’aspect collectif de la faute, on peut tout de même assimiler les aveux du Lion à toutes les mesures antipauvres prises ces derniers temps… »

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais
tous étaient frappés :
On n’en voyait point d’occupés
À chercher le soutien d’une mourante vie ;
Nul mets n’excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n’épiaient
La douce et l’innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d’amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peutêtre il obtiendra la guérison commune.
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents
On fait de pareils dévouements :
Ne nous flattons donc point ;
voyons sans indulgence
L’état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J’ai dévoré force moutons.
Que m’avaientils fait ? Nulle offense :
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense
Qu’il est bon que chacun
s’accuse ainsi que moi :
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
— Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Eh bien, manger moutons,
canaille, sotte espèce,
Estce un péché ? Non, non.
Vous leur fîtes Seigneur
En les croquant beaucoup d’honneur.
Et quant au Berger l’on peut dire
Qu’il était digne de tous maux,
Étant de ces genslà qui
sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le Renard, et
flatteurs d’applaudir.
On n’osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs,
jusqu’aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L’Âne vint à son tour et dit : J’ai souvenance
Qu’en un pré de Moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net.
À ces mots on cria haro sur le baudet.
Un Loup quelque peu clerc
prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui ! Quel
crime abominable !
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous
rendront blanc ou noir.

« J’espère juste que l’on arrivera à faire mentir la terrible moralité de la fable, nous dit Frédéric, et qu’on pourra tirer les conséquences de tous les “péchés” commis par ces puissants qui nous dirigent… »