n° 106  

D'une vie à l'autre

Par Fabian Lemaire |


« Y a Alexandre qui veut te voir, on te l’amène ! Il n’arrête pas de dire "Boubou Boubou Boubou en cuisine !" »
Régulièrement, elle reçoit de la visite, Bouchra. Bouchra ? C’est la cuisinière du centre médico‑éducatif. Une fille d’immigrés marocains qui ont débarqué au quartier nord d’Amiens dans les années 70. Elle avait effectué un stage dans l’établissement, dès l’âge de seize ans, en lingerie, avant de décrocher un contrat. Le directeur lui avait même demandé de prendre la cuisine en main au bout de quelques années. Alors, assumant avec plaisir cette nouvelle responsabilité, elle a inventé des recettes adaptées, des plats mixés, aux petits oignons, pour ces enfants qui ne sont pas capables de déglutir correctement. Et elle l’affirme bien haut : « Manger mouliné, c’est bon ! »
Alexandre ? C’est le petit gars du Santerre, la grande région agricole de l’Est du département de la Somme. Il ne ménage jamais ses efforts, malgré des troubles importants d’élocution, pour prononcer quelques mots, mais aussi pour pousser son fauteuil roulant, même très lentement, avec des capacités physiques limitées. La sympathie qu’il dégage fait presque de lui la mascotte de l’établissement. Il est friand de relations. Avec Bouchra, Alexandre sait qu’il va pouvoir donner de la voix, papoter, plaisanter, et chanter…
Sur son groupe de vie, en journée, c’est « On n’est pas là pour se faire engueuler ! » de Boris Vian, qu’il reprend à tue‑tête, avec Mathieu, l’éduc’ musicien. Un chant revendicatif !
Mais avec la cuisinière, c’est à un autre répertoire qu’il s’essaye. Plus adapté à la personnalité de son hôte du moment, comme quand ils forment un duo autour de la chanson « Le café des délices ». « Allez Alexandre, chante avec moi ! Yalil, yalil, habibi, yalil yalil, yalil, habibi, yalil... » (« la nuit, la nuit, mon amour, la nuit… »). Et Alexandre de reprendre la chanson de Patrick Bruel, de danser dans son fauteuil. « Il la chantait très bien, sa voix résonne encore dans ma tête ».
Alors, pendant qu’il en profite pour glisser des suggestions de recettes, et notamment ses plats favoris (les compotes et surtout les concombres à la crème), Bouchra lui apprend quelques mots en arabe : « Salam » pour saluer, « Labas » pour demander si ça va. La vie suit alors son cours, entre petits mots échangés et petits moments de bonheur…
C’est comme une belle rencontre, une relation sincère qui se nouerait entre deux mondes qui ne se comprennent pas souvent : le quartier nord d’Amiens, où les pouvoirs publics ont entassé les populations immigrées, africaines bien souvent, et la campagne picarde, où les seules traces d’immigration qui demeurent correspondent le plus souvent à des noms à consonance italienne, polonaise ou portugaise, associés à des prénoms comme Bernard, Freddy, ou Aline.
Mais un jour, Alexandre, notre ado du monde rural, part à l’hôpital, et ne revient pas. Il ne reviendra jamais plus. Finies les odeurs de la cuisine, les mots, les chansons…
Bouchra l’ignore encore, elle qui est en congé maternité, mais l’opération chirurgicale du début d’été, non sans risques, a mal tourné.
Lors de la rentrée de septembre, Bouchra qui est donc devenue maman, est venue dans la cuisine présenter son petit prince aux collègues.
« Je vais aller présenter Aymane à Alexandre !
—  Attends on va te dire quelque chose avant… »

Ses collègues, qui l’ont jusqu’alors préservée, lui annoncent la triste nouvelle. Bouchra s’effondre. Elle qui vient de donner la vie, voit, vraiment une partie de la sienne s’écrouler. Elle qui doit reprendre son poste en cuisine à la fin du mois, se met à douter. Aura‑t‑elle la force de poursuivre ?
De continuer la route, auprès des autres enfants de l’équipe de la rue du pinceau ?
Quelques mois plus tard, elle décide de prendre un congé parental. Le directeur de l’établissement lui en voudra longtemps. Mais Bouchra n’a pas osé lui dire qu’elle ne peut plus.
Mais pour elle, c’est s’arrêter pour mieux revenir. Et elle y est parvenue, est allée puiser au fond d’elle‑même, pour les autres enfants, pour organiser des buffets lors des fêtes, pour apercevoir, encore, la joie dans les yeux des parents, et vivre d’autres belles histoires.
Continuer malgré les épreuves…
Voilà ce qu’elle apporte, et voici ce qui la porte.
Même si, « je ne vais pas te mentir, depuis je ne fais plus de concombres à la crème, c’est trop dur. Les compotes oui, mais pas les concombres à la crème ».
Vraiment ?
Alors elle ajoute : « On va essayer. »