n° 98  

Dans la cuisine de Darwin (n° 98)

Par Darwin |

Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise-t-il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.

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La guerre des apparences

TV Magazine, janvier 2021

De plus en plus d’articles nous font la leçon, et intérioriser des normes : chacun est sommé de se transformer en bombe, en canon, pour éviter de subir une discrimination notamment à l’embauche. Aussi, beaucoup s’arment dans la guerre des apparences, avec du fond de teint, du mascara, en gonflant ses abdos et ses biceps. C’est bon pour l’économie et pour l’industrie des cosmétiques, en premier lieu. C’est comme ça qu’on élève le niveau de compétition en insécurisant les gens. Cette fragilisation est constamment nourrie par des articles comme celui ci‑contre, ou des émissions télé telles que « Opération renaissance ». Alors que M6 vit de l’argent des annonceurs de la malbouffe industrielle qui crée l’obésité, cette chaîne nous propose au fond des séances de sadomasochisme où, dans le rôle de la fausse gentille, Karine Lemarchand conseille ceux qui se jugent trop gros, les conduisant parfois jusqu’à la table d’opération.

Car rétablissons les liens de causalité : l’obésité est également créée, les études le montrent, par les désordres émotionnels. Les exclus du marché, les sous‑payés des grandes entreprises qui permettent à M6 de vivre en sont les premières victimes. Outre le fait que Opération renaissance soit une pornographie chirurgicale où tout est montré, les interventions sont payées par la chaîne qui vit grâce à Twix, Choco Pops et Coca !

Jean‑François Amadieu, dans La société du paraître, avait vu juste : « De tout temps la beauté a compté, fasciné... Mais ce qui s’est produit en très peu de temps est un changement d’échelle dans le règne du paraître. Désormais, les moyens les plus sophistiqués sont disponibles pour organiser toutes nos sociétés en fonction de notre apparence physique. » Nous y sommes : le traficotage chirurgical attire l’attention des employeurs et permet d’être embauché plutôt qu’un autre, à compétences égales. Le capitalisme, pour se maintenir en place, transforme les individus en capitalistes d’eux‑mêmes grâce à la transformation de leur nez, leur bouche, leurs yeux. Quand on voit la fortune des Bettencourt grâce à l’Oréal, on comprend que cela fonctionne.

L’influence narcissique

Télé 7 jours, 27 mars 2021.

Alors qu’apparaissent des cliniques spécialisées dans le remodelage du nez ou des pommettes à la manière de Britney Spears ou de Nabila, et qui visent un public pas forcément issu de milieu favorisé, un nouveau rôle émerge : celui d’« influenceur ». Ces nouveaux leaders d’opinion ne veulent pas combattre Big Brother, mais le seconder. Les influenceurs incitent à célébrer un culte du corps à l’aide d’un éventail d’outils entre autres cosmétiques. Comme Andie_Ella, ils t’invitent à travailler sur son image tout en bénéficiant, eux, des placements de produits sur leurs vidéos : à partir de 50 000 followers, un produit filmé rapporte au moins 500 euros. Certains gagnent ainsi 80, 100 000 euros par mois… Avec ces sommes, sans le stress d’un boulant prenant, ils peuvent avoir bonne mine... La sémiologue Laurence Allard parle à leur sujet « d’une forme d’ego entreprenariat. Une extension à la vie privée du domaine de la publicité avec l’idée qu’on peut se vendre soi- même ».

Le philosophe et anthropologue René Girard évoquait lui le « désir mimétique » : je convoite ce que l’autre désire. On désire ce que ces influenceuses sont et possèdent. Une leçon de maquillage (dont la séance peut durer une heure et demie – on se demande qui a le temps pour ça), est présentée comme un passeport pour la réussite en intensifiant son attractivité, « devenir la meilleure version de soi », comme ils disent. En fait c’est une leçon de narcissisme, d’égoïsme, qui nous conduit à nous fermer au monde, la conscience esthétique empêchant la naissance d’une conscience politique. Les influenceurs entretiennent l’espoir qu’on pourra tirer son épingle du jeu grâce à un tube de rouge à lèvres.

Notre avenir chinois ?

Marie-Claire, janvier 2012.

Les influenceurs sont également présents en Chine, et pour cause : avec 1,2 milliard d’habitants, la compétition économique y est rude. Et la chirurgie transformatrice y joue un rôle, en permettant aux femmes en
particulier d’être plus facilement embauchées. Là‑bas, le modèle physique occidental est prisé, les critères de beauté sont ceux de la femme occidentale, dans une forme de post‑ colonialisme. Il faut donc se faire débrider les yeux, allonger le nez… Ce ne sont plus les compétences mais la capacité à ressembler à ce modèle qui compte. Ou même à être grand ! Pour cela, on se fait placer des tiges de métal avec molettes dans les tibias. Les os sont cassés, étirés, se reforment en plus longs. Et on gagne quelques centimètres. Mao avait inventé la dictature du prolétariat, on vit désormais une dictature de la beauté sur le prolétariat. Évidemment, cela génère sont lot d’opérations ratées : infections, os déformés, jambe plus longue que l’autre… De la chair à canon (de beauté ? ), en somme, à finalité d’intégration professionnelle.

Cela évoque le film Bienvenue à Gattaca, d’Andrew Niccol, où le personnage principal doit subir la même opération des jambes que celle des candidates au salariat chinoises, prêt à toutes les douleurs, à toutes les humiliations pour s’intégrer : « J’éloignai mon esprit de la douleur en me rappelant que lorsque je me tiendrais enfin debout, je serai exactement cinq centimètres plus près des étoiles. » Est‑ce bien certain ?