Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise-t-il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.
Dans la cuisine de Darwin (n°92)

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Les restos du CAC
TV Magazine, 8/12/2019
« Y a du pognon, dans les assiettes de ces recettes de cuisine qu’on trouve dans la presse. Ceux qui dégustent ce genre de plats dégustent en fait un sentiment : celui d’appartenir à une classe, de ne pas faire partie du reste de la population. Roland Barthes disait que les fiches cuisine relèvent du fantasme gastronomique : on est très loin de nos ordinaires culinaires, faits de pâtes et de féculents… C’est la même chose pour les objets de décoration : c’est une manière de s’approcher d’une existence idéalisée qu’on ne vivra jamais.
Un plat comme celui-là exclut doublement les gens : par le prix des ingrédients, et par le savoir-faire nécessaire pour le réaliser. Je me suis renseigné sur l’Odas, le restaurant d’Olivier da Silva, qui propose la recette : le menu y est entre 60 et 80 euros. Tu ne dégustes pas par les papilles, mais par les pupilles. Inabordable pour le commun des mortels. Y aller, c’est la jouissance d’être un nanti, une fuite en avant pour une élite blasée, une surenchère dans la sophistication. »
Des secrets et un mystère
TV Magazine, 3/11/2019
« Mask Singer, c’est donc ça, les nouveaux secrets : qui est planqué dans des costumes à 40 000 euros.
Je me souviens d’émission comme Rendez-vous avec X, le samedi sur France Inter. On t’y expliquait que le Pape Jean-Paul Ier avait été empoisonné car il voulait suivre à la lettre les Évangiles, et distribuer l’argent du Vatican aux pauvres. Aujourd’hui, les nouveaux secrets, ce n’est pas ceux contenus dans les aliments transformés, ce n’est pas le poids des lobbies, mais ‘‘qui est caché dans le costume ?’’.
Et puis, le jury : l’humoriste le plus consensuel et dépourvu de scrupules, une chanteuse qui surjoue la compassion à chaque émission, une autre, bon, on ne sait pas trop qui c’est… Et cette ‘‘dream team’’ réunit plus de six millions de téléspectateurs ! Le vrai secret, le vrai mystère, est là : pourquoi ça plaît autant ? »
Miroir, mon beau miroir
Le Courrier picard, 30/10/2019
« Les réalisateurs sont souvent réticents à montrer les classes sociales les moins favorisées et le quotidien des gens du peuple. Pialat, en 1971, sur la Une, avait montré le quotidien âpre et difficile des femmes paysans restées derrière la ligne de front pendant la première guerre mondiale.
Le cinéma est un miroir, mais pas grossissant, déformant, la plupart du temps. Comme dans ce nouveau film d’Yvan Attal, qui est censé être drôle, avec un énorme chien mal élevé et obsédé. On y voit des CSP+ qui parlent à d’autres CSP+. Là, même Le Courrier picard le dit : ‘‘difficile de compatir aux souffrances d’un homme qui ne parvient pas à se décider entre sa grande maison d’architecte près de Biarritz et une installation à Rome.’’
Car ce n’est pas la vraie vie : les gens n’ont pas de poches sous les yeux, ne sont pas couperosés, il n’y a pas d’éclairages sordides comme dans les supermarchés. Non : les gens vivent dans les 100 m2. On est à des années lumière du réel. Il est trop subversif le réel, trop déterminé par la politique. Par pitié, offrez-nous quelque chose de vraisemblable… D’autant que tout ça peut mettre hors d’eux-mêmes une partie des téléspectateurs.
Cela m’évoque un essai de Gilles Lipovetsky, l’ère du vide. ‘‘A la dénonciation railleuse corrélative à une société fondée sur des valeurs reconnues s’est substitué un humour positif et désinvolte [… qui] n’a pas de victimes, ne raille pas, ne critique pas, s’évertuant seulement à prodiguer cette atmosphère euphorique de bonne humeur et de bonheur sans envers.’’ »
Mon adaptation stupide
Que reste-t-il du roman de John Fante Mon chien stupide dans la version filmée qu’en propose Yvan Attal ? Une histoire expurgée, enjolivée, pastelisée. Le personnage de Fante, la cinquantaine bien sonnée, est en conflit. Contre l’industrie du spectacle qui l’a trop longtemps ignoré, contre ses enfants qui l’ont trop souvent déçu, même contre sa femme avec laquelle la hache de guerre est rarement enterrée. Dans le roman, les constats sont déchirants : toutes les vies sont ratées, et ce quand bien même on a connu, plus jeune, de relatifs succès. Nos « proches » ne le sont qu’un temps : les liens se défont au sein d’un couple et les enfants s’en vont. Et, comme si ça ne suffisait pas, un énorme chien, priapique, malpropre, élit domicile chez le narrateur, gloire déchue de la littérature, en lieu et place d’une Muse qui semble avoir définitivement foutu le camp.
Transposée par Attal au cinéma, ça donne quoi ? Le chien chausse les lunettes de l’écrivain. Il est bedonnant, nonchalant, paresseux, inoffensif. Sa force d’inertie c’est celle de la bourgeoisie. La photo du film est bien léchée : superbes vues aériennes de la côte basque, financements de la région Nouvelle Aquitaine oblige. Dans le film, le héros rencontre quelques menus problèmes familiaux : a-t-on le droit de changer la chambre du fils aîné en bureau une fois qu’il est parti du nid ? Comment raviver la flamme du désir après 25 ans de vie commune ? Faut-il continuer à végéter dans sa villa du pays basque aux côtés des siens ou partir en Italie, dans les parages de la Villa Médicis, pour relancer sa carrière d’écrivain ? ce qui n’empêche nullement la Presse de s’extasier sur l’audace d’une œuvre « décapante » (La Voix du Nord 29/10/20) signée du « politiquement incorrect » Attal (Ouest France 5/11/19). Un « politiquement incorrect » truffé de métaphores aussi balourdes que le chien du film : l’auteur tourmenté dans son imper en bord de mer, les yeux plissés face à un océan aussi tempétueux que ses sentiments. Alors que le livre, tout en retenue, atteint parfois des sommets d’émotion, notamment lorsque le narrateur réalise que son dernier fils a quitté pour de bon la maison : « Mes yeux sont descendus vers les restes de la cabane construite par Dominic quand il était enfant, puis mon regard s’est déplacé vers le pare-chocs rouillé de la voiture de Denny et le filet en loques fixé à l’anneau de basket de Jamie. Soudain, je me suis mis à pleurer. »