Doléances des Gilets jaunes : les aventuriers des cahiers perdus (partie 2)

Par Pierre Joigneaux |

Résumé de l’épisode précédent : Fakir est parti à la recherche d’un trésor : les 20 000 cahiers de doléances enterrés, ces deux millions de contributions des Gilets jaunes au « grand débat ».
Dans le café d’Auger-Saint-Vincent, dans l’Oise, le maire Fabrice Dalongeville nous raconte sa quête. Comment, avec la réalisatrice Hélène Desplanques, ils ont réussi à exhumer des cahiers, comment un documentaire s’est monté, comment s’organisent des diffusions à travers la France. Jusqu’à pousser les murs de l’Assemblée nationale, en décembre dernier…


« Ce 12 décembre, Marie Pochon, la députée verte de la Drôme, elle avait réservé la plus grande salle de l’Assemblée nationale pour débattre du sujet, des cahiers de doléances, avec plein d’élus. Et là… Dégât des eaux ! On a vraiment la poisse… Cinq ans après Notre-Dame (voir la partie 1) ! » Grand rire de Fabrice Dalongeville. Qui redevient malgré tout très sérieux, alors que je mange mon poulet frites. Car ce 12 décembre 2024, à l’Assemblée nationale, une bonne trentaine de collectifs citoyens de toute la France ont fait le déplacement. « L’objectif c’était de faire pression, de rendre visible le sujet… Mais faut avouer que ça sert pas à grand-chose au niveau du gouvernement. Il ne se passe rien. Du coup, on a acté : l’objectif, c’est de les rendre publics nous-même. »
Le travail avait déjà été entamé, d’ailleurs, mais toujours sous les radars. « À Rodez par exemple, dans l’Aveyron, ils sont allés dans les archives départementales, là où sont gardés les cahiers manuscrits, et ils ont tout pris en photo. Ils ont analysé les thèmes et les doléances qui ressortent. Puis ils ont fait une expo dans le hall du ciné local. Une expo qui va circuler dans tout l’Aveyron. »

Prenez des photos !
Sur ce modèle, près de quarante collectifs citoyens se montent actuellement, à travers tout le pays, pour mettre en lumière les cahiers : Alpes, Aveyron, Creuse, Charente, Dordogne, Eure-et-Loir, Finistère, Gard, Haute Garonne, Hérault, Ille-et-Vilaine, Isère, Loire-Atlantique, Morbihan, Oise (forcément), Pyrénées Atlantiques, Rhône, Savoie, Seine-et-Marne, Tarn, Essone, Val-de-Marne, Paris. Depuis la diffusion nationale du documentaire, tout s’accélère. « Ça reste super frais, mais on sent un espoir collectif monter. Allez dans votre coin, rendez les cahiers publics, allez les prendre en photo. L’enjeu c’est de les rendre public dans chaque commune où ça s’est déroulé, d’ici juin ! Rendez ça visible ! » Pour aller plus loin encore, Fabrice et Hélène ont créé, ici même, dans ce café, le 17 novembre 2024, sixième anniversaire des Gilets jaunes, une association : Les Doléances. Le but : lever des fonds, objectif 500 000 euros, pour créer une plateforme où les doléances seraient publiques. « La restauration de Notre-Dame a permis de mobiliser 950 millions d’euros. 750 millions ont été utilisés. On pourrait pas utiliser les 200 millions qui restent pour financer une plateforme où les citoyens pourraient retrouver les doléances ? C’est pas une priorité pour la République ? » Une plateforme où les citoyens pourraient même déposer de nouvelles doléances, une sorte de « Wikipédia de la parole citoyenne ». Pour recréer de la confiance, du collectif.

Les bataillons de cravates
« Mais d’ailleurs », je demande, c’était quand même l’un des buts de ma visite, « d’ailleurs, les doléances, tout ce que vous avez retrouvé, ça disait quoi ? Les priorités des gens, c’est quoi ?
 Y a un ras-le-bol social, et un ras-le-bol démocratique. Les gens, ce qu’ils voudraient changer, c’est leur quotidien. Ce qui revient beaucoup dans les doléances, c’est l’indexation des salaires et des retraites sur l’inflation. L’ISF, aussi. La justice fiscale, la justice sociale, la justice environnementale, la justice démocratique, la justice dans son ensemble, en fait. Le train de vie des élus nationaux aussi, ça revient souvent. Mais on n’a vu rien ou presque sur l’immigration ou sur la sécurité.
 Le RIC, ça revient souvent ?
 Oui, mais plus encore que le RIC, c’est l’éloignement des élus qui revient tout le temps. Les gens ne se sentent pas représentés par l’Assemblée : ils y voient des techniciens, des bataillons de cravates bleues, sans ancrage local. La démocratie pour eux n’est plus représentative. La suppression du Sénat, ça revient souvent. Comme le
‘‘pourquoi on les paye ?’’ ». En écoutant Fabrice, je repense à une enquête que j’ai vu passer récemment, dans le Monde : 80 % des Français ne font plus confiance aux députés. La seule figure politique qui en conserve un peu auprès des gens, c’est le maire, à 70 %. Fabrice me tire de mes pensées : « Les gens ne demandent pas à être riches, juste de vivre, de pouvoir vivre. D’ailleurs, plus le quotidien est décrit dans les cahiers, plus les gens parlent de l’indexation des salaires ou des retraites, plus tu sens que c’est des gens des catégories populaires qui écrivent. À l’inverse, plus tu vas vers la dénonciation des Institutions, plus tu sens que celui qui a écrit a fait des études supérieures. Mais dans les deux cas, tu as la même intelligence citoyenne. » Le mouvement avait pourtant essuyé un vrai mépris de classe par ceux qui s’étaient bouché le nez au début des manifs. « Tu as beaucoup de doléances avec de la colère, mais beaucoup de respect, aussi. Les gens sont allés à l’école, ont appris l’Histoire de la Révolution, les cahiers de doléances de 1789. Quand Macron a parlé de ‘‘grande consultation’’, ils ont entendu ‘‘cahiers de doléances’’, et ça a pris direct. »

Ils sont englués, mais retrouvent du monde.
On est partis sur les chapeaux de roues, passionnés, sur la grande Révolution, au point qu’on en a oublié nos cafés. Ils sont froids. C’est malin.
« Et ce café citoyen d’ailleurs, il vient d’où ?
 Quels sont les lieux où vous allez penser aujourd’hui, collectivement ? Pendant 29 ans, il n’y avait plus de café à Auger-Saint-Vincent. L’instit’ s’est barré, le médecin s’est barré, les syndiqués se sont barrés.
Coquard (Benoît Coquard, le sociologue, retrouver son entretien ici), il a raison. Aujourd’hui, avec le café citoyen, la vie est de retour dans le village. » Il neige dehors. Des habitants des communes alentour poussent la porte, peu à peu. C’est le jour où les « aidants » et les « aidés », des personnes âgées, isolées, ou handicapées, viennent faire « une petite pause ». Chantal, travailleuse sociale : « On se rend compte que les aidants familiaux sont épuisés. Ils s’oublient. Ce sont des gens souvent englués dans leur situation. Mais grâce au café citoyen, ils sortent de chez eux, ils rencontrent du monde, ils partagent un moment chaleureux, collectif. » D’ailleurs, « combien de gens viennent au café, même en ville ? », questionne Fabrice. Beaucoup de tiers-lieux se créent dans les petites communes, mais souvent dans l’entre soi. « Sur cinq cents habitants ici, il y a une centaine de personnes qui viennent. Il y a autant, voire plus, de femmes que d’hommes. Il y a des jeunes, des vieux. C’est un lieu où les gens se rencontrent, se parlent. Si la gauche veut reconquérir les classes populaires, ce sera de bas en haut. En récréant des lieux collectifs. En retissant du lien. En ressuscitant des lieux comme celui-là, les cafés de 1789, des lieux de débats citoyens, d’où peuvent émerger les doléances. » Je ressors regonflé à bloc. Je me dis que l’espoir est dans les gens, toujours. On remonte dans la voiture. Fabrice me ramène à la gare. Il allume la radio. Le sujet ? « L’immigration. »

Pierre Joigneaux
➡️ Lien vers la partie 1