n° 92  

Dominique Bourg : "On sort de la société de consommation"

Par François Ruffin |

À l’occasion de ma mission d’information sur les « Métiers du lien », nous avons rencontré le philosophe-écologiste Dominique Bourg. Durant une heure, on a navigué entre Hegel et l’hôpital, entre Darwin et le supermarché, et ça fait partie des moments d’intelligence que je veux partager, ne pas garder pour moi...

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François Ruffin : Tu dis souvent qu’une société écologique doit basculer « des biens vers les liens », que le progrès, demain, ne sera plus dans la technologie, mais dans la qualité des relations…

Dominique Bourg : Non pas demain, mais dès aujourd’hui en fait ! Dans les pays riches, comme le nôtre, on le voit déjà dans les enquêtes : le bien-être provient désormais, non plus du PIB, mais du relationnel, du temps passé en famille, d’une disponibilité pour ses amis, etc. C’est ça qui rend les gens heureux, épanouis, et non pas le fait d’avoir trois bagnoles.

Bruno Bonnell (co-rapporteur En Marche ! de la mission d’information) : Si on en vient à notre sujet, ça veut dire, dans cette logique, qu’il faudrait valoriser les métiers qui créent du lien, plutôt que ceux tournés vers la marchandise ?

Dominique Bourg : Évidemment ! On est cul par-dessus tête ! Ce n’est pas très sympa, mais le vendeur de SUV, le publicitaire qui vante ces véhicules, l’ingénieur qui dessine les plans, ces emplois sont valorisés, bien payés, bien considérés. Alors que, non seulement ils n’apportent qu’un plaisir éphémère si ce n’est de la frustration, et surtout contribuent à la dégradation de l’habitabilité de la Terre. Est donc rémunéré ce qui détruit.
À l’inverse de vos métiers du lien, qui participent d’une chose essentielle : la reconnaissance de l’autre. Revenez au vieil Hegel, on est au début du XIXe siècle, il dit : « Qu’est-ce qui fait qu’une société sera accomplie ? C’est quand il n’y aura plus aucun individu qui ne sera pas reconnu dans son humanité. » C’est le fondement de la vie sociale : la reconnaissance, par la société, de la valeur de tout un chacun. C’est le drame terrible du chômage : il rend les « hommes inutiles », et ça c’est destructeur, moralement, mentalement.

François Ruffin : Là, c’est la reconnaissance à la fois des gens qui sont aidés et des gens qui aident ?
Dominique Bourg : Les deux ! Tu reconnais les deux d’un coup ! D’un côté la personne qui aide, si son boulot lui plaît, si elle s’y reconnaît, obtient justement une reconnaissance de la personne qu’elle aide, et de la société. De l’autre, elle-même et la société reconnaissent la personne aidée dans son humanité. Cette dernière sort de l’isolement, de la trappe mentale où sont abandonnés les gens qui ne peuvent se débrouiller seuls. Tu renforces de manière générale les liens, et c’est un signal que tu donnes à la société en disant : « La société ne se borne pas au marché, c’est d’abord l’entraide. Ce qui va être de plus en plus important aujourd’hui, c’est les liens. »
Anthropologiquement, les pays communistes ont commis une erreur : ils allaient inventer un homme nouveau, « un homme sans intérêt, socialement dissous ». Mais le capitalisme a commis l’erreur inverse : « Il n’y a pas de société et les hommes ne sont que des intérêts sur pattes. » C’est tout aussi anthropologiquement faux, et ça mène, ces deux types de sociétés, à des drames symétriques. Il nous faut retrouver ce qui fait l’humanité, et le lien c’est le fondement de l’humanité.

François Ruffin : C’est le volet « social ». Mais c’est vert, aussi ?

Dominique Bourg : C’est la clé de tout en matière d’écologie. Si la planète devient de moins en moins habitable pour notre espèce, c’est que nous sommes sur une industrie du petit gadget obsolescent, sans grand intérêt, avec une Terre transformée en atelier géant. Donc, effectivement, une société qui s’écologiserait, c’est forcément une société qui va privilégier les liens plutôt que les biens, une société où les activités de production et leurs volumes, et leurs transports, baissent, drastiquement même dans un premier temps.

La consommation avait (j’en parle au passé)
une fonction spirituelle, elle donnait un sens à notre existence.

On sort de la société de consommation. Ce n’est pas rien. La consommation avait (j’en parle au passé) une fonction spirituelle, elle donnait un sens à notre existence, et à l’histoire, à la société. À travers la consommation, on se réalisait. Cette magie jouait à plein durant les années 60, mais elle s’est assez vite effritée. Dès les années 70, apparaît une contestation de ce culte. Et aujourd’hui, dans nos pays, ça ne marche plus : lors des « focus groups », lorsqu’on invite des gens lambda pour discuter d’un nouveau produit, toute fascination a disparu. J’ai rencontré des professionnels de ces analyses marketing, qui m’en ont témoigné : « La magie, c’est fini. Complètement fini. » Mais même l’Inde ou la Chine, à la limite, ils n’auront jamais connu cette magie de la consommation. Parce que, d’emblée, elle est associée à la destruction très visible de l’environnement. Ils savent. C’est sans innocence, habité par une culpabilité.

François Ruffin : Et comme la magie est morte, le système jette toutes ses forces pour que l’idéologie survive ? Avec des écrans publicitaires partout ? Des chaînes de télé gorgées de pubs ?

Dominique Bourg : On met un fric monstre pour continuer à vendre n’importe quoi. Sinon, si toutes les conneries ne se vendent plus, le système est foutu.

Bruno Bonnell : On est parti dans une espèce d’hyper croissance, et vous nous dites qu’on arrive à une butée. Soit. Il faut changer. On en est tous d’accord. Mais au XXe siècle, les grandes ruptures sont venues des guerres. Comment on sort de cette consommation, qui nous a modelés, par la paix…

Dominique Bourg : Cet imaginaire de la consommation, ses fondements sont très anciens. Je fais un peu de philo, en deux minutes…
Que se passe-t-il à la fin du XVIe ? La conception de la nature va être chamboulée par les élites savantes européennes, anglaises au premier chef, les Copernic, Galilée, Bacon, Descartes, Newton, etc. On va considérer que le monde, la Nature, n’est qu’un agrégat de particules purement matérielles. C’était un changement énorme. Et que ces particules sont reliées entre elles, pensait-on, par une seule loi, tout d’abord celle du mouvement selon Galilée, puis la gravitation universelle de Newton. Toute la nature devient donc mécanique. Jusqu’aux animaux-machines de Descartes.
L’impact des idées, leur diffusion, leur influence, c’est très lent. Mais les traités de zootechnie, qui sont publiés au XIXe siècle, c’est le fruit de ce paradigme. L’élevage industriel d’aujourd’hui, les vaches hublots, c’est le résultat de ça. Ça, c’est l’histoire profonde des idées.
Et l’homme, dans tout ça ? Eh bien, lui, nous, il allait de soi que nous n’étions pas que mécaniques. Les hommes ont une intériorité, ils sont capables de penser, de promettre, ils se projettent dans le temps, etc. Les êtres humains se retrouvent seuls à penser dans cet univers homogène et strictement mécanique. Donc, il en a découlé que l’humanité était étrangère à la nature. Et comme par hasard, en ce XVIIe siècle fort mystique, cette idée purement scientifique venait recouvrer un vieux fond biblique, en tout cas la manière dont on interprétait la Genèse : « Vous êtes les seuls à avoir été créés à l’image et à la ressemblance de Dieu, donc vous êtes appelés à dominer tout ce qui vit sur Terre. » En d’autres termes, la science naissante et l’héritage religieux convergeaient : l’espèce humaine échappait à la Nature. C’est fort !
À partir de ce moment-là, c’est quoi le progrès ? Le progrès devient un arrachement à la nature. Par le travail. Le donné naturel n’a aucune valeur, il ne vaut que pour autant qu’on le transforme, qu’on fabrique des biens, qui peuvent se vendre sur un marché. Et en même temps, adviennent les guerres de religion, qui ont traumatisé l’Europe. La finalité ne peut plus être le salut de l’âme, on s’est entretués pour ça, les églises se divisent sur les voies du Seigneur et du salut, ça ne fonctionne plus, cet au-delà. Et les philosophes du contrat viennent remplir ce creux : finalement, il n’y a pas de finalité commune qui s’impose dans une société, il n’y a d’ailleurs pas même de société à l’origine, et le seul but qui demeure, c’est : accumuler des biens, en jouir dans la paix.
Voilà, à son origine, l’imaginaire de la consommation : il est porté par la modernité, dans ses fonts baptismaux philosophiques. On n’a pas attendu la deuxième guerre mondiale, si ce n’est pour que cet imaginaire connaisse un début de réalisation avec les Trente glorieuses.
Mais aujourd’hui, un second paradigme arrive, qui à vrai dire lui non plus ne date pas d’hier : Darwin, au milieu du XIXe siècle, remet l’espèce humaine dans la nature. « Les amis, vous n’êtes pas du tout une espèce étrangère, vous n’êtes pas du tout une espèce divine, vous êtes des animaux et puis en plus vous êtes un produit de la sélection naturelle. » Là encore, cela repose sur une base scientifique.

Qui va se trouver prolongée, au XXe siècle, par l’éthologie. C’est l’étude du comportement des animaux. C’est une révolution complètement folle : c’est-à-dire que tous les critères classiques, la parole, le sens moral, les stratégies politiques, l’usage des outils, la culture, enfin, tous les critères qui nous permettaient de dire « rire est le propre de l’homme », etc., tous ces critères volent en éclat. Et depuis quinze ans, vous avez la révolution de la biologie végétale. On pensait que les plantes, c’était le Lumpenproletariat du vivant. Elles organisaient la production primaire, elles étaient l’interface entre l’organique et l’inorganique, mais elles n’avaient qu’une vie, comme on dit, « végétative ». Et on se rend compte que ce n’est absolument pas le cas, que les plantes ont des stratégies, qu’elles sont capables de leurrer des prédateurs, de s’adapter, d’aller avec leurs racines chercher des nutriments ou de l’eau.
Quelle est la conclusion de tout cela ? Nous sommes des êtres vivants, tout simplement. Nous appartenons à la vie. Et c’est quand même fou : on découvre ça au moment où on flingue tout ! 78 % d’insectes en moins, nous dit la revue Nature. Et à ce moment critique, on a un truc qui s’ouvre dans nos esprits : nous sommes liés à ça, nous en faisons partie.
C’est déjà très clair dans notre société. Regardez à quel point dans nos pays, très latins, en moins de vingt ans, la cause animale a pris son essor. Regardez la sensibilité aux arbres, aux végétaux aujourd’hui, la sylvothérapie, l’écopsychologie, la permaculture. Plein de signes montrent, dans notre société, qu’on s’éloigne du paradigme mécaniste, avec l’homme étranger. Qu’on réintègre la nature.
La preuve, encore, regardez l’enquête publiée dans Le Monde : une vaste majorité de la population française aspire à renouer avec la nature, se déclare intéressée par la sobriété écologique. Et ça n’est pas qu’en France, c’est partout pareil.
Vous me parliez de lien : mais ce n’est pas simplement le lien avec autrui. C’est le lien avec autrui et avec les autres vivants. Nous vivons un moment formidable : à la fois dans un monde insensé, c’est-à-dire privé de sens, qui ne répond pas à la question du sens, qui nous amène dans un mur. Et comme par enchantement, un autre monde peut surgir, qui vient vraiment du fond de la société, ce qu’on appelle un paradigme en fait, qui est en train de se construire, où vous avez à la fois un savoir scientifique, qui s’articule à des représentations sociales et à une sensibilité nouvelle.

« C’est une révolution complètement folle. »

François Ruffin : En gros, il s’ouvre devant nous deux perspectives : soit on continue l’animal-machine, l’arrachement à la nature, et c’est le transhumanisme ? Soit on remet les pieds sur Terre ?

Dominique Bourg : Oui. Voilà. C’est le choix entre les deux paradigmes.
Bruno Bonnell : Pour vous, l’écologie, c’est la fin de l’industrie ? Vous pensez qu’on ne produira plus de biens ?

Dominique Bourg : Pas du tout, mais si on veut s’en sortir, on aura une industrie plutôt sur les infrastructures. Et on va privilégier des biens réduits en nombre, mais utiles et durables, beaux, souvent mutualisés pour les plus sophistiqués. La profusion d’objets est très récente dans l’histoire humaine.

Bruno Bonnell : Mais cette tendance à posséder, quand même, voire à accumuler, la notion de « c’est à moi », elle est costaud, bien ancrée dans les cerveaux…

Dominique Bourg : L’histoire d’une propriété sans limite, c’est vraiment un truc moderne. Dans toutes les cultures, dans toutes les sagesses, est toujours posée l’auto-limitation. Chez les Grecs, c’était très clair, il y avait des bornes, et eux distinguaient l’échange économique de la « chrématistique », comme l’a nommée Aristote. D’un côté, je suis boulanger, je ne vais pas me chausser avec mes baguettes, et si je suis cordonnier je ne vais pas manger mes semelles, donc j’ai besoin d’échanger mes baguettes pour avoir des semelles etc. L’échange économique est borné par les besoins naturels. La chrématistique, c’est le marchand qui, lui, achète un bien, non pas pour le consommer, mais pour le revendre, pour ensuite acheter un autre bien et le revendre à nouveau, et donc pour augmenter son capital. Dans toutes les civilisations, vous allez retrouver ça : il existe un optimum de biens, au-delà ils ne vous apportent plus rien. C’est prouvé, d’ailleurs, maintenant : au-delà de 20 000 $ de PIB par personne, le bien-être ne progresse plus. Même la dopamine, lors des achats, ça devient très léger. Alors que passer d’un appartement insalubre à un logement correct, c’est un bien d’infrastructure, qui va vous bénéficier longtemps, changer votre vie. Quant à la propriété individuelle exclusive, le droit d’user et d’abuser selon Portalis, elle advient avec le Code Napoléon.

François Ruffin : C’est la décence commune. Se loger décemment. Se soigner décemment. S’éduquer décemment. Vieillir décemment…

Dominique Bourg : Les besoins sociaux. Et une donnée qui peut rendre optimiste : le Sri Lanka, par exemple, remplit ces besoins sociaux, l’accès à l’énergie, l’accès à l’éducation, l’accès à la santé… Et tout cela, avec une faible empreinte écologique. Donc, ça veut dire qu’on peut avoir une société qui satisfait les besoins fondamentaux, qui satisfait le confort, qui satisfait un besoin d’esthétique, et sans détruire la planète…