On avait participé ensemble à une conférence, avec la sociologue Dominique Méda. Son travail sur la hiérarchie des métiers et des salaires faisait écho à la mission que je mène pour l’Assemblée nationale sur les Métiers du lien, ces métiers dévalorisés, précarisés, à temps partiel contraint… Dont on a vite vu, pendant la crise, à quel point ils étaient essentiels. Je l’ai rappelée.
Dominique Méda : "Changer de boussole."

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François Ruffin : On a souvent répété pendant cette crise que les femmes étaient en première ligne, c’est le ressenti que vous avez à travers cette pandémie ?
Dominique Méda : Absolument. On voit combien les métiers sont impactés différemment par cette crise. Il y a ceux qui peuvent télétravailler, et ceux qui sont obligés d’être au contact. Se pose aussi la question des métiers essentiels ou non essentiels. Et là, dans les métiers du care, du soin, en première ligne, il y a en effet énormément de femmes : les aides à domicile, les aides-soignantes, les infirmières, mais aussi les métiers de la vente. Or la plupart du temps ces métiers sont déconsidérés : peu valorisés, peu reconnus et surtout structurellement mal payés.
F.R. : Comment on peut l’expliquer, selon vous ?
D.M. : Parce qu’on considère que ce sont des compétences naturelles qui sont mises en œuvre, et pas des compétences techniques particulières qu’il faudrait surpayer. C’est dans le prolongement de ce que les femmes ont toujours su faire : soigner, prendre soin, sourire. L’anthropologue David Graeber nous avait bien montré comment voir si un métier était essentiel ou pas : « supprimez ce métier et regardez si ça change quelque chose au fonctionnement de la société. » On voit bien aujourd’hui quels sont les métiers essentiels, et je trouve ça passionnant. Les femmes sont à la fois en première ligne et dans des métiers très mal payés, on l’a dit, ou en temps partiel. C’est qu’il y a deux hiérarchies complètement en contradiction : la hiérarchie des salaires et de la reconnaissance sociale, du prestige, et la hiérarchie de l’utilité sociale des gens. Ce fossé est un énorme sujet pour notre société.
F.R. : Est-ce que cette crise peut justement renverser cette hiérarchie des métiers ?
D.M. : Là, on se heurte à un vrai problème : les professions les mieux rémunérées, et les plus prestigieuses, sont aussi celles qui ont le pouvoir dans notre société. Ces professions ne vont pas se laisser faire comme ça, et il faudra une très forte mobilisation à la fois pour hausser les salaires du bas, et sans doute aussi pour limiter les salaires du haut, en travaillant sur les questions de salaire maximum, de l’impôt sur le revenu, de l’ISF... Il faut aussi rappeler que la France est l’un des pays où les inégalités salariales sont les plus fortes : notre modèle social corrige fortement ces inégalités, mais les inégalités avant impôt et prestations sociales sont très, très, très fortes.
F.R. : On a ces inégalités de salaires, mais la crise montre aussi, dans un sens, qui sont les dominés. Et qu’ils doivent être encore plus dominés en période de crise sanitaire.
D.M. : C’est vrai, parce que tout repose sur le rapport de forces. Le sociologue, et philosophe, Élie Halévy pensait les raisons de cette hiérarchie des salaires : pourquoi des métiers très utiles sont si mal payés ? demandait-il. Et il répondait que la seule raison, c’est le rapport de forces. il va donc falloir contrebalancer ce rapport. Et ça ne peut se faire que si on a une mobilisation de l’ensemble de ces personnes qui sont déconsidérées. Mais, problème : on n’a même pas été capables, dans la loi de finances rectificative votée il y a quelques jours, de mettre immédiatement en œuvre les mesures promises par le président de la République, et dont on n’a jamais vu la couleur. Toujours dans cette idée de rapport de forces, il faudra quand même comprendre comment il est possible que des gens, des infirmiers, des infirmières, des médecins, aient pendant un an tiré la sonnette d’alarme sans jamais rencontrer le Premier ministre, ils n’ont jamais rencontré le président de la République. Qu’est-ce qui s’est passé dans l’État pour qu’on ait pu à ce point être aveugle, sourd, aux demandes ? Qui a dit ‘‘Non, ça n’est pas possible’’ ? C’est un véritable dysfonctionnement de l’État et de sa fonction de prévision à moyen et long termes.
F.R. : Ils sont finalement vus, ces soignants, comme un coût, des gêneurs qui entravent le fonctionnement de l’économie, tandis que les traders et les publicitaires sont vus comme des gens qui l’enrichissent…
D.M. : Il y a eu avec le néolibéralisme un renversement de valeurs, de toutes les valeurs. Il faut vraiment relire ces textes, comme ceux qui accompagnent le consensus de Washington, où l’on affirme qu’il faudrait se débarrasser du service public et des fonctionnaires, jusqu’à considérer qu’ils sont en effet des poids pour l’économie, des gens qui recherchent leur propre intérêt et incapables de servir l’intérêt général. On est encore plongés dedans, imprégnés de cette pensée d’une façon absolument folle. Il y a un travail de nettoyage, de décapage à faire.
F.R. : Quelle rupture, s’il n’y en avait qu’une seule, vous proposeriez ?
D.M. : Il y en a tellement… Mais je pense qu’il faut qu’on bifurque immédiatement, radicalement, qu’on rompe en tout premier lieu avec le fétichisme du PIB et de la croissance. qu’on mette immédiatement en place d’autres indicateurs, d’autres boussoles, comme l’empreinte carbone et un indice de santé sociale. Ce serait essentiel : ça voudrait dire qu’on écrirait dans une autre langue que la langue de la croissance et du PIB, qu’on reviendrait à des indicateurs naturels et sociaux. On sortirait de la déréalisation de l’économie.