Eau en bouteille : quand l'État boit la tasse devant Nestlé

Par Maëlle Beaucourt |

Quand Nestlé utilise un système de traitement illégal pour ses eaux en bouteille, comme révélé par la presse il y a quelques jours, le Gouvernement ferme les yeux, et laisse faire. Bernard, installé à Vittel, lutte à son échelle contre la multinationale…

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Près d’un tiers des eaux en bouteille vendues en France font l’objet de filtrations plus ou moins illégales. Et celles commercialisées par Nestlé en font partie. Enfin, pas vraiment… Qu’on vous raconte la bonne blague : d’un côté l’État désapprouve les systèmes de traitements illégaux de Nestlé, mais de l’autre... il les tolère.
Vous avez du mal à suivre ? Nous aussi. Et Bernard également, au début. Le retraité espérait pourtant couler des jours heureux, à Vittel. Résultat : il voue une lutte acharnée contre Nestlé.

Au cœur du problème
On rembobine. « À Vittel, on vit dans une colonie de Nestlé. Tout le monde est à sa botte, de l’usine aux autorités locales. » Bernard Schmitt quitte la capitale voilà une quinzaine d’années pour vivre sa retraite à Vittel. Mais aussitôt installé, la colère le saisit. C’est que les décharges sauvages de Nestlé, le projet d’un pipeline de quinze kilomètres pour faire grossir les bénéfices, ça lui tape sur le système, à Bernard. Du coup, avec trois autres amis, il fonde le Collectif Eau 88. L’objectif : lutter contre le pillage de l’eau par les industriels. Mais Bernard soupire : « même la presse du coin pisse des articles sur Nestlé. Quasiment tous les jours. » Un jour où, avec son collectif, ils manifestent devant l’usine du groupe, ils voient « des gendarmes sortir directement de l’usine et venir [les] réprimer ». Il ressent une pression, constante. « Même des salariés de Nestlé menacent de s’en prendre à ma maison. » N’empêche : dernièrement, c’est le système de filtrage illégal de l’eau naturelle qu’ils essaient de stopper. Pour Bernard, « il y a un véritable risque sanitaire avec la méthode de filtration Nestlé. En fait, ils commercialisent une eau soi-disant naturelle, sauf que c’est la même qualité que l’eau du robinet, avec le plastique en plus. » Le scandale dans tout ça ? L’État autorise l’industriel à poursuivre ce genre de pratiques illégales.

Plus grand-chose de naturel
Les textes sont clairs : le processus de filtration ne doit pas altérer la qualité naturelle de l’eau. Le filtrage ne peut être utilisé pour éliminer des micro-organismes ou impuretés inférieures à 0,8 μm. Car les filtres inférieurs capturent des particules plus fines, et ne se contentent plus seulement de filtrer l’eau : ils la désinfectent, et donc la stérilisent... Et elle n’a, du coup, plus rien à voir avec une eau naturelle.
L’objectif de Nestlé ne devrait donc pas être de désinfecter l’eau, seulement d’éliminer les grosses particules en préservant son caractère naturel. Problème : la firme utilise des filtres de 0,2 μm… Un système de filtration pourtant prohibé par les directives européennes puisque, on l’a dit, sur le plan microbiologique l’eau naturelle est plus saine.
Mais pourquoi tant d’insistance ? Pourquoi Nestlé tient-il à ce point à désinfecter son l’eau qu’elle commercialise ?
Pour garantir une sécurité sanitaire, selon l’industriel.
Vraiment ?

Des matières fécales dans l’eau Nestlé

En novembre 2022, l’Agence régionale de santé (ARS) réalise des prélèvements dans les Vosges, sur un site Nestlé. Elle devra d’ailleurs batailler avec l’entreprise pour que ses agents aient l’accès aux eaux de captage avant traitement… L’industriel les fait même chanter : s’ils n’ont pas l’approbation des fameux filtres à 0,2 μm, personne n’aura accès aux eaux de captage. Finalement, l’ARS obtient les accès. Et là, stupéfaction : le compte rendu final fait état de déviations microbiologiques sur l’ensemble des prélèvements. On y retrouve notamment des traces de matières fécales… Ils notifient aussi que les forages contiennent des polluants chimiques. La véritable cause éclate alors au grand jour : c’est en raison d’une eau très peu qualitative microbiologiquement et polluée et que Nestlé a recours à des méthodes de désinfection illégales. Lors de cette visite, les agents découvrent en effet aussi l’usage des traitements interdits, aux UV, au charbon actif, filtres à 0,2 μm. Bref, l’eau de Nestlé a un sacré goût de bouchon et d’illégalité. Dans un communiqué, le syndicat CGT du groupe assure ne jamais avoir été informé du procédé de « traitement de l’eau ». Difficile d’en savoir plus : on a bien tenté d’entrer en contact avec la CGT Nestlé Waters, mais ce fut silence radio sur le sujet.

Le Gouvernement averti du problème
L’affaire était remontée aux oreilles du gouvernement dès 2021. Cette année-là, Nestlé apprend que la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) enquête sur les mauvaises pratiques industrielles de l’entreprise Alma. Coup de panique chez Nestlé : la firme est l’un des fournisseurs d’Alma. S’ensuit une rencontre avec le cabinet de la ministre de l’Industrie, Agnès Pannier-Runacher. François Rosenfeld, le directeur de cabinet de la ministre, rapporte alors l’utilisation par Nestlé de filtres à charbon et d’UV, ces méthodes interdites pour l’eau dite « naturelle ». Mais rien ne se passe. Pire : en septembre 2022, le cabinet de la ministre déléguée de la Santé, Agnès Firmin-Le Bodo, avertit le cabinet d’Élisabeth Borne et d’Emmanuel Macron que l’industriel souhaite sécuriser juridiquement la poursuite de son utilisation de microfiltres à 0,2 μm.

Les autorités courbent l’échine
La pression du groupe pour obtenir la légalisation de sa méthode de filtration ne faiblira pas. Nouveau chantage : en janvier 2023, Nestlé Waters annonce la suppression de 171 postes d’ici 2025 s’il n’obtient pas gain de cause. Et met sa menace à exécution : 171 postes sautent, à Vittel et Contrexéville. Dans la bataille, les syndicats des usines n’ont pas bronché. Bernard raconte : « Tout est différent chez Nestlé, même les syndicats. La CGT est plus proche de la direction que des employés. Quand il y a des manifestations pour l’hôpital, la CGT de Nestlé n’y va pas. Quand Nestlé annonce la suppression de postes, la CGT ne se lève pas vraiment contre. Elle préfère soutenir les départs volontaires. Faut dire que chez Nestlé, ils ont une très bonne convention collective et des avantages… » Février 2023 : le gouvernement courbe finalement l’échine. Il approuve les directives de Nestlé, et les microfiltres à 0,2 micron sont autorisés.

Quand Macron jouait les intermédiaires
Derrière cette mascarade sanitaire, « Macron est mouillé jusqu’au cou », estime Bernard. Qui pointe qu’une grande partie de sa fortune vient de Nestlé, justement. Pour comprendre, il faut remonter au tout début de ses relations avec Peter Brabeck, ancien directeur général de la firme. En 2012, le géant pharmaceutique américain Pfizer met en vente sa division « nutrition infantile ». Nestlé se porte candidat, tout comme la société Danone. Pour gérer la négociation, le groupe s’en remet aux services de Rothschild & Cie. À l’époque, Emmanuel Macron y émarge comme banquier. Grâce aux précieux conseils de Macron, Nestlé parvient à racheter pour 11 milliards la division Pfizer. Le futur président de la République se voit même proposer le rôle de directeur général de Nestlé France... Mais Macron l’assure : il n’y a aucune « connivence » de l’État dans l’affaire des fraudes minérales de Nestlé.
Clair comme de l’eau de roche. De l’eau filtrée par Nestlé.