Et si c’était les pauvres qui détenaient la clé de notre avenir ?
C’est ce que pressent, pour l’avoir constaté, l’auteur et diplomate iranien Majid Ranhema.
Foutre la paix aux pauvre (et les imiter)

On en a entendu, des conseils de la part des ministres, des élus, afin d’économiser, tout en refusant de taxer les superprofits : chauffage à 19 degrés, col roulé, bien étendre son linge ou cuisson des pâtes… Pourtant, la technique de la marmite norvégienne (je vous laisse chercher si vous ne connaissez pas), ça fait longtemps qu’on l’applique, chez moi. Les plus modestes sont-ils réellement perdus sans les conseils des riches ?
Lui, il en était revenu, de cette idée.
Lui, sans être pauvre, avait vécu au milieu d’eux dès ses premières années d’enfance à Téhéran.
De formation universitaire, il avait cru au « progrès » amené par l’Occident. Diplomate, ancien ministre jusqu’en 1971, représentant l’Iran à l’ONU, il s’était engagé dans des missions internationales en tant que membre du conseil exécutif de l’Unesco et représentant résident des Nations Unies au Mali.
Cet homme, c’est Majid Ranhema.
Chez lui, le déclic se produit lors de deux voyages où il rencontre les Amérindiens du Canada, puis les « domiciliés des trottoirs » de Calcutta. Dans Quand la misère chasse la pauvreté, il raconte l’émergence de ses doutes quant à ses croyances premières. Et son constat est clair : malgré le développement économique, la croissance, les aides des institutions internationales, la misère demeure. S’aggrave même parfois. Bref, quelque chose ne « marche pas ».
Que fait-il, alors ? Il tourne le dos à ce qu’on lui avait appris, pour chercher du côté de sa culture initiale, celle des sociétés traditionnelles. Son essai, c’est une rencontre avec les sociétés vernaculaires – indépendantes des rapports marchands.
Son voyage nous entraîne en Perse, en Inde, mais aussi dans notre culture occidentale passée, pour reconsidérer notre rapport à la pauvreté. Attention : il s’agit, ici, de bien distinguer ce terme de celui de « misère ». Qu’on ne lui fasse pas de mauvais procès : la pauvreté, pour Majid Rahnema, c’est une façon de vivre sobrement, ce qui n’empêche pas la dignité, de façon indépendante, quand la misère, c’est perdre son pouvoir, être dépendant économiquement d’une aide extérieure qui ne vous permet même pas de vivre correctement. On pourrait donc dire, d’après cette définition, que la France compte onze millions de personnes en situation de misère…
L’idée ne date pas d’aujourd’hui. Même si l’époque n’avait rien d’idéal, que beaucoup mouraient de faim, jusqu’au XIIIe siècle, les penseurs associés à l’élite sociale défendront une certaine idée de la pauvreté : le respect était dû aux plus démunis, qui refusaient toute accumulation de possessions individuelles au détriment des autres (considérée comme du vol). C’est encore le cas dans certaines sociétés traditionnelles, de nos jours. C’est que l’accumulation de richesses matérielles n’a pas toujours semblée naturelle, évidente, en ce monde. En témoigne ce poème du soufi persan Azizoddin Nasafî, à mettre entre toutes les oreilles des aspirants Bernard Arnault :
« Ô Derviche ! Le dénuement est une grande aubaine ; la richesse une lourde peine. Mais les hommes ignorent qu’il en est ainsi. Ils fuient la pauvreté et s’accrochent à la richesse. Pour cette raison, ils sont précipités en ce monde, dans les fléaux et les malheurs ; et dans l’autre, en des tourments multiples. (…) La pauvreté a un défaut et de nombreuses vertus ; la richesse, une vertu et de nombreux défauts. Mais voici : cet unique défaut de la pauvreté est apparent, alors que ses vertus sont cachées ; cette unique vertu de la richesse est apparente, alors que ses défauts sont cachés. Les hommes ne voient que ce qui est apparent.
Ô Derviche ! Ce n’est qu’après avoir porté, des années durant, le poids de l’opulence, être tombé dans les pièges et les embûches, que l’homme riche sait avec certitude que la richesse est un fléau et la pauvreté une aubaine. »
La figure du « pauvre » est apparue ensuite comme une menace pour l’économie de marché, née pour un bon nombre d’historiens il y a environ cinq cents ans. Il s’agit alors de développer non plus une économie de subsistance pour tous, mais une accumulation sans limites de richesses, au profit d’une minorité. Comment faire ? En continuant à tromper les pauvres. En leur faisant croire désormais qu’ils avaient des besoins dont ils ignoraient l’existence. Malthus, l’économiste du décollage industriel anglais, annonce un tournant révolutionnaire : désormais marchandise, l’aide ne sera plus qu’un instrument de gouvernement et de contrôle subtil des populations les plus modestes. Majid Ranhema raconte :
« Le "paysan irlandais" qui hanta Malthus tout au long de sa vie, un pauvre assez semblable aux pauvres des sociétés vernaculaires, symbolisait un archétype humain plutôt menaçant pour l’avenir de l’économie : ne se nourrissant que de ses pommes de terre et vêtu de haillons, il ne semblait aucunement attiré par la possession d’objets. Non seulement il avait coutume de ne manger que ce qu’il produisait, sans jamais rien acheter à l’extérieur, mais il semblait heureux de son état. Véritable anti-Homo economicus, il représentait une menace permanente pour la croissance économique. C’est donc la persistance au sein de la société d’hommes et de femmes au comportement semblable qui a conduit Malthus à deux conclusions : a) que "la main invisible" de l’économie ne suffisait pas à assurer la bonne marche du système productif (du moins tant que le paysan irlandais resterait insensible à la séduction des besoins fabriqués) ; b) pour que le système puisse écouler ses produits, il faudrait commencer par aider ce paysan, afin que ses besoins correspondent autant que possible à ceux de l’économie. »
Dans notre période contemporaine, c’est à coup de novlangue, de représentations sociales (développement, sous-développement, seuil de pauvreté, croissance…) qu’on a continué à maintenir les plus modestes sous domination, et transformé des personnes autonomes en « assistés ». Les femmes, notamment, ont payé un lourd tribut à la mondialisation « heureuse ». Ce sont elles qui ont davantage basculé dans la misère :
« Nous sommes dans les Andes péruviennes, en Amérique latine, où, malgré certaines idées reçues sur le machisme des hommes, des femmes ont exercé, pendant des millénaires, un pouvoir réel, sinon central, au sein de leur communauté. C’est dans la région qu’ont été domestiquées, il y a dix mille ans, les premières pommes de terre et qu’a été constituée au fil du temps une collection impressionnante de deux à trois mille variétés. Il semble établi aujourd’hui que ce sont les femmes qui avaient développé une maîtrise exceptionnelle dans la connaissance, la sélection et la culture de ces variétés. Les pommes de terre poussant au-dessus de 3 600 mètres sont généralement amères et difficiles à cuire, mais particulièrement résistantes au gel alors que celles produites dans les vallées un peu plus basses sont généralement douces et plus agréables au goût. Les agriculteurs indigènes, pour la plupart des femmes, plantaient ainsi, chaque année, quatre à cinq variétés dans des zones soigneusement sélectionnées, afin de minimiser les risques de mauvaise récolte. étant traditionnellement chargées de la préparation des repas, les femmes détenaient également les secrets nécessaires pour rendre ces mets parfois ingrats agréables au palais, même lorsqu’il s’agissait de variétés s’y prêtant le moins. Ce soin culinaire accordé aux nombreuses variétés préservait du même coup la grande diversité naturelle de ce légume. L’implication de la femme dans la production et la transformation de ce végétal lui garantissait une position incontournable dans l’alimentation de toute la communauté, en même temps que la reconnaissance de l’ensemble du corps social. Dans les années 1950, la commercialisation des nouvelles technologies agricoles a poussé des compagnies commerciales à moderniser l’exploitation de ces tubercules et à mettre sur le marché une variété de pomme de terre qui devait concurrencer toutes les autres. En moins de trente ans, 65 % des terres de la vallée de Montaro ont été mises en culture pour satisfaire les demandes des grandes surfaces étrangères. Ce succès du tandem économie-technologie a été applaudi aussi bien par les consommateurs urbains que par les nouvelles politiques de développement. Or peu d’observateurs et d’experts ont su y voir la mise à mort d’une véritable civilisation conviviale où les femmes avaient été une source de richesse pour elles-mêmes et pour la communauté toute entière. (…) C’est alors, comble de l’ironie, qu’elles ont appris, quelque temps après, qu’une mission de l’Organisation des femmes des Nations Unies se proposait de leur venir en aide pour qu’elles "prennent du pouvoir" »
Certes, il ne s’agit pas de rejeter toute idée de progrès technique, mais doit-il aboutir à l’asservissement des individus ? Quoi qu’il en soit, l’économie de marché compte bien continuer son expansion, en nous proposant de nouveaux besoins fabriqués. Le prochain marché, celui des objets connectés, est déjà là : montre qui nous dit comment vivre (quand marcher, dormir…), vêtements « intelligents », soutien-gorge qui s’enfile automatiquement, baskets auto-laçantes. Demain, s’habiller seul sera-t-il considéré comme un acte de résistance ?
Alors, à la suite de Gandhi, Majid Rahnema l’implore : « laissez les "pauvres" tranquilles ». Par leur sens du collectif et des solidarités, ils sont capables de mener leur vie :
« Tous les mouvements de résistance mentionnés dans ce livre résultent de l’insurrection souvent spontanée des “sans-pouvoir’’ et des “sans-savoir’’ contre l’hégémonie épistémologique ou pratique des pouvoirs en place. Beaucoup d’entre eux ont prouvé que, dans bien des cas, des populations analphabètes pouvaient reprendre leur destin en main mieux que des spécialistes, des théoriciens ou des technocrates chevronnés étrangers à leur culture. Souvent, même, c’est l’échec même des interventions programmées de l’extérieur qui a suscité des réactions salutaires. L’exemple d’un mouvement aussi important que la rébellion des zapatistas au Mexique prouve, s’il en est besoin, que les populations analphabètes sont parfaitement capables de trouver elles-mêmes des alternatives pour une vie meilleure. »
Pour Majid Ranhema, l’espoir existe aussi dans son Iran natal : « Les femmes et les jeunes, considérés traditionnellement comme des "sans-pouvoir", ont commencé à se forger de nouvelles formes de pouvoir. Plutôt que de dépenser leur énergie à guerroyer contre des objectifs de caractère général et abstrait, ou impossibles à atteindre dans l’immédiat, ils ont appris à s’organiser en tenant compte de leurs propres limites, des possibilités réelles d’action et des contradictions au sein du camp ennemi. »
Un espoir demeure aussi, peut-être, par chez nous. Cette solidarité, il en reste malgré tout des bribes, une mémoire. Moi, le « soignant suspendu », sans salaire, sans aucune indemnité, il a fallu que je développe ma propre autonomie dans cette société réduisant chaque être en objet économique, et touchée par des symptômes autoritaristes.
Le compte bancaire devenu bien pâle, j’ai vu des mains tendues, et me suis rendu compte que ma vie était riche de liens. Devenu « pauvre », certes, mais pas sans dignité…