n° 92  

Grévistes en soldes !

Par Cyril Pocréaux |

Quand la directrice, les salariés et les clients se serrent les coudes, mieux vaut pour le patron ne pas traîner dans le coin…

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« Un jour, en pleine réunion avec la direction, je me rends compte que mon magasin était dans le plan de fermetures que le groupe mettait en place, alors qu’on faisait des bénéfices ! Qu’on venait travailler malades, qu’on sacrifiait notre vie privée ! Je me suis dit : ‘‘Ma belle, il va falloir te retrousser les manches avec tes salariés’’…  » Vingt ans qu’elle prenait soin de son échoppe et de ses clients, Peggy, dans son magasin de prêt-à-porter d’Angoulême. L’enseigne, Brice, appartient au groupe Happychic. Et un plan se trame en haut lieu. « Ils lancent un PSE pour ‘‘restructuration’’, se souvient Elodie, déléguée CGT de la fédération textile. Cinq cents emplois étaient menacés, au siège, dans les entrepôts, dans les magasins. » Dont celui de Peggy, donc. Une directrice qui ne se laisse pas marcher sur les pieds.

« J’ai pensé à mon frère... Je me suis dit : "Pas deux fois." »

Du coup, Peggy reçoit une lettre de rétrogradation. « Il était pas question que je me laisse faire. J’ai pensé à mon frère… Il bossait dans l’intérim, avec des patrons très durs, violents. Il était épuisé. Tellement fatigué qu’un jour il ne s’est pas réveillé de son sommeil. Il était mort. Je me suis dit : ‘‘Pas deux fois’’. »
Peggy contacte l’Inspection du travail, la CGT, puis réunit ses salariés :
« Je pense qu’il faudrait faire grève.
 on te suit ! »
ils répondent, en chœur.
C’est qu’elle a toujours été aux petits soins pour eux. « c’est plus qu’une directrice, raconte Elodie. c’est une maman : ses salariés, elle les considère comme ses bébés. Elle les a formés, leur a tout appris. » Une des employées était à la rue, avant. Pas le meilleur CV pour vendre des fringues. Pas de souci : période d’essai, et CDD dans la foulée, Peggy l’a embauchée. « Si la boîte fermait, elle retournait à la rue… », songe la directrice.
Alors, on fait grève ? ça tombe bien, les soldes se profilent. « Le but, c’était de leur montrer qu’on n’allait pas rigoler. » Les salariés peaufinent leur plan, peignent des grands draps « Salariés en danger », et entament le piquet de grève devant le magasin, pile le 26 juin 2019, premier jour des soldes.
Illico, le directeur régional arrive « en catastrophe »
. Les clients, dont beaucoup de fidèles, d’abord interloqués, écoutent les grévistes leur expliquer la situation. Puis se tournent vers le responsable, sur qui ils tombent à bras raccourcis. scène surréaliste.
Acculé, le patron bafouille :
« On va voir, si on peut les garder, on va faire ce qu’on peut…
 Non mais regardez-vous, vous n’êtes pas motivé quand vous dites ça, vous n’y croyez même pas vous-mêmes ! »
, lui renvoie une cliente.
Du coup, la direction préfère envoyer les huissiers ou les RG au front. Mais, dès le deuxième jour, les salariés du magasin d’à côté, du même groupe, l’enseigne Jules, rejoignent le mouvement. « Ils n’étaient pas menacés par le PSE, mais ils ont préféré prendre les devants », sourit Elodie.
Peggy tient le piquet de grève jusqu’à douze heures par jour. D’autres syndiqués passent les soutenir, alimenter la caisse de grève. Beaucoup de clients versent au pot, parfois jusqu’à cent euros. Une pétition circule et recueille en trois semaines quelque 8000 signatures.

Au bout de 22 jours, la direction cède, sur tout, et même un peu plus. Tous les CDD sont transformés en CDI. Peggy est maintenue au même salaire. La clause de « mobilité », qui permet d’envoyer un employé à l’autre bout du pays, supprimée. La clause du travail le dimanche ? Supprimée. « Ce sont les seuls du groupe en France à avoir obtenu ça… », s’étonne encore Elodie. Peggy trouve une morale, dans ce succès : « Ils ont voulu totalement déshumaniser leur boîte. Mais ils ont loupé un truc, dans leur raisonnement : le bien-être des gens. S’ils ne sont pas heureux, une entreprise ne peut pas tenir. »