Pendant trois mois, Raoul a distribué des colis pour un sous-traitant d’Amazon. Mais le jeune homme n’était pas un intérimaire aussi docile et corvéable que les autres. Au point de terminer sa mission sur un coup d’éclat, qu’il nous raconte...
Infiltré chez Amazon

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Premiers pas chez l’ennemi
Début 2020, j’ai suivi mon conjoint qui avait trouvé du travail sur Bayeux. Je venais de lire Le quai de Ouistreham, de Florence Aubenas, qui raconte son expérience d’intérimaire à Caen…
Son bouquin m’avait beaucoup plu. Comme je ne travaillais pas, j’ai eu l’idée de tester plusieurs métiers, histoire de découvrir le paysage socio-économique du coin en gagnant un peu d’argent. J’ai enchaîné plusieurs missions d’intérim chez Frial (des surgelés), Relais d’Or Miko et un CDD à la Tapisserie de Bayeux. Ça me plaisait bien de découvrir ces univers qui m’étaient peu familiers. Un jour, la boîte d’intérim m’appelle pour un job de chauffeur-livreur. Je suis plutôt anti-voiture, et d’ailleurs j’en ai pas, mais bizarrement j’adore conduire. Quand je me pointe dans les locaux de l’entreprise, Normandy Distribution, je vois des emballages Amazon un peu partout… Moi qui ai toujours été anti-Amazon, ça m’excitait de voir de l’intérieur cette entreprise qui incarne le diable pour une partie de la population. J’ai commencé par deux jours de formation en visio, tout comme une centaine d’autres candidats connectés à travers la France. Le test final était purement théorique. On n’était pas du tout évalués sur nos capacités à conduire. Une fois l’épreuve validée, j’ai suivi un livreur chevronné pendant deux jours pour apprendre le métier sur le tas.
Le type, un certain Valentin, m’explique d’office qu’il faut oublier tout ce qu’on a appris dans la formation. Ça commence dès le matin avec le check-up du véhicule. En théorie, il faut vérifier la pression des pneus, le niveau d’huile, le fonctionnement des phares, et tout renseigner sur l’appli… Mais notre camion était complètement flingué, comme tous les autres. Ils avaient tous les pneus lisses, et la moitié avaient perdu un rétro ! Mais Valentin me dit de mentir, de cocher « OK » partout sur l’appli. Comme le volume de colis augmentait de jour en jour, on ne pouvait pas se permettre de laisser un véhicule au garage…
Livrer du premier coup, quoi qu’il en coûte
Chaque jour, on avait 150 colis à livrer sur un secteur de 100 km à la ronde. Dans la formation, on nous explique que si le client est absent, on doit repasser en fin de journée. Et s’il n’est toujours pas là, on rapporte le colis au dépôt le soir. Mais Valentin me dit qu’on ne peut rien ramener le soir. T’as le droit à seulement 2 % de retours, soit deux ou trois colis, grand max. Donc il faut absolument livrer du premier coup. Et en mains propres : sinon n’importe quel autre livreur pourrait le piquer dans la boîte aux lettres avec son pass ! Dans les faits, c’est impossible à faire. Alors on déposait beaucoup dans les boîtes aux lettres, on cachait dans la poubelle, sous la table de jardin, dans la cabane du chien… En fin de journée, si je voyais un portail fermé, je balançais le colis par-dessus le mur pour ne pas terminer trop tard…
On se débrouillait comme on pouvait, mais il fallait tenir le client informé pour se protéger des fausses déclarations. Amazon vérifie tout ce qu’on fait sur l’appli : nos trajets, nos performances... La technique, pour être bien noté, c’est d’appeler systématiquement chaque client et de garder une trace écrite avec des messages. Le rythme de travail était intense. Les journées commençaient assez tard, vers 11 h du matin, mais on terminait vers 21h30, parfois plus tard. Au bout de cinq ou six heures de boulot, l’appli se bloquait pendant trente minutes. Ça doit être le Code du travail qui veut ça, mais en réalité personne n’arrêtait de bosser. Si tu étais organisé, tu avais pris des captures d’écran des prochaines livraisons pour poursuivre ta tournée. Sinon, tu appelais le dispatcher au dépôt, qui t’envoyait les dix prochaines adresses par SMS. Une fois tous tes colis livrés, tu ne pouvais pas encore rentrer au dépôt. Il fallait appeler le dispatcher, qui t’envoyait à la rescousse des livreurs en galère. Parce qu’au bout de neuf ou dix heures, l’appli se bloquait complètement. Il fallait que tout le monde finisse sa tournée.
Noyés dans ce système
Le public que je livrais n’était pas forcément celui auquel je m’attendais. Le plus souvent, j’allais dans des lotissements récents, où les gens doivent prendre leur voiture pour se rendre dans les commerces. Chez certaines personnes, je m’arrêtais quasiment tous les jours. Et elles en étaient super fières, comme quand on va au café et que le serveur te reconnaît. Il y en avait même qui me suivaient sur l’appli pour m’attendre au portail...
Pendant mes tournées, j’ai repéré deux profils-types de clients d’Amazon. Il y a les jeunes parents qui font toutes leurs courses sur la plateforme parce que c’est plus simple. Ils commandaient tout et n’importe quoi : des couches, du vin, des croquettes pour chiens, un cadre-photo... Il y a aussi les jeunes retraités qui ont découvert Amazon par leurs enfants ou leurs petits-enfants. C’est un peu leur nouveau centre commercial. Ils se ruent dessus pour acheter un tapis de souris à 1,99 euro, même s’ils n’en ont pas besoin. Juste parce que c’est dans les recommandations du site. Certains sont noyés dans ce système. Il y en a même qui occupaient carrément leurs journées sur Amazon... Une fois, en passant derrière la maison d’un client que je venais de livrer, je l’ai aperçu par la fenêtre en train de commander à nouveau un produit sur Amazon…
La lettre d’adieu
La veille de mon dernier jour, je me suis mis sur mon PC, le soir, et j’ai écrit un condensé de tous les méfaits de ce système sur la société. J’ai rappelé qu’Amazon échappait, entre autres, aux impôts sur les sociétés et à la TVA pour toute une partie des produits vendus sur le site. Qu’en 2020, cette firme avait réalisé 44 milliards d’euros de ventes en France. Et alors que la boîte ne participe pas aux frais de fonctionnement du pays, elle avait reçu 56 millions d’euros en crédit d’impôt. Alors forcément, ses produits sont moins chers qu’ailleurs. Dans le monde d’Amazon, les petits commerçants sont obligés de fermer boutique parce qu’ils paient de la TVA, des impôts, et des salariés qualifiés qui aiment leur métier. Amazon est responsable de la perte d’1,9 à 2,2 emplois pour chaque emploi créé. Pour recevoir un colis vingt-quatre ou quarante-huit heures après l’avoir commandé, le coût écologique est gigantesque. On voit de plus en plus de fourgons blancs très polluants débouler à 70 km/h dans les centre-bourgs ou les lotissements...
Le matin de mon dernier jour, je découvre que l’entreprise m’a collé un nouveau livreur qui va me suivre sur ma tournée. Mais moi j’ai mes 150 photocopies dans le sac à dos, et je me demande si je vais les distribuer ou pas. Du coup j’en parle au type, intérimaire lui aussi. Il était plutôt anti-Amazon, mais avait besoin de thunes. Je lui dis : « Si on te demande des comptes, réponds que tu étais au volant, que t’as rien vu. » Et on commence la tournée. Quand je remets mon papier en mains propres, je dis aux clients : « C’est mon dernier jour, je vous ai écrit une petite lettre d’adieu ! » Ils répondaient : « Oh, c’est trop mignon ! » Mais ceux qui lisaient la première phrase faisaient une tête un peu déconfite…
Les intérimaires virés
J’ai mis fin à ma mission deux jours plus tard, par SMS. Comme tous les dimanches soirs, la boîte d’intérim m’a envoyé un texto pour me donner rendez-vous le lendemain matin au dépôt. J’ai simplement répondu que je ne prenais pas la mission cette semaine-là. Quelques jours plus tard, j’ai lu dans la presse le témoignage d’un ex-livreur de Normandy Distribution qui se plaignait des conditions de travail, des camions tout pétés, etc. J’étais déçu qu’il attaque Amazon sous cet angle. Je suis allé toquer à la porte de La Renaissance du Bessin, un hebdo à côté de chez moi. Une journaliste m’a interviewé sur-le-champ. Son article a généré de nombreux commentaires sur les réseaux sociaux, qui sortaient un peu tous le même refrain : que si j’étais pas content, j’avais qu’à faire autre chose. Qu’on culpabilisait les clients alors qu’Amazon, que c’était quand même bien pratique... Je n’ai pas eu d’autres échos de mes anciens collègues. On se croisait seulement vingt minutes le matin pour charger les camions. J’ai juste appris que, suite à mon départ, l’entreprise avait viré tous les intérimaires et que le dépôt avait été déplacé près de Caen. Je ne crois pas que ce soit lié à mon action, même si je pense qu’ils m’ont identifié. Finalement j’ai retrouvé un emploi en CDI. Depuis quelques mois, je bosse pour une boîte qui promeut l’usage du vélo. C’est plus en accord avec mes convictions…
Recueilli par C. Vandendriessche