Jobdating : Mon futur patron m’offre l’apéro

par Nicolas Séné 07/07/2011 paru dans le Fakir n°(50) avril - mai 2011

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C’est si « cool » : recruter des ingénieurs dans des bars. Pour une bière gratuite, je me suis donc fait passer pour un bac+5 spécialisé en « centrales inertielles » lors d’un job-dating. Le « marché aux bras » est devenu un marché aux cerveaux…

« Le patron offre 180 emplois à l’apéro », s’emballait La Dépêche du Midi le 18 janvier dernier. Le patron, c’est Akka Technologies, la Société de services en ingénierie informatique (SSII) de Maurice Ricci, 390ème fortune française. Et les emplois qu’il « offre », ce sont des postes d’ « ingénieur systèmes avionique », « ingénieur test et validation » ou encore « ingénieur SCAO ». Derrière ces barbarismes, des métiers qui demandent cinq ans d’études dans les grandes écoles du pays. Des jeunes qui ne pensaient certainement pas être un jour recrutés dans un troquet...

Avec les copains du « Collectif sous-traitant 31 », qui veut unir les salariés des boîtes qui bossent pour Airbus, on est toujours prêts pour l’apéro. Ils m’ont donc concocté un faux CV, où je suis compétent en « centrale inertielles destinées aux programmes Airbus ». Je n’y comprends rien. « T’inquiète !, me rassure Jérémie. Ce sont des commerciaux qui vont faire les entretiens, ils ne s’y connaissent pas plus que toi et fonctionnent par mots- clés. Regarde juste sur Wikipédia ce qu’est une centrale inertielle. » Après un tour sur le net, Jérémie, Michel, Simon, Paul, Pascal et moi, nous prenons le chemin du recrutement new generation.

Marché aux cerveaux

Grimé en parfait petit ingénieur, avec ma mèche sur le côté, mes petites lunettes et ma chemise, je prends place dans la file devant le bistrot. « Sortez vos CV ! », nous crie un vigile. Nous déplions tous notre précieux sésame – et durant une heure, nous allons ainsi attendre dans le froid. « C’est minable de faire ça, souffle un mec lucide, il faut vraiment avoir faim car ça fait crève-la-dalle. » Un autre nous compare à des « mendiants venus à une soupe populaire ». Ça laisse le temps de réfléchir, cette queue.

À ce paradoxe, d’abord : ça donne l’air cool, moderne, branché, ce « jobdating » importé des « States ». Mais quoi de plus archaïque, en fait, derrière les apparences ? On se croirait dans les marchés aux bras du XIXème siècle, « au suivant… Au suivant... » – sauf que les ingénieurs, ici, remplacent les manœuvres. C’est dire aussi, du coup, la dévaluation qu’ont subie ces diplômes : les informaticiens, il y a encore vingt ans, c’étaient les super-bacheliers, l’élite de la nation… Et maintenant, les voilà rabaissés à un prolétariat en col blanc. Alors ? Que s’est-il passé ? La porte s’ouvre devant moi, et interrompt mes réflexions. Je m’engouffre, face à deux « managers » qui scrutent mon CV.
Ah, vous maîtrisez l’EFCS ?, me lance le cravaté.
Oui, tout à fait !
Eh bien, entrez et bon courage pour la suite !, lâche-t-il dans un sourire.
On se croirait dans un jeu de TF1, avec plusieurs épreuves à passer avant de décrocher le gros lot : du boulot ! Une dame me remet deux tickets bleus pour la boisson, une décharge à signer où Akka Technologies se désolidarise de mon potentiel taux d’alcoolémie à la sortie. Et j’ai le droit à une carte postale de Jean Bouilhou, rugbyman et homme-sandwich de la soirée. « Vous pourrez lui faire dédicacer », me glisse-t-elle. Et avec le bulletin de jeu, je pourrai peut-être même repartir avec un smartphone dernier cri. Les mains pleines, je me dirige vers le bar.

Proactif

Côté ambiance, c’est la grande classe : les enceintes crachotent de la musique lounge et des plateaux de crudités trônent un peu partout. Autour, des managers badgés de leurs prénoms jouent aux Gentils Organisateurs de la soirée. Comme au Club Med, ils ont la banane jusqu’aux oreilles. Je pige un truc, en sirotant une bière (mon premier ticket bleu) : tout, les mélodies, les boissons, les lumières, tout est fait pour être « sympa ». C’est-à-dire pour déguiser, par la forme, une violence sociale assez crue dans ce défilé des CV. Tout comme ensuite, dans l’entreprise, on appellera « le boss » par son prénom – niant des hiérarchies de salaires bien réelles, ne négociant rien d’employeur à salariés. Juste « entre potes ».

« Bonsoir, vous recherchez dans quel métier ? », j’entends derrière moi. Je me retourne, et découvre « Jean-Bernard Delon », m’annonce son badge. Petit, chauve, lui n’a manifestement rien à voir avec l’acteur. « Je suis le patron de 450 personnes, il m’annonce. C’est moi qui gère les centres de services d’Akka Technologies. » Et d’ajouter, en regardant mon CV : « Exactement votre métier. » En mal de confidences, je lui avoue que je m’ennuie dans ma boîte : les « process » sont longs, en plus on me relègue au second plan, alors que j’ai envie de relever des « challenges », car je suis quelqu’un de « proactif ». Il a bien compris de quelle trempe je suis fait : « OK ! Vous préférez être un décideur qu’un suiveur ! Finissez votre bière et montez là-haut pour un entretien ! »

CVthèque

Ces entretiens, mes comparses du collectif en sortent. « Personne ne sera recruté ce soir !, ils m’apprennent. Ils nous ont dit : “ On vous rappellera si votre profil correspond. ” » Akka semble user ce soir d’une grosse ficelle des SSII : se constituer une énorme CVthèque, avec des « profils » qu’elles n’ont pas déjà. Ces sociétés sont, en fait, comme des grosses boîtes d’intérim spécialisées en informatique. Pour démarcher des clients, il leur faut un peu toutes les compétences en portefeuille. « Pendant que je lui présentais mon parcours, me raconte Jérémie, le mec que j’ai rencontré peinait à remplir son formulaire. Il n’en avait apparemment pas grand-chose à faire, il ne connaissait pas le domaine. Bref, il ne cherchait qu’à récupérer le CV. »

On termine la soirée en mettant nos tracts dans les toilettes, ou en les diffant à la sortie : « Je viens de m’installer à Toulouse avec ma copine qui est enceinte. Ce soir, je croyais pouvoir décrocher un vrai boulot. ça fait quand même trois mois que je cherche, alors quand on m’en a parlé, je me suis dit que ça valait le coup. » Dégoûté, il repart. Pendant ce temps-là, Maurice Ricci, le big boss, cédait pour 1,43 millions d’euros d’actions du groupe, nous apprend l’Autorité des marchés financiers. Et en pleine négociation annuelle obligatoire, il rechignait à partager le gâteau. « La direction ne nous propose rien, proteste Jean-Philippe, le délégué CGT. Ce n’est pas de la vraie négociation, c’est juste pour la forme », lâche-t-il. Mais p’t-être bien qu’Maurice lui paiera l’apéro ?
Et mince ! Tandis que je philosophe, j’ai oublié de faire dédicacer ma carte postale par Jean Bouilhou…

[(La révolte des ingénieurs
« Les effets positifs du libre-échange pourraient bien ne plus seulement être mis en doute par des ouvriers populistes mal dégrossis, diagnostiquait Serge Halimi à la fin de son livre Le Grand Bond en arrière (Fayard, 2004). Si des ingénieurs, des diplômés de troisième cycle, des polyglottes entrent dans la danse de la contestation, l’ordre libéral va devoir trouver autre chose comme réponse à l’inquiétude générale que le rabâchage des théories de Ricardo. » Alors, c’est pour quand l’Internationale des ingénieurs ? Pas pour tout de suite…
Avec un taux de syndicalisation de 2 % dans l’informatique, la révolution risque de tarder. Mais ça avance timidement. Ainsi, la Dares note que 2,5 % des boîtes de plus de dix salariés, dans le secteur des bureaux d’études et des prestations de services aux entreprises, ont effectué au moins une grève ou un débrayage en 2008 (étude de juin 2010). Ils n’étaient que 0,5 % l’année précédente. « C’est que nous sommes la première génération de syndicalistes en SSII », confie un délégué CGT d’Altran. Assystem, par exemple, a connu la première grève de son histoire en février. Et Akka Technologies a entamé un mouvement fin mars. L’An I de la mobilisation sociale dans ce secteur, en quelque sorte.)]

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  • Il faut bien voir que "l’échelle des classes" a, pour plein de raisons, été décalée d’un cran : les ingénieurs d’hier sont les salariés d’aujourd’hui, beaucoup ont le statut "cadre" qui ne veut plus rien dire et les cadres d’hier sont les cadres supérieurs d’aujourd’hui, et ainsi de suite. Malheureusement, les salariés d’hier sont les précaires d’aujourd’hui ...

    A celà plein de raison, dans l’informatique - qui est mon métier - beaucoup de choses ont changé et beaucoup de choses se sont mal passées, des diplômes donnés à tour de bras, à l’inverse des gens embauchés à des postes informatiques alors qu’ils sortaient de filière totalement différentes ... Un peu de concurrence mondiale (même s’il y a beaucoup d’écueils en pratique, le spectre de l’informaticien indien accentue la pression) ... Une fuite en avant technologique qui est stimulante sur le fond mais a quelques inconvénients aussi, dont celui de freiner le minimum d’industrialisation qu’il faudrait (même si çà reste un métier qui pendant un moment encore aura une once d’artisanat) ...

    Quant au job-dating décrit ici, il est tendanciel de ce qui se passe en SSII depuis 10-15 ans, rien de surprenant. Malheureusement, je doute qu’on ait vu le pire, les choses ne risquent pas de s’arranger pour cette branche (qui n’est pas la plus à plaindre au demeurant). Oui les ingénieurs ne sont pas syndiqués, mais quand on voit ce que sont devenus les syndicats (tous aussi inefficaces les uns que les autres et ne prêchant que pour leur paroisse), quel intérêt ? C’était peut être la solution il y a 20 ans mais çà ne l’est plus là non plus aujourd’hui.

  • Je voudrais faire connaitre ce site web (associations professionnelle d’informaticiens) : http://munci.org/

    Deux articles de leur site web :

    De l’illusion des “offres d’emploi non pourvues”… à l’illégalité des “recrutements bidons”
    http://munci.org/De-l-illusion-des-offres-d-emploi-non-pourvues-a-l-illegalite-des-recrutements-bidons

    Désinformation spectaculaire au JT de France2 sur la “pénurie d’informaticiens” !
    http://munci.org/Desinformation-spectaculaire-au-JT-de-France2-sur-la-penurie-d-informaticiens