Du terrain aux dorures de l’Hémicycle, du dehors vers le dedans : l’Assemblée nationale est une bataille dès lors qu’on veut y faire entrer des bribes de réalité. Lumière sur ces luttes pour changer la vie des gens.
L'arme secrète (et qu'on garde bien cachée)

Siège de Nestlé, Issy‑les‑Moulineaux (92). Le 4 avril.
« Il faut, oui, bien sûr ! Il faut qu’ils trouvent un repreneur. Mais on ne veut pas d’un repreneur basique : il en faut un qui dure dans le temps.
— Qui ne se barre pas un an après… »
Assis sur les marches, devant le siège de Nestlé, les patrons du patron de leur patron, les salariés de l’usine Buitoni de Caudry, dans le Nord, balancent, entre espoir et colère. Ils sont venus porter la parole et les tristesses de leurs collègues : deux cents, ils sont, à voir fermer leur boîte, leurs postes supprimés.
Arguant de « dégradation des perspectives de commandes », de « nécessité à réagir », les dirigeants de Nestlé, propriétaires de Buitoni, ont tranché, en cette fin mars 2023, sans que le coup de hachoir ne surprenne personne : ils ferment. Laissent les salariés sur le carreau, dont des couples à l’employeur unique, des plus de cinquante ans, un bon paquet.
Faut dire, c’est vrai, que les commandes se sont écroulées, depuis qu’on a découvert dans les pizzas Buitoni, début 2022, des traces de la bactérie Escherichia coli. Depuis, surtout, que des enfants sont tombés malades, par dizaines, et que deux ont perdu la vie, après en avoir avalé.
N’empêche, on aurait bien aimé voir Nestlé piocher dans ses bénéfices – près de dix milliards en 2022 ! –, plutôt que de mettre sur la paille des dizaines de salariés.
Mais pas surpris, donc.
Sur les marches à côté des salariés qu’il est venu soutenir, Ruffin soupire, se gratte la tête. « Je viens de Picardie, vous savez, et l’histoire, je la connais. J’en ai vu fermer, des usines avec, derrière, ce qu’on appelle de la défaisance, c’est‑à‑dire un repreneur bidon, qui vient juste faire un plan social bidon à moindre coût, pour qu’il n’y ait pas à allonger d’argent…
— Ben voilà, c’est ce qu’on craint, reprend un salarié. Parce que nous, dans l’histoire, on n’a rien à se reprocher : c’est eux qui ont voulu changer les farines. »
Les nouvelles farines, à moindre coût, qui sont le nid supposé de la bactérie.
« Et là, pour les gens, on ferme à cause de l’hygiène, parce qu’on serait sales, nous, les salariés… »
C’est qu’une sale rumeur, justement, a couru. « On a dit que les salariés de Buitoni allaient aux toilettes, ne se lavaient pas les mains, mettaient de la garniture sur les pizzas sans gants, pestait quelques jours plus tôt à la télé Frédéric Bricout, le maire de Caudry. C’est complètement horrible. On les a traités d’assassins d’enfants. Et aujourd’hui, à cause du groupe Nestlé, les salariés vont se retrouver avec la double peine. »
Le pire ? Depuis dix ans, au moins, la Répression des fraudes insistait auprès de la multinationale pour qu’elle résolve les problèmes d’hygiène de son usine de Caudry. Trois comptes rendus d’inspection, en 2012, 2014 et 2020, avaient mis en lumière la présence de « rouille », de « moisissure », plusieurs défauts d’entretien et de nettoyage, des « toiles d’araignées », de la saleté « accumulée ». Certains salariés, eux‑mêmes, avaient tiré la sonnette d’alarme. Résultat ? L’inspection suivante, en mars 2022 – après les intoxications des enfants – relèvent « une très nette dégradation des conditions d’hygiène » par rapport aux précédentes visites.
Ils s’en foutent, en somme.
Une employée poursuit. « En off, Nestlé est capable de nous dire qu’on n’est pas responsables, mais jamais, jamais ils ne l’ont dit publiquement. à aucun moment.
— Ruffin : En gros, y a là une double faute, donc ? Une faute financière d’avoir sous‑investi dans l’hygiène, et une faute morale de laisser dire que c’est la faute des salariés.
— Exactement. »
Heureusement, nos dirigeants, et le gouvernement, sont là. « Nestlé s’est engagé à trouver un repreneur : je considère qu’il y a une obligation de résultat », a susurré le ministre délégué à l’Industrie, Roland Lescure. Et quelle contrainte, pour faire respecter cet « engagement » ? Parce que, sans contrainte, sans pression, on connaît l’histoire, là aussi : Nestlé se moquera tout autant des « considérations » de Roland Lescure que des rapports de la Répression des fraudes. Quant au président des Hauts‑de‑France, Xavier Bertrand, il a promis que la Région « resterait mobilisée aux côtés des salariés ».
Qu’elle serait là, en gros, pour passer la serpillière après l’averse. Et éponger, du même coup, ses propres larmes de crocodile.
Mais quelle contrainte, là encore ?
Quel volontarisme politique, pour faire payer les responsables, la firme ?
Fin du rassemblement.
La presse alpague François, au débotté. Les micros se tendent.
« Mais cette situation, qu’est‑ce qu’on peut y faire…
— Ruffin : Il ne peut pas y avoir d’écrasement des salariés. Parce qu’ils aiment leur métier, mais ils n’ont pas aimé la manière dont on leur a fait faire leur métier : en leur donnant des mauvais produits, quand eux signalaient qu’il y avait des risques au niveau de l’hygiène. Ils ont tout fait pour que ce passe correctement dans l’usine, la direction s’est mis des tampons dans les oreilles. Elle n’a pas voulu les écouter. à l’arrivée, ça fait un scandale sanitaire. Et ils en payent le prix moral, parce qu’on leur dit que c’est de leur faute. Et la direction n’a même pas le cran de venir vous parler, de vous dire "c’est de notre faute". Mais ça suffit pas : derrière ils vont payer le prix social, ils vont payer le prix économique. Là, l’état doit intervenir.
— Le ministre a pris la parole, hier…
— C’est bien d’aller pleurer ! Moi je ne suis pas un pleurnicheur. Mais ça a fait quarante ans que dans ce pays on a des pleurnicheurs qui viennent porter des cercueils à chaque plan social. Je connais cette histoire par cœur, ces élus qui viennent : "Ah, vraiment comme c’est triste, ce n’est pas gentil ce qu’ils font". Mais non : ils ont un outil entre les mains, c’est la non homologation du plan social. Et c’est très simple : on regarde la situation économique de Nestlé, on voit que manifestement il se porte bien. J’ai regardé : les ventes ont augmenté de 8 % l’année dernière, les bénéfices à peu près 8 %, aussi. Donc il ne peut pas y avoir de licenciement économique dans ces conditions‑là. Si vous ne l’utilisez pas, cette arme, vous êtes dans le camp de Nestlé. Qui va pondre un "plan de revitalisation", promettre "une formation", une "cellule de reclassement". Ce vocabulaire‑là, je le connais par cœur. Alors, que le gouvernement mette Nestlé au pied du mur, et ce tant qu’il n’y a pas un repreneur fiable. Qu’il dise à Nestlé "Vous les gardez, vous les payez, vous les faites travailler". On n’homologue pas le plan social. Et pendant ce temps‑là, Nestlé paie, et cherche un repreneur. »
Il a sorti ça d’un trait, et on sentait que ça bouillonnait, que ça montait, je le connais, notre député‑reporter‑fondateur.
« Mais vous, vous êtes un représentant de l’État ! lui lance une journaliste, pas très au fait, visiblement, des institutions de la Ve République.
— Ben, non, l’État c’est pas du tout moi… Moi, je suis représentant de la Nation. Ce que je peux faire, c’est un travail d’interpellation : des questions au gouvernement, des questions écrites… »
C’est une première arme, au moins, ces interpellations : que les gens se sentent représentés, leur parole, et leurs problèmes, mis (un peu) sur la place publique, de manière officielle, qu’elles remontent directement vers le gouvernement.
Mais il en est une autre, d’arme, donc : le refus d’homologuer un plan social, ou un « plan de sauvegarde de l’emploi » (Au passage : c’est fou comme on sait user d’antiphrases, en matière de casse sociale. On parle de plan « social » ou de « sauvegarde de l’emploi » quand il s’agit de virer des gens. Passons.)
Et justement : deux semaines plus tôt, déjà, Roland Lescure avait endossé le même costume, quémandant un peu de pitié pour d’autres salariés, ceux de la sucrerie Tereos, à Escaudœuvres. Tiens : tout près de Caudry.
On « demande » poliment, donc, mais toujours sans envisager la possibilité du début de l’hypothèse que le gouvernement auquel il appartient puisse, simplement, refuser le plan social. Alors, par une question écrite, le député Ruffin avait interpellé, « alerté », Roland Lescure :
La sentence vient de tomber : « Le PSE est confirmé pour Tereos. »
123 salariés sont ainsi menacés de licenciements dans le Nord. Et ça, alors que le prix du sucre a augmenté de près de 50 % dans les supermarchés. Alors que les ventes de Tereos ont grimpé de 35 %. Alors que le résultat net du groupe a été multiplié par six. Tout ça, vous le savez.
Vous avez d’ailleurs tenu des propos clairs : « Une entreprise qui gagne de l’argent qui ferme une usine, ce n’est pas normal. » Vous avez rencontré ces 123 salariés qui aiment leur métier, pour qui Tereos « c’est [leur] famille ». Ces mêmes salariés qui, par amour de leur travail, sont « prêts à faire 190 heures par mois », « prêts à passer quatre Noëls d’affilée sans voir [leurs] enfants. » Les voici remerciés, l’année où la sucrerie allait fêter ses 150 ans d’existence.
Depuis votre venue, les salariés indiquent que « la situation n’a pas bougé. Les membres du conseil administratif sont venus avec leur sourire, et ils n’ont rien fourni. Même le ministre n’a pas reçu les chiffres ». Aussi, nous vous demandons : aurez‑vous des actes aussi clairs que vos propos ?
En effet, l’état dispose d’un outil pour empêcher la fermeture de l’usine Tereos d’Escaudœuvres (et les autres…), un résidu de droit du travail : le refus d’homologation du plan social.
Malgré la loi Travail, l’Ani, les lois Macron qui ont « allégé le Code du travail », l’arme du refus d’homologation demeure, intacte, bien cachée dans la loi Sapin du 14 juin 2013 :
« Article L1233‑57‑1
L’accord collectif majoritaire mentionné à l’article L. 1233‑24‑1 ou le document élaboré par l’employeur mentionné à l’article L. 1233‑24‑4 sont transmis à l’autorité administrative pour validation de l’accord ou homologation du document. »
C’est donc bien le pouvoir politique, le ministère de l’économie, le ministère du Travail, qui ont le dernier mot sur la validation ou le refus d’homologation du plan social.
Face à cette « anormalité » de fermer une usine pour une entreprise qui « gagne de l’argent » allez‑vous, M. le ministre, demander à l’administration de refuser l’homologation du plan social ? Allez‑vous protéger les 123 salariés de Tereos en choisissant de refuser l’homologation ?
Toujours pas de réponse, à ce jour.
Sans doute Roland Lescure n’a‑t‑il pas encore retrouvé la page de l’article L. 1233‑24‑1.
Les salariés de Tereos, Caudry et autres peuvent sortir les serpillières…