Ce matin-là, au comptoir du bistrot, devant nos chocolats au lait – croissant, je le sens dépité par la rentrée politique, notre député-reporter. Mais il s’est vite ressaisi, quand on a causé de Jean Monnet (!), d’armoire à glace et Vaux-le-Vicomte, et de Coupe du monde de rugby.
"L'humain d’abord" : C’est ça, le plan !

Fakir : En juillet, tu voulais lire Jean Monnet pendant l’été. Qu’est-ce que ça a donné ? Parce que, je connais pas beaucoup de gens qui se délectent de lire Jean Monnet pendant leurs vacances…
François Ruffin : Je n’ai pas lu que ça, quand même… C’est surtout le Jean Monnet père de la planification à la française, dans l’après-guerre, qui m’intéressait. Je suis parti de « l’économie de guerre climatique », l’expression que j’utilisais au printemps, en référence à Roosevelt. Je sens bien que dans la période actuelle, avec la guerre en Ukraine, le virus, l’idée d’une nouvelle « guerre », même pour le climat, faut la prendre avec des pincettes. S’il nous faut une mobilisation générale, plutôt qu’à une guerre, mieux vaut se consacrer à la « construction » dans l’après-guerre.
F. : Et ça donne quoi, le plan Monnet ? Parce que, tout en gardant le contexte de l’époque en tête, Monnet, il reste quand même l’architecte d’une Europe très libérale…
F. R. : Ah mais je pensais pas qu’on allait partir là-dessus, j’aurais davantage révisé, sinon !
F. : Justement, tu vas te remettre dans tes lectures de l’été, t’évader de la rentrée politique.
F. R. : Bon, allons-y. Ce qui est marquant, vraiment, c’est la volonté, dans la planification, d’associer toute la nation, d’impliquer toutes les forces sociales. Dès 1945, il s’adresse au général de Gaulle : « Je ne sais pas encore exactement ce qu’il faut faire, mais je suis sûr d’une chose, c’est qu’on ne pourra pas transformer l’économie française sans que le peuple français ne participe à cette transformation. » Et il ajoute : « Toute la nation doit être associée à cet effort. » Il y a l’ambition d’entraîner toute la nation, de n’écarter personne, ni les syndicats, ni les communistes, avec qui les rapports étaient plutôt bons, d’ailleurs. Et le plan prend une importance forte : c’est quasiment un gouvernement bis, en France.
F. : C’est-à-dire ?
F. R. : C’est une époque où les ministères roulent, passent, en France. Mais les tenants du plan restent. Ça leur permet d’identifier des secteurs clé, pivot, en énergie, en main d’œuvre, et de décider comment on alloue des ressources. Ils décident de ce qui est essentiel. L’une des failles du plan, d’ailleurs, c’est que le logement n’a pas été jugé comme un élément important, à l’époque. Ça fait le lien avec un autre bouquin que j’ai lu cet été : Les abandonnés, de Xavier de Jarcy [voir page 3]. Ce problème du logement, en fait, est récurrent.
F. : Ça l’est aujourd’hui encore, c’est une constante : on est toujours en pénurie, avec des passoires thermiques qu’on ne rénove pas… Mais pourquoi, à l’époque, ça n’est pas érigé en priorité ?
F. R. : Pour moi, c’est limpide : on considérait ça comme du confort, pas plus. Où devait aller le béton ? Dans la reconstruction des ponts, des usines. Et tant pis si les gens vivent dans des taudis, des préfabriqués. Ils ont tablé sur les secteurs qui faisaient effet levier. Pour l’agriculture, par exemple, il fallait développer en plus des usines pour l’engrais, les tracteurs…
F. : Cette reconstruction de la France, elle n’allait pas de soi, même sans plan, finalement ? Le pays était en ruines, il fallait bien repartir…
F. R. : Je ne crois pas, non. À un moment, il faut qu’une direction soit donnée, et partagée. Qu’il y ait un accord national sur là où on va mettre notre énergie. Ces objectifs, ils ont remis le pays en ordre de marche. N’oublions pas qu’il y avait eu l’humiliation de 1940, avec la défaite. Ajoutée au manque de main d’œuvre, de tout, en fait, la France aurait pu devenir un pays de huitième zone. Mais à un moment, le Plan a permis de catalyser les énergies de plein de gens pour leur pays. Maurice Kriegel-Valrimont me racontait ça…
F. : Je précise : c’est ton « héros personnel », compagnon de la Libération, avec qui Fakir a publié un livre d’entretiens…

F. R. : Il me disait qu’au Comac, le Comité d’action militaire mis en place par le Conseil national de la résistance, ils étaient trois dirigeants : lui-même, Pierre Villon qui était communiste, et Jean de Vogüé, un industriel sucrier propriétaire du château de Vaux-le-Vicomte… Pas vraiment les mêmes profils, donc. Mais tous voulaient redresser le pays.
F. : Un tel élan te paraît possible, aujourd’hui ?
F. R. : De toute façon, je ne pense pas qu’on ait le choix…
F. : Là, tu as commencé un « tour de France des bonnes initiatives », en allant voir les maires, sur les territoires… C’est un peu le grand écart, non ? Le Plan d’un côté, les initiatives locales de l’autre.
F. R. : Non, pas forcément… Bon, déjà, il faut qu’on trouve autre chose, comme nom. Ce serait plutôt le « Faire ensemble », je pense. Parce qu’on a un énorme défi, le choc climatique à affronter, sur l’agriculture, les déplacements, le logement, et ça réclame, au fond, que toute la nation s’en empare. Mais ça ne marchera pas si ça tombe d’en haut, d’un coup. Il faut une prise d’initiative en haut, c’est certain, mais également une ébullition en bas. Que les gens soient prêts à recevoir ça. Et ces actions locales en sont un signe. Regarde, quand Ambroise Croizat se bat et instaure la Sécurité sociale, en 1945 : jamais cela n’aurait fonctionné, et on l’aurait même traité de fou, s’il n’y avait pas eu auparavant les caisses de mutuelles, les fédérations de travailleurs, etc., qui avaient déjà mis en place, à une petite échelle, ces solidarités. Jamais on n’aurait pu l’élargir à toute la nation. Un autre exemple : quand on pose, au printemps, avec quelques collègues députés, le principe de vacances gratuites pour tous les enfants, ça reste flottant, un peu flou. Sauf que quand je vais voir Léonore Moncond’huy, la maire de Poitiers, elle me dit « chez nous on le fait, les gamins partent pour un euro »… Donc, pourquoi on ne pourrait pas le faire dans toute la France ? Bref, c’est une école du faire, du concret, face au reste, à l’horreur de Twitter, des polémiques politiques, tout ça qui me fatigue [il soupire…].
F. : Cela suppose quand même un accompagnement, un encouragement d’« en haut », comme tu dis. Sinon, le risque est que ça reste des petits gestes du quotidien…
F. R. : Tu me connais, je ne suis pas un colibri, hein… Y a un grand changement à opérer au niveau du pouvoir, c’est certain. Sans doute que le terrain est plus fertile : 87 % des Français sont favorables à indexer les salaires sur l’inflation, 77 % pour un Smic à 1600 euros, 72 % pour le gel des loyers, 77 % pour la retraite à 60 ans, 80 % pour le RIC… Sur le plan de la démocratie, de l’écologie, nos idées sont hyper majoritaires, aujourd’hui. Pour l’heure, ne pas réussir à les faire appliquer, c’est un immense gâchis. Mais au moins, dans une France en dépression, ces exemples peuvent aussi incarner une certaine idée de la joie.
F. : Je te sens dubitatif, mais le temps politique est long. Si on nous avait dit, y a quoi, quinze, vingt ans ? que ces idées seraient aujourd’hui majoritaires, on aurait vu ça comme une victoire. Tu citais souvent Gramsci, rappelle-toi : « D’abord gagner la bataille des idées ! » C’est en train d’advenir, c’est un premier pas.
F. R. : Oui, je vois à quel point on a avancé : on a aligné la gauche sur nos propositions, au moins. Aujourd’hui, 69 % des Français sont pour le protectionnisme, alors que c’était un gros mot il y a quelques années. Il y avait aussi un interdit de poser la question de classes – c’est Lionel Jospin qui ne prononce pas le mot « ouvrier » dans sa campagne en 2002, etc. Désormais, 90 % des Français sont pour taxer les plus riches. Je vois à quel point on a avancé, mais pour l’heure, on est incapable de produire quelque chose qui incarne ces aspirations. Et pendant ce temps-là, les autres avancent. Tu sais, dans mon coin, les gens me disent « Ah mais moi, je vote social : je vote Marine »…
F. : Je sais bien, oui… Bon, y a quelque chose qui va te remonter le moral : la Coupe du monde de rugby, organisée en France, qui a commencé. T’as prévu de regarder les matches ?
F. R. : À fond, oui ! Tu te souviens qu’on avait commencé un bouquin sur le rugby ? Je viens de lire un entretien avec Élissalde [Jean-Baptiste Élissalde, ancien international français, ndlr] qui colle à ma théorie. J’ai connu, quand j’étais jeune, une grande équipe de France, puis une période vraiment pathétique, avant le renouveau actuel. Je pense que cette période creuse correspondait au fait que les clubs étaient devenus tellement riches et puissants que le pouvoir se situait entre leurs mains, et non plus entre celles de la Fédération. On manquait de cohésion en équipe nationale.
F. : Et aujourd’hui ? Y a la qualité du staff, de Galthié, l’entraîneur…
F. R. : Ah je ne remets pas en cause ses qualités, il est vraiment très bon, mais je pense qu’en plus, ça me semble évident, on a eu un accord entre la fédé et la ligue pour préparer au mieux cette Coupe du monde à la maison, et pour le bien de l’équipe de France. Bien sûr, les clubs savent aussi que c’est un investissement pour eux : la moitié des Français vont regarder, ils auront plus de licenciés, plus de partenaires, de publicité… Mais on a laissé l’équipe de France se préparer dans les meilleures conditions, en anticipant. Bref, il y a eu une planification.
F. : Le Plan ! On y revient !
F. R. : Et j’aurais bien aimé qu’il en aille de même pour lesJeux olympiques qui se profilent. OK, on aura des champions, c’est très bien. Tu me connais, si y a un match de curling à 4 heures du matin avec l’équipe de France, je me lève pour regarder. Mais je crains que ces Jeux n’apportent rien en termes de démocratisation du sport, parce que ce n’est pas la volonté, aujourd’hui. Ils s’en foutent, et c’est grave, car plein de jeunes pourraient se réaliser à travers le sport, tu sais à quel point je suis attaché à ça. Et il y a les problèmes de santé, de malbouffe, d’obésité, qu’on traite pour l’instant par l’assiette alors que tous les spécialistes disent que le plus important est de bouger pour lutter contre la sédentarité. C’est un problème de santé publique, et rien n’a été planifié à ce sujet, en lien avec les JO, pour aider les associations, créer des centaines d’emplois publics dans chaque département pour travailler sur ces questions – je rappelle que simplement avec ce qu’on donne sans contrepartie aux entreprises avec le CICE, on pourrait créer un million d’emplois… Mais pour les Jeux, à ce niveau, on a juste des logos et des plans de communication.
F. : Bon, t’es vraiment déprimé, je vois…
F. R. : Non, t’en fais pas. Tiens, hier, à Dieppe, j’ai vécu une très belle histoire. On était avec des éducateurs sportifs, et je leur demande s’ils ont déjà créé un déclic chez un gamin. Tu sais, ces métiers du lien, ils sont essentiels pour que les gamins s’en sortent, qu’ils prennent confiance… Donc, un déclic ? « Oh, vous savez, faut être modeste, dans ce qu’on réussit avec les enfants… — Mais non, j’en ai marre, de la modestie ! je réponds. Il faut dire ce que vous faites, inspirer les gens ! » Un gars, Mouchir, prend la parole. Il avait été joueur de foot, d’un bon niveau : « Moi, l’école j’aimais pas ça, alors je commençais à déconner. Mais on m’a envoyé au centre de formation du Havre, et ça m’a fait du bien de quitter mes fréquentations, de voir d’autres copains. » Le sociologue Azouz Begag appelle ça « dérouiller », au sens premier. Mouchir continue : « J’ai rencontré un éducateur, Nasser Larguet, qui plus tard est devenu entraîneur de l’OM, qui m’a dit que l’école était importante, qui m’a encadré. C’était lui, mon déclic. Et plus tard, je suis moi-même devenu éducateur. Un jour, je buvais un coup sur le port, une armoire à glace s’approche de moi, en me fixant. J’en menais pas large, j’avais envie de me barrer ! "C’est bien toi Mouchir ? — Euh, oui… — Tu ne me reconnais peut-être pas, mais t’as été mon éducateur. Un jour, de colère, j’ai foutu un coup de pied dans un plot, tu m’as engueulé, recadré, je m’en souviens. Et ben vingt ans après je suis devenu entrepreneur dans le bâtiment, et je pense que c’est en partie grâce à toi." » Y avait aussi un jeune, John, qui avait perdu son père à douze ans, qui n’avait plus envie de bosser, qui n’était pas bien, qui a témoigné. « Heureusement, Mouchir m’a pris dans son club, il s’est occupé de moi. Aujourd’hui, il m’appelle encore pour mon anniversaire. Il me considère comme son fils, et je le considère comme mon père. » Pfff… On peut dire ce qu’on veut, mais comme slogan, on n’a pas trouvé plus beau que « l’humain d’abord », non ? Il nous faudrait un grand plan, un plan d’investissement dans l’humain d’abord !