La délocalisation du ballon : d’une histoire belge à la révolution

par Antoine Dumini, François Ruffin 23/05/2014

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À quelques jours des Européennes, Fakir vous offre un chapitre de "Comment ils nous ont volé le football". Celui où la Coupe du Monde part à la conquête de nouveaux marchés. Les joueurs sont produits dans les pays du Sud. Et ils circulent d’un club à l’autre en mercenaires, sans patrie. Elle est aussi là, l’Europe qui abolit les frontières, avec son Traité de Maastricht, ses usines de chaussures, de téléviseurs, d’automobiles qui délocalisent. Et le caprice d’un Belge qui ne pouvait pas jouer à Dunkerque.

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[*Comment ils nous ont volé le football*], de Antoine Dumini et François Ruffin, Fakir Éditions, 120 pages, 6 euros (+2€ de frais de port)

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« J’ai mené un combat juste. »
Après Gandhi, l’abbé Pierre, Martin Luther King, c’est Jean-Marc Bosman qui brandit son idéal sur RMC : « Je voulais la libre circulation des joueurs en Europe. Le football est une activité économique et pas une exception sportive comme l’UEFA et la Fifa se plaisent à le dire. Ce que j’ai offert avec cet arrêt c’est du travail pour tout le monde. »
Heureusement que le philanthrope a trouvé une solution au chômage. Sans quoi le football ne risquait pas de retenir son nom : en 1990, lui joue au FC Liège et souhaite partir à Dunkerque, en deuxième division. Pas franchement le transfert du siècle. Mais son club s’y oppose. Le footballeur attaque alors devant la Cour de justice des communautés européennes. Cinq ans plus tard, le 15 décembre 1995, les juges condamnent la réglementation de l’UEFA comme « entravant les principes de libre circulation à l’intérieur de l’espace communautaire ».

[**Transferts*]
L’Europe fait alors sauter une barrière protectionniste : les clubs peuvent, désormais, recruter autant de joueurs étrangers qu’ils le souhaitent. À condition qu’ils soient originaires d’un pays de la CEE.

Même cette ultime restriction est contournée avec des procédures de double nationalisation, ou de lointaines ascendances nationales, ou des accords bilatéraux.
Les clubs les plus riches s’accaparent ainsi tous les talents. Le marché des transferts explose encore. Vainqueur de la Champions League en 2010, l’Inter de Milan alignait ainsi sur le terrain, pour sa finale, des joueurs argentins, brésiliens, roumains, hollandais, macédoniens... et des Italiens sur le banc de touche.

Sepp Blatter avait beau déclarer, en juin 1999, que « le football doit revenir à la situation antérieure à l’arrêt Bosman », aucun signe de changement à l’horizon.
Tout ça parce qu’un Belge rêvait de vivre à Dunkerque.

La main-d’œuvre au Sud

« L’Afrique est un vivier de joueurs. C’est ici que se trouvent les futurs champions des clubs européens. » Envoyé par Manchester United, Franck Lloyd cueille les jeunes pousses sud-africaines. Petits et gros clubs viennent faire leur marché sur le continent : « La seule fédération du Cameroun a délivré huit cent cinquante lettres de sortie, évalue l’association Culture Foot Solidaire. Il faut y ajouter les nombreux joueurs qui ne sont pas licenciés dans des clubs et qui sont directement repérés et pris en charge par des recruteurs. »

[**Coût de production*]
Pourquoi ?
Parce qu’avec George Weah et Roger Mila hier, Samuel Eto’o ou Didier Drogba aujourd’hui, les Noirs auraient, naturellement, l’instinct du but ? La grâce du ballon rond ? Décernée comme un compliment, cette explication demeure raciste. Et masque une réalité moins magique : économique. Dans cette décennie où les usines d’assiettes, de chaussures, de puces électroniques, etc. furent délocalisées, pourquoi le football échapperait-il à ce mouvement ? Car produire un footballeur coûte cher : il faut le nourrir, le loger, l’entraîner, pendant des années, un coût moyen de formation évalué à 114 619 € par an et par joueur, d’après un rapport du Sénat. Surtout, quel taux de déchets !

L’immense majorité n’atteindra pas le niveau pro. Et aux autres, aux vaincus, aux ratés, en Europe, il faut offrir une éducation, un métier de rechange, des débouchés. Déplacez tout ça dans le tiers- monde, et vous diminuez immensément le coût de production d’un footballeur. Sur les terrains comme ailleurs, les capitaux viennent du Nord, les bras — ou les pieds — du Sud.

Avec pareille concurrence, ici, les centres de formation disparaissent, ou périclitent. Tandis que les travailleurs immigrés du football sont aux mieux consommés, le plus souvent jetés. Étaient ainsi découverts, en 1998, près de Bruxelles, de jeunes Africains clandestins, parqués dans un garage désaffecté, dormant à même le sol, qui attendaient leurs recruteurs. L’ancien président de la Fédération italienne, Sergio Campana, s’en inquiétait : « Nous sommes en train de vivre un phénomène indécent. Les jeunes sans-papiers qui demandent une licence ne restent qu’un temps sur les terrains de football. Quelques mois plus tard, ceux qui ont besoin de gagner leur vie commencent à travailler clandestinement et certains n’ont même pas un toit pour dormir. »

[**Black-blanc-beur*]
Eux rêvent des meilleurs clubs européens, et on les leur promet. Mais le plus souvent, les jeunes Africains sont d’abord envoyés dans des pays de l’Est pour répéter leur gamme.

Édel Apoula, devenu gardien du PSG après un parcours du combattant, raconte  :

« Moi, je ne comprenais rien. Quand tu es gosse et que tu as tout laissé pour réussir, tu regardes l’étoile qui brille le plus. J’avais 150 dollars par mois pour vivre au début, puis trois cents dès que j’ai joué en équipe nationale. C’était beaucoup plus que ce que gagnait ma famille. J’essayais de voir le bon côté des choses. On allait nous remarquer. On s’encourageait tous. Il fallait continuer. De temps en temps, j’appelais ma mère : elle me disait de tenir bon, de penser à la chance que j’avais. Le petit dernier là, Balep, il n’est pas resté longtemps. Ils ont dit qu’il avait un problème au cœur. Ils l’ont vite renvoyé au Cameroun. L’autre jeune là... Je ne sais plus comment il s’appelle, c’est grave ! Je ne sais même pas ce qu’il est devenu. Il a disparu vite aussi. »

Pour l’ancien président de l’UEFA, Lennart Johansson : « Cela n’a rien à voir avec un trafic qui ressemble à une véritable traite des mineurs. Nous tentons de réinsérer des jeunes qui ont été déracinés ou ont perdu pied dans la vie. »

Voilà la division du travail qui se cache derrière les équipes black-blanc-beur.

[([**SOURCES*]
« Tu seras Pelé, Maradona, Zidane... ou rien », Johann Harscoët, Le Monde diplomatique, juin 2006.
Négriers du foot, Maryse Éwanjé-Épée, Éditions du Rocher, 2010.)]

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