Le recours à la famille. Le secours de la famille. Ou, au contraire, l’absence de famille. C’est le thème, toujours présent, en toile de fond, en filigrane, qui a traversé tous mes entretiens sur la jeunesse, aux quatre coins du pays : la famille. Avec une injustice flagrante, qu’un graphique révèle…
La famille au Secours

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C ’est un graphique, fourni par le ministère des Solidarités, et qui m’a stupéfait, vraiment. Que nous dit-il ? La courbe en bleu, c’est le « taux d’effort » des familles (échelle de droite) : il s’élève à 13 % dans le premier décile, tandis qu’il est de 8 % pour le dernier. En clair : malgré leur pauvreté, leur faible marge de manœuvre, les parents les plus modestes consacrent une forte proportion de leurs revenus à leurs jeunes adultes. Nettement plus, 1,6 fois plus, que les foyers les plus aisés. Malgré cet effort, voilà qui ne suffit pas à combler le fossé des ressources : les plus modestes donnent à leurs enfants, en moyenne, 1308 € par an, contre 7053 € pour les plus riches. Ce sont les diagrammes, les bâtons, qui grimpent cinq fois plus haut pour le dernier décile.
Voilà qui renverse tous les a priori : les pauvres font de leur mieux pour aider leurs enfants, leurs jeunes adultes. Mais l’inégalité de départ n’est pas compensée, loin de là : 100 € par mois, à peine, en moyenne – un plein de frigo. Contre 600 € pour les autres – de quoi payer un loyer, et donc « décohabiter », partir de chez ses parents, assez largement, avec les APL.
Ce graphique dit tout, alors, de l’injustice de notre système, l’injustice de la solidarité familiale, quand les familles sont à ce point inégales. Nulle « méritocratie », ici : à cet âge de la vie, à cet âge où se dessinent les chemins, où se tracent les destins, les parents et leurs revenus sont le facteur clé. Et tous les témoignages accumulés le confirment.
« Mes parents sont présents. »
Cassandre, diplômée d’un master en journalisme culturel
Cassandre : À Nancy, mes parents payaient mon loyer. J’avais droit à cent euros de bourse par mois, échelon 0 bis. Je suis issue d’une famille nombreuse, j’ai quatre frères. Je voulais m’en sortir ar moi-même, et donc je faisais des petits jobs à côté pour m’en sortir. Depuis deux ans et demi, je suis sur Paris. Mes parents continuent à me payer le loyer, mais c’est une somme beaucoup plus élevée : on paye 575 euros chacun avec mon compagnon. à part les APL, je n’ai droit à rien du tout.
Il faut faire attention à tout, à la nourriture, aux rations etc. Ce n’est pas normal qu’autant d’étudiants ne mangent pas à leur faim. Je n’en suis jamais arrivée là, parce que mes parents sont présents, et j’en ai vraiment conscience. J’ai de la chance, mais ça ne peut plus durer. Depuis Noël, je ne suis pas retournée chez eux, en Franche- Comté, parce que les trains c’est cher. Je vais essayer d’y aller à la mi-avril. Mais je pense que mes parents vont nous payer le billet, parce que je ne vais pas pouvoir me le permettre.
Et moi, je culpabilise, parce que mon père est à la retraite maintenant, mais il a besoin de travailler, pour financer mon loyer, pour financer ensuite les études du petit dernier. Et ça, ça devient dur.
« On les nourrit, bien sûr. »
M. Dupressoir, agent SNCF, Normandie
M. Dupressoir : J’ai deux filles, l’une en terminale et l’autre en licence de sciences de l’éducation. La plus jeune, sur Parcoursup, voulait faire langues étrangères, mais avec des options liées au développement informatique du web. Il fallait partir à Reims. Ça implique de payer un logement, des charges, des transports, etc. Avec ma femme, on a fait les comptes, ça ne rentre pas dans le budget. Il faut qu’elle reste à Rouen. Et donc, pour elle, ça a été une frustration. Même pour les parents, c’est un peu humiliant : ne pas pouvoir offrir le meilleur à ses enfants… Même si elle peut poursuivre à l’Université quand même... Son meilleur ami, en revanche, il est en rupture familiale, parce que sa famille a du mal à accepter ses choix sentimentaux. Le gamin, qui est en droit à la fac, il a un job étudiant à mi-temps, permet que de payer son loyer, et pourtant on lui refuse les bourses étudiantes. On le sait, nous : il fait un seul et unique repas quotidien, le midi. Il s’éloigne des soins médicaux parce qu’il n’a pas un rond.
François Ruffin : La rupture familiale fait qu’il n’a plus de filet de sécurité, contrairement à vous qui pouvez subvenir aux besoins de vos filles.
M. Dupressoir : Oui, mes filles sont sur ma mutuelle, on les nourrit bien sûr, on les héberge. Lui, il n’a pas de parachute et c’est une survie quotidienne. En ce moment, en plus, son boulot s’est arrêté, il ne travaille plus. Il bénéficie d’un petit montant de la CAF sauf que ce montant varie d’un mois à l’autre, il ne sait jamais combien il va toucher, parfois il touche un mois puis il se fait radier…

« Ça dépend des parents qu’on a. »
Léa, en Service civique, à Dieppe
Léa : Je n’ai jamais fait d’études supérieures, pour des problèmes financiers, clairement. Le Crous ne me permettait pas de vivre avec 100 euros par mois, et mes parents ne pouvaient pas m’aider. À la base, je voulais partir dans la sociologie. Il fallait que je fasse 1h15 de route pour aller à Rouen, 2h30 par jour, et donc je devais prendre un appartement. C’était pas possible, j’ai dû abandonner.
F.R. : Tu as des amis qui n’ont pas fait d’études à cause des revenus ?
Léa : Non, parce qu’en fait, les parents aidaient les enfants. Ça dépend aussi des parents qu’on a.
Les parents : ils restent un facteur clé, parfois, pour subvenir à ses besoins fondamentaux, dont la santé…
« Quand il s’agit d’acheter de la lessive… »
Thomas Ross, diplômé d’un DUT info-com, Nancy
Thomas : Je me suis fait opérer de l’estomac, heureusement j’avais la famille derrière. Sans ma mère et sans mes grands-parents, j’aurais jamais pu m’en sortir, pour être honnête.
F.R. : Vos parents vous aident encore ?
Thomas : Ma mère essaie tant bien que mal. Mes parents ont divorcé, je n’ai plus de nouvelles de mon père. Donc là, je peux compter que sur ma mère, et mon beau-père aussi un peu. Quand il s’agit d’acheter de la lessive, quand il y a des promotions, ma mère en profite pour acheter de la nourriture, pour nous en donner aussi. Ouais, là, ça fait un peu Secours populaire, je suis désolé [il rit]. Mes grands- parents réfléchissent à vendre leur appartement, pour justement nous aider. Parce que mon petit frère, en fac de lettres au Havre, veut partir au Japon pour du commerce international. On n’est pas aisés, mais on essaie de faire le maximum. Ça devient vraiment compliqué au niveau des finances parce qu’on n’avance pas.
« Il est sourd, celui-là. »
Maxime, en master de psychologie à Amiens
Maxime : Je ne sais pas comment sont comptés les échelons de la bourse, mais je ne touche que cent euros. Pourtant, mes parents ne peuvent pas m’aider. Mon père est chef d’équipe en maintenance dans un lycée, et ma mère est femme de ménage.
F.R. : Tu reçois zéro euro de tes parents ? Maxime : Zéro euro. De temps en temps, une petite aide au niveau de la nourriture, quand je rentre chez eux, quand je peux rentrer chez eux.
F.R. : C’est-à-dire ? Ils donnent un sac de courses ?
Maxime : Oui, c’est ça. Un sac de courses.
F.R. : Sinon, il te reste 100€ pour la nourriture ?
Maxime : C’est ça. Le RU, avant les 1 €, c’était trop cher pour moi. C’était mieux de prendre des paquets de pâtes au Leclerc, ou des choses comme ça. Depuis que je suis à la fac, je ne mange plus de viande. Au départ, parce que je ne pouvais pas. Et puis finalement, maintenant, je me dis : « C’est pas plus mal d’en manger que de temps en temps, finalement. »
F.R. : Et la santé ?
Maxime : C’est le pire, la santé. J’ai mes appareils ici, mais je suis malentendant. Là, vous parlez audiblement, donc ça me va. Mais pareil, ça a un coût. C’est 100 € par mois d’entretien, les appareils auditifs, et je ne peux plus les mettre. Ils sont là, je les ai.
Avant, c’était à demi-remboursé. Maintenant, ce n’est plus du tout remboursé par la Sécu. Ils estiment que mon handicap n’est pas assez grand pour nécessiter une prise en charge. Du coup, je ne peux pas porter mes appareils. Et ça fait douze ans que je les ai. Je ne peux pas les changer non plus puisque mes parents les ont payés. Ils coûtaient 4 000 euros et ils ont payé de leur poche 2 000 euros.
Sinon, j’ai l’habitude de lire sur les lèvres. Mais avec le contexte de crise sanitaire, je ne peux plus. D’un handicap, qui devrait être personnel, que je ne révélais pas, je suis obligé de le dire aux gens finalement... Ça arrive plein de fois. Je me rends compte de mon handicap maintenant, depuis que je suis obligé de demander aux gens de répéter. Y avait une caissière l’autre fois qui m’a dit : « C’est bon ? Vous m’entendez ? » J’ai dit : « Oui, oui. — Vous êtes sûr, hein ? », en appuyant sur le fait que j’entendais pas, quoi. Et plein de choses comme ça, finalement : des soupirs, des « il est sourd, celui-là » aussi. Et puis sans compter des profs qui ne parlent pas fort, c’est tout de suite infernal. En stage, on est là pour prendre en charge des personnes, je leur fais répéter tout le temps. C’est pas le must, quoi.
« Je ne vois rien. »
Loudmila, étudiante en licence de Science politique, en rupture familiale
Loudmila : J’ai des problèmes de vue très conséquents. Je ne vois rien. Je serais incapable de lire tout ce qui m’entoure, là. En principe, j’ai des lunettes, mais elles sont cassées et je ne peux pas les faire réparer parce que ça me coûte très cher. Et ma mère, mes parents, pour l’instant, j’ai zéro aide de mes parents. Et ces démarches-là me coûtent cher.
F.R. : Comment tu fais pour étudier si tu n’arrives pas à voir ?
Loudmila : Je devine. Souvent je demande à Roman : « Qu’est- ce que c’est écrit ? » Quand c’est sur la télé, il me dit. Quand c’est des sous-titres, il me lit ça. Quand on est en amphithéâtre, je me mets tout devant. Je ne peux pas me mettre derrière.
Sans famille, ou en rupture, ou avec un maigre soutien, c’est aussitôt la rue qui se profile – avec la peur, avec l’angoisse :
« On est sans cesse guidé par la peur. »
Alix, intérimaire-chômeur, Nord
Alix : J’ai arrêté l’école en 1ère. J’étais lassé, je n’avais plus envie, alors, comme je n’y allais plus, on m’a renvoyé. J’étais en rupture familiale à cette époque. Ma marraine m’a un peu aidé, elle m’a retrouvé un nouveau lycée, comme interne, mais ça n’a pas collé.
Pour vivre, j’ai trouvé des petits boulots dans la restauration. J’ai fait onze mois en tout. C’était très précaire, des contrats à la semaine, ou pas de contrat du tout… Je suis retourné à l’usine, des intérims. Du coup, pour trouver un logement, c’était compliqué. En plus, à ce moment- là, je me suis séparé de ma copine, je me suis retrouvé SDF pendant environ six mois. Je n’avais pas d’argent et surtout, pas de famille pour être cautionnaire. Ensuite, j’ai trouvé une place ici, dans un foyer de jeunes travailleurs, puisque ce sont les seuls qui acceptent les gens sans garant.
Sans toit, tout est impossible : de se former, de travailler. C’est très corrosif pour l’individu de se retrouver sans rien. On est sans cesse guidé par la peur, la peur de ne plus avoir, la peur de ne pas manger.
F.R. : Pendant toutes ces années, de quoi vous êtes-vous privé ?
Alix : Déjà, le style vestimentaire. Moi, j’ai des habits, depuis des années j’ai les mêmes. Aussi, je ne suis pas véhiculé, j’allais à l’usine en train et en trottinette électrique. J’ai des soins dentaires à faire, c’est en projet. J’ai passé quatre ans sans fréquenter le milieu médical.
« Je ne faisais pas. »
Arnaud, étudiant en licence de droit, Tours
Arnaud : Je suis arrivé dans ce foyer il y a un mois. Mon père est mort, et je suis fâché avec ma mère, alors je suis parti de chez moi… J’habitais dans l’Est, mais comme j’ai demandé droit et langues, Parcoursup m’a proposé Tours.
F.R. : C’est pas tout près…
Arnaud : Non, mais ça me va.
F.R. : Et tu touches une bourse ?
Arnaud : Pas encore, il me faut l’avis fiscal de ma mère, mais vu nos relations, ça traîne.
F.R. : Tu as combien alors ?
Arnaud : Zéro. Zéro.
F.R. : Et comment tu fais ?
Arnaud : J’ai dormi dehors, la rue. Maintenant, le foyer me donne un coup de pouce. Je ne paie pas de loyer, je verse juste mes APL…
F.R. : Mais pour les livres, par exemple ?
Arnaud : Le Code civil ? Je ne l’ai pas acheté.
F.R. : Et les transports ?
Arnaud : Je marche.
F.R. : Et pour manger ?
Arnaud : Le soir, ici, on m’offre le repas.
F.R. : Et le midi ?
Arnaud : Je ne mange pas. Le Crous m’a dépanné deux ou trois repas.
F.R. : Le petit-déjeuner ?
Arnaud : Ah non, je ne connais pas. Avant que le FJT m’aide, ça faisait une semaine ou deux que je n’avais pas mangé.
F.R. : Comment tu faisais ?
Arnaud : Eh bien, je ne faisais pas.
Même pour les jeunes qui sortent de l’Aide sociale à l’enfance, se retrouver une famille, au moins un bout, ça fait la différence :

« Sans ma grand-mère, je ne suis rien. »
Lucas, étudiant en histoire et en arabe, Paris
Lucas : Je loge au CROUS. J’en ai pour 200 euros de loyer grâce aux APL.
F.R. : Il te reste donc 360 € ?
Lucas : Ouais environ. Moi, j’ai toujours un loyer d’avance, au cas où, s’il y a un souci avec les APL, c’est une de mes peurs, ne plus pouvoir subvenir à mon loyer… Mais il faut ajouter l’aide de mes grands parents, qui n’auraient jamais dû m’aider à ce point là.
F.R. : Pourquoi tu dis ça ?
Lucas : Parce que je ne les connais pas depuis longtemps. On est parti à leur recherche quand j’allais avoir 18 ans, pour qu’ils m’accueillent quand on m’aurait viré, et au final, l’État et l’ASE se sont complètement dédouanés sur eux. Du coup, ma grand-mère m’a aidé à payer pas mal de choses, l’électricité au début, elle me donne un petit billet chaque mois… Alors qu’elle a une retraite complètement dérisoire.
Chercher le logement, je l’ai fait tout seul à mes 17 ans. Heureusement, j’avais ma grand-mère derrière moi, elle m’a donné l’argent pour démarrer. Sans ma grand-mère, j’avais rien. Pendant ces jours où j’avais vraiment très peur, c’était moins pire que d’avoir vraiment rien. Au final, plus tard, ma bourse est tombée et j’étais beaucoup plus serein. Quand on ne peut pas compter sur des parents, c’est énorme.
F.R. : Avec ces 560 euros, tu es dans le rouge ?
Lucas : Je suis dans le orange foncé, si vous voulez. Parce que ma grand-mère, chaque fois que je vais la voir, elle me dit « si t’as besoin… », et parfois elle me fait même un virement parce qu’elle s’inquiète, un virement de 100 euros. Sans ma grand-mère, je ne suis rien.
Parfois, c’est la copine, et sa famille, qui offrent un radeau de sauvetage :
« Je dormais à la gendarmerie en garde à vue. »
Quentin, en garantie jeunes, Abbeville
Quentin : À mes 18 ans, après l’ASE, dans le Sud, je suis allé à l’hôtel. Je payais en faisant des conneries : je ravitaillais les gens pour qu’ils viennent chercher du shit au quartier.
C’était la galère de faire ça, c’est long. Avant minuit, vous ne rentrez pas chez vous. J’arrive à 11 heures du matin, 11 heures pétantes sinon vous vous faites casser le nez. Je prends mes papiers. Il me dit mes horaires, ce que j’ai à faire. Et puis moi, je fais. Donc le plus souvent, je prends un vélo et je tourne dans toute la rue. Et puis dès que je vois quelqu’un, je vais le voir, je lui dis : « Si tu veux quelque chose, c’est là-bas. » Après, ma mère m’a appelé parce qu’elle était malade. Du coup, je suis remonté dans le Nord et deux mois après, elle est morte. Et après, c’était la merde. J’avais plus rien. Mes économies, c’était fini, je les avais cramées depuis longtemps là. J’avais rien. Je me suis débrouillé.
F.R. : Mais donc tu dormais où ? Quentin : Parfois c’était bien, il faisait chaud dehors. Et parfois, je faisais une connerie comme ça je dormais à la gendarmerie en garde à vue.
F.R. : Et comment tu mangeais ?
Quentin : J’allais dans les magasins et je prenais des trucs à manger. Jusqu’à rencontrer ma copine, juste avant le confinement. Son père m’a dit que je pouvais rester donc je suis resté.
Les jeunes vivent donc, assez largement, et assez longuement, aux crochets de leurs parents. Et avec une culpabilité, qui rôde, qui semble partagée – de la jeunesse des quartiers aux mieux accompagnés.

« Jamais ils ne m’ont dit : ‘‘Tu me déranges’’. »
Lounès, Hamid, Malik, jeunes d’Amiens-Nord au chômage
Lounès : J’ai 19 ans, je suis encore chez mes parents, j’ai pas de sous, rien. (Je souligne le « encore », qui même court en dit long.)
Hamid : J’ai vingt ans, sans emploi je vis encore chez ma mère, je n’ai aucun revenu.
Rachid : J’ai 21 ans. Chez moi, je ne fais rien, j’ai rien. Je n’ai pas de permis, je n’ai pas de voiture. Je vis chez mes parents. Mon père ne travaille pas, et ma mère elle n’a pas un salaire de ministre. Du coup, c’est dur à la maison après on s’adapte, on a pas le choix.
Malik : J’ai 23 ans. Je suis allé jusqu’au BTS. Après, j’ai travaillé pendant quatre ans, à droite, à gauche, à l’usine, mais sans assez d’heures pour débloquer mon chômage.
F.R. : Là, vous vivez chez vos parents ? Vous avez le sentiment de peser, financièrement ?
Malik : J’aurais aimé avoir ma situation, un petit appartement. Je ne veux pas porter d’injures à mes parents, mais vous avez compris. Ils ne me le diront pas clairement, parce que je suis leur fils. Jamais ils ne m’ont dit : « Tu me déranges. » Je sais que ça se voit, quand même : à 23 ans, sans situation encore.
« C’est un sacrifice, oui. »
Emilien, Clément, Justine, membres du Mouvement rural des jeunesses chrétiennes, Amiens.
Émilien, prépare un concours de policier : Recevoir de l’argent tous les mois, ça me fait culpabiliser énormément. Je pense à mon père qui est ouvrier, qui a commencé le travail assez tôt, qui était dans un domaine assez manuel. Mais il s’est émancipé très vite. Et je me dis : « Ben, mince, à son âge, je me cherche encore. J’ai un boulot étudiant. » Pour moi, je sais que ça m’a pesé un moment, et je suis bien content d’avoir trouvé mon boulot cette année. Ça me fait souffler un peu, je culpabilise moins.
F.R. : Vous aviez le sentiment que vos parents faisaient un sacrifice pour vous et votre frère ?
Émilien : Sacrifice, ouais ! C’est quand même une dépense, une grosse dépense, un gros projet.
Clément, en master de science du langage : Moi, j’ai de la chance d’avoir des parents qui me disent : « Tout ce qui concerne tes études, on paye. » Sauf que là, ce sentiment apparaît un peu fort. Ça me gêne qu’eux payent tout, tout ça, même si je me rends compte de ma chance, que mes parents ne soient pas regardants. Par exemple, je voudrais une formation à la langue des signes, parce que je m’intéresse à cette langue, sauf que ça a un certain prix. Ça me gêne aussi qu’ils payent tout ça, plus déjà l’argent qu’ils me versent par mois…
Justine, responsable du MRJC 80 : Pour rebondir, mes parents m’ont aidée pendant mes études, et puis, surtout, j’ai mis un an avant de trouver du travail. Et avec le confinement, je suis retournée chez mes parents. Ça fait un peu échec de ne pas pouvoir trouver du boulot direct. Maintenant que je suis salariée du MRJC, ça va mieux ! Évidemment ! C’est quand même un poids en moins. Un poids en moins, oui.
C’est toute la jeunesse populaire qui est abandonnée.
Car cette « solidarité familiale » trace comme un fossé, comme une fracture : entre ceux qui sont aidés et ceux qui ne le sont pas. Entre ceux qui sont soutenus beaucoup et ceux qui le sont peu. Entre ceux sont accompagnés dans leur envol, et ceux qui partent dans la vie avec une aile cassée, du plomb à la patte.
D’où mon plaidoyer, pour une « solidarité sociale, nationale. »
Après la Seconde Guerre mondiale, dans une France exsangue, qu’ont décidé nos anciens ? De mettre en place « un vaste plan de sécurité sociale », avec notamment les retraites, avec le minimum vieillesse. Et ce fut un miracle : depuis des millénaires, vieillesse signifiait pauvreté dans les milieux populaires. On vieillissait, quand on avait la chance de vieillir, aux crochets de ses enfants, et subsistant de la charité. C’était la norme, qui appartenait au paysage. Et voilà qu’en trente ans, cette malédiction séculaire était brisée : dès les années 1970, le taux de pauvreté chez les personnes âgées glisse sous la moyenne nationale. Et pourquoi, comment ? Parce qu’on est passé d’une solidarité familiale à une solidarité nationale, à une solidarité sociale. C’est le même mouvement qu’il nous faut poursuivre, aujourd’hui, pour la jeunesse. Car les statistiques se sont inversées : c’est chez les jeunes, désormais, que la pauvreté est massive, quatre fois plus élevée que chez les retraités. C’est chez les jeunes, désormais, que cette pauvreté est devenue la norme, qui ne choque plus, qui appartient au paysage. Et ce sont les jeunes, désormais, qui vivent aux crochets de leurs familles, qui sont aidés par vous, un peu ou beaucoup, selon les fortunes : les uns ont leur loyer payé, les autres sont dépannés d’un sac de courses. Cette solidarité familiale, inégale, ne suffit pas : là encore, il nous faut aller vers une solidarité sociale, une solidarité nationale. Il nous faut un « minimum jeunesse », un socle, pour se former, pour essayer, pour échouer même, pour découvrir notre pays, pour s’envoler du nid.