Le combat des mineurs isolés, ces gamins migrants qui se retrouvent seuls en Europe, ne s’arrête pas une fois arrivés en France. Ici, ils sont près 40 000 en attente de prise en charge par l’aide sociale à l’enfance. À Lille, ces jeunes l’ont bien compris : il faut résister collectivement. Pour ne pas dormir dehors, ou avoir le droit d’aller à l’école.
La lutte invisible des mineurs isolés

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« Si on n’utilise pas nos cerveaux, c’est nos corps qu’on va utiliser : la prostitution pour nous sauver. » Grâce est toute jeune, seize ans, sa voix tremble, face au public lillois, dans cette réunion publique. Depuis la République Démocratique du Congo, Grâce a fait la route toute seule. Elle descend de la tribune, je vais à sa rencontre. Elle se confie, la voix encore tremblante. « Je suis contente de mon discours, mais je ne veux pas repenser à ce que j’ai vécu dans le passé. Ça me rend trop triste. »
Dans cette réunion publique à la Bourse du Travail de Lille, les destins ne s’exposent guère : les gamins qui sont là parlent surtout de l’avenir, qui leur semble un brin bouché.
Et pourtant, ça va nettement mieux qu’avant.
Cette histoire, elle avait commencé deux mois plus tôt, en ce qui me concerne…
Amiens, 5 décembre 2024.
« On s’apprêtait à manifester mais on vient de recevoir une réponse : tous les jeunes vont être logés ! Enfin ! » Stéphane crie à l’autre bout du fil, ça grésille dans le téléphone. Stéphane, c’est un ami de Fakir, et membre de l’association Utopia56 à Lille. Des mois qu’avec l’aide des habitants du quartier des Bois Blancs, ils aident des jeunes mineurs isolés à se nourrir, se laver, à étudier. Près de quatre-vingts jeunes entassés dans un camp de fortune, sous des bâches, parmi les rats. « Heureusement qu’ils ont un logement ce soir, il fait froid, l’hiver est déjà bien installé. Pour certains ça fait plusieurs mois qu’ils sont là.
– Mais pourquoi ? Pourquoi on a mis autant de temps à leur trouver un toit ?
– C’est une longue histoire. Bon, je te laisse, on va commencer à s’organiser. »
Stéphane m’avait juste glissé, avant de raccrocher, qu’ils avaient « créé un collectif » et filé le contact de Thierno, un des mineurs.
Armentières (59), le 28 décembre 2024
Thierno m’avait donné rendez-vous devant un abribus à Armentières, à une vingtaine de kilomètres de Lille. « Je pensais te retrouver à Lille », je lui glisse en le saluant. « Quand on a eu les logements, on a tous été dispatchés un peu partout. Il y a trente places ici, douze à Tourcoing, dix à Dunkerque. »
Il vient de Guinée, Thierno. À l’âge de 16 ans, il quitte sa famille pour fuir l’école coranique. En juin 2024, il arrive en France après un long périple. L’Espagne le reconnaît mineur, la France, elle, n’officialise pas son statut.
J’essaie de comprendre ce qui lui est arrivé sur le chemin, ses rencontres, sa traversée. Il m’arrête, de suite. « Je ne veux pas te parler de moi. Tout ce que j’ai vécu c’était dur, du coup, je suis en train de tout écrire. Je veux écrire un livre sur ce qu’il m’est arrivé. »
On se contera de sa vie française, alors : quand Thierno arrive ici, il passe encore cinq mois dehors, à la rue. C’est que, quand un mineur étranger arrive en France, son statut est souvent incertain : il n’est pas reconnu mineur… mais pas majeur non plus, plongé au cœur d’un vide juridique qui peut durer six mois, un an, le temps que le juge rende une décision. Or, dans cette zone de flou, aucune loi n’oblige les institutions à les prendre en charge. Alors, ils restent seuls.
Souvent, ça tourne au drame. Parfois, comme au quartier des Bois Blancs, les habitants leur viennent en aide. « Ils nous donnaient des leçons de français, ou à manger, se souvient Thierno. Et toute cette énergie, ça nous a donné envie de nous battre. Avec tous les mineurs isolés de Lille, on a décidé de créer un collectif. On a trois batailles : le logement pour tous, la diminution du temps de recours et la scolarisation pour tout le monde. On s’est inspiré de ce qui se fait dans d’autres villes, comme à Paris. Là-bas, ils ont commencé les manifs en 2023 et ils ont réussi à gagner beaucoup de choses. Récemment, ils ont pu scolariser deux cents jeunes ! »
Tout le monde ou personne !
Le 6 août 2024, les jeunes migrants créent le collectif « MNA des bois Blancs » – MNA pour « mineurs non accompagnés » – et désignent leurs délégués. Thierno en fait partie. « Pour obtenir nos logements ça a été une bataille... » Les manifestations commencent, chaque mercredi devant le Conseil départemental de Lille, et même lors des conseils municipaux ! Pour leur rendez-vous avec le département, Ils impriment une trentaine de photos de leur camp. « Elles parlaient d’elles-mêmes, on n’avait pas à expliquer notre situation… » Début novembre, un appel : quinze places disponibles. Ils refusent ! « C’était tout le monde ou personne et on était presque quatre-vingts jeunes. Le département est venu dans le camp. Il pleuvait, les rats couraient partout. » À force de ne rien lâcher, le 20 novembre la nouvelle tombe : tous les jeunes peuvent être logés.
Une première bataille gagnée. Pour le reste, c’est une autre histoire…. « Pour l’école, ça coince au niveau de l’académie », soupire Thierno. « C’est tellement compliqué d’y accéder, en France... On a rencontré les gens des bureaux de l’académie, mais ils nous ont dit que nos dossiers sont bloqués. » Les raisons ? pas de représentants légaux, absence des documents nécessaires pour une inscription à l’école, absence d’ordonnance de placement provisoire (OPP)… attribuée par le juge des enfants qui peut prendre jusqu’à un an pour rendre sa décision, on l’a dit. Perdus dans ces méandres administratifs, le temps semble une éternité pour les jeunes. « L’Éducation c’est la base d’un État, si l’éducation est foutue, tout est foutu. On veut aller à l’école », rabâche Thierno. « Mais viens à une réunion du collectif, comme ça tu pourras rencontrer tout le monde. »
Retailleau les bons tuyaux
Sur le chemin du retour, je refais les calculs d’un enjeu majeur pour les mineurs l’enjeu est de taille : s’ils ne justifient pas d’au moins six mois de scolarisation ou de formation avant l’âge de dix-huit ans, ils ne peuvent pas recevoir de titre de séjour à leur majorité, devront quitter le territoire français, et perdront tout. D’autant que le gouvernement Bayrou a enfoncé le clou avec la nouvelle circulaire Retailleau. (À défaut d’une loi à son nom, pour l’instant, Bruno a le droit à une circulaire.) Annoncé vendredi 24 janvier, le texte durcit les critères pour obtenir un titre de séjour : désormais, les immigrés doivent justifier de sept années de présence sur le territoire, contre cinq avec la circulaire Valls de 2012. Il leur faut aussi valider le niveau de langue par des diplômes ou certifications et respecter les valeurs de la République. Bref, l’école serait le meilleur des endroits, pour eux…
Lille, 28 janvier 2025, 18h00. Réunion publique à la Bourse du Travail.
Sékou est à quatre pattes sur le sol. « Faites-moi confiance, je gère », assure-t-il. Il dessine au pinceau sur un drap blanc. Khalil, lui, ramène plus de peinture. Tout le monde s’active : le collectif des jeunes isolés des Bois Blancs anime une réunion publique d’ici trente minutes. Thierno est présent, il me fait une accolade, tout sourire : « Je vais à l’école ! Depuis début janvier. On a pu faire entrer sept autres jeunes dans des écoles. » Inscrit au lycée de Tourcoing, il fait tous les jours la route, « le rythme est dur, je me lève tous les jours à 5h00 et je rentre à 20h00. Mais je suis trop content d’y aller. Tout le monde n’a pas eu de place, mais on va se battre. Ce soir on fait un point sur nos avancées. Tiens, prend une chaise, ça va commencer. »
Les délégués du collectif prennent la parole un à un. « C’est compliqué d’être seule, dehors en tant que femme. » C’est Grâce qui s’est avancée. Elle est la seule mineure du bureau, qui représente toutes les autres jeunes femmes. Sa prise de parole a scotché public. À seize ans, elle s’imagine journaliste, pour « informer les gens sur ce qu’il se passe vraiment dans le monde. » Ou avocate, pour défendre les femmes. « Mais pour l’instant je vais à l’école Resf - Réseau éducation sans frontières – et ce n’est pas reconnu. Du coup ça ne compte pas dans les six mois à faire pour prétendre au titre de séjour. Au rectorat mon dossier est bloqué, ils me disent que je dois envoyer mes papiers à l’ambassade de France en République Démocratique du Congo pour les faire valider. Mais c’est trop galère... » La réunion continue dans la salle pendant qu’on discute. Plusieurs mains se lèvent.
Le corps enseignant ignorant
Angèle prend le micro. « Je suis professeure, au quartier de la Madeleine, et je veux juste dire que nous on n’a aucun moyen via l’institution de vous connaître… » Si elle est venue ce soir, c’est parce qu’elle a reçu une newsletter de son syndicat qui parlait de l’association Utopia56. « Ma colloc’ bosse pour cette association, du coup, ça m’a interpelée. C’est en discutant avec elle que j’ai appris que des jeunes immigrés à Lille se battent pour l’accès à l’éducation. Mais au lycée, aucun prof n’en a entendu parler, rien, c’est dommage ! On n’a aucun message du rectorat, rien. »
Nous non plus, nous n’avons pas de nouvelle de l’académie de Lille. enfin, plutôt, l’académie « ne souhaite pas répondre à nos questions. »
Pourtant, « ne laisser aucun élève sur le bord du chemin », c’est la priorité de l’éducation nationale comme le stipule le Journal Officiel publié le 27 juin dernier en prévision de l’année 2024-2025. En enrobant ça de belles phrases : « Cette exigence est au cœur du métier et de l’engagement professionnel de chaque personnel de l’Éducation nationale », se targue le gouvernement. Mais les jeunes migrants ne doivent sans doute pas être considérés comme des élèves potentiels. comme s’il ne fallait surtout pas sonner leur existence au grand jour…
« Nous ne sommes pas dangereux, nous sommes en danger »
« Avec vous on a de la force, sans vous, on ne peut pas avancer », lâche Khalil en reprenant le micro, s’adressant au public. Ça me rappelle quelque chose, ce genre de slogans… « Le problème en France, ce ne sont pas les immigrés, nous ne sommes pas dangereux. Nous sommes en danger. » Pour ces gamins, l’école est le point décisif de leur avenir. Parce qu’on réalise, soudain, que malgré tout ce qu’ils ont traversé, ce sont encore des enfants. Mohamed renchérit : « si on ne va pas à l’école, on risque de devenir délinquants car on ne sait pas ce qui est bon pour nous ni pour les autres. On veut être utile et trouver notre place dans la société. »
La salle applaudit.
En France, parmi les 40 000 mineurs isolés, 14 782 sont reconnus comme tels auprès de l’ASE. Laissant des milliers de jeunes livrés à eux-mêmes sans accès à leurs droits fondamentaux, ni à aucun espoir d’avenir.