Il avait tout prévu, tout annoncé, Edward Morgan Forster : nos confinements, Uber Eats et Amazon, les faux rapports humains dématérialisés, le dieu smartphone à qui on confie nos vies, la soumission numérique… Il avait tout prévu, et tous l’avaient cru fou : c’était en 1909, dans La Machine s’arrête.
La machine et sa guerre des boutons

« Coronavirus : le confinement du pays, une première dans l’histoire de France ? Depuis ce mardi 17 mars à midi, les Français doivent rester chez eux à l’exception des trajets nécessaires. Une première historique pour l’ensemble du pays. » (Le Parisien, 17 mars 2020.)
C’était une drôle de période, sans doute, « historique » en effet. Tout au long de cette année 2020, les articles de presse s’étaient succédé, dévoilant un monde que nous n’attendions pas. Notre quotidien allait être bouleversé pour une durée indéterminée, et nos habitudes de vie bousculées, sur le plan sentimental, familial, professionnel…
« Le confinement a prouvé que le travail pouvait être fait à distance, pour certains métiers. Des barrières sont tombées et les contraintes sont mieux connues. Pour l’avenir, les employeurs envisagent des modes d’organisation hybrides. » (Le Monde, 17 mai 2020.)
La situation prenait une tournure surréaliste quand il fallait soi-même s’autoriser à sortir : « Pour sortir de chez vous, vous avez toujours besoin d’une attestation, dans un périmètre de 20 kilomètres autour de son domicile, et ce pendant trois heures... » (L’Union, 28 novembre 2020.)
En y repensant, j’ai été stupéfait.
Stupéfait, oui, quand, au printemps dernier, j’ai commencé à lire La Machine s’arrête, d’Edward Morgan Forster, publié en 1909. Ce gars-là avait anticipé, plus d’un siècle à l’avance, ce qui allait nous arriver. Et pourtant : le roman avait été sévèrement jugé par ses pairs à l’époque, pas crédible, en tout cas. L’auteur, un Britannique, nous conte une humanité réfugiée dans un monde souterrain. L’extérieur est devenu trop menaçant, « la surface de la Terre n’est que poussière et boue, il n’y a rien à en tirer, et il n’y a plus de vie dessus ». C’est Vashti, petite femme à la peau toute pâle, qui parle ainsi. Elle n’est pas mécontente de son sort, à vivre seule, comme tous les autres individus, dans une chambre enterrée, de forme alvéolaire, mais qui offre tout le confort nécessaire :
« Il y avait des touches et des interrupteurs partout, pour commander de la nourriture, de la musique, des vêtements. Il y avait le bouton du bain chaud, qui, une fois enclenché, faisait surgir du sol une cuve en (imitation) marbre, remplie à ras bord d’un liquide chaud et inodore. Il y avait le bouton du bain froid. Il y avait le bouton qui produit de la littérature. Et il y avait bien évidemment les boutons grâce auxquels on communiquait avec ses amis. La chambre, bien qu’elle ne contînt rien, était reliée à tout ce qui lui importait au monde. »
Comment ne pas voir là, dans cet univers de pousse-boutons gratifiants, un peu, beaucoup, de nos réseaux sociaux, de nos ChatGPT, d’Uber Eats et d’Amazon, en période de confinement ? Ou même après, finalement ?
Ajoutez-y une lumière douce, de l’air frais même sans fenêtre, de la musique sur demande, un fauteuil, et une table de lecture pour tout mobilier : un cadre idéal pour Vashti, dont le quotidien est rythmé par des visioconférences. Ce paradis apparent, les humains le doivent à « La Machine ».
« À côté d’elle, sur la petite table de lecture, se trouvait un vestige de l’époque des paperasses : un livre. Il s’agissait du Livre de la Machine. Celui-ci comportait des instructions permettant de parer à toute éventualité. Si jamais elle avait chaud ou froid, si elle avait des problèmes digestifs ou si elle n’arrivait pas à trouver un mot, elle consultait le Livre, et il lui disait sur quel bouton appuyer. C’était le Comité central qui le publiait. Et conformément à une habitude de plus en plus fréquente, l’ouvrage était richement relié.
S’asseyant sur le lit, elle le prit avec révérence entre ses mains. Elle jetait un coup d’œil autour d’elle dans la chambre lumineuse, comme pour s’assurer que personne ne l’observait. Puis, mi-honteuse, mi-joyeuse, elle murmura : "Ô Machine ! Ô Machine !" en portant le volume à ses lèvres. à trois reprises elle le baisa, à trois reprises elle inclina la tête, à trois reprises elle senti la béatitude du consentement. »
Il avait tout anticipé, encore, Forster. Juste ce détail, technique : le Livre est devenu smartphone.
Un beau recueil de « fiches process », un guide des bonnes pratiques, en quelque sorte, pour rassurer, et surtout ne pas se confronter à l’éprouvante incertitude. Mais ce que la Machine ne semble pas prévoir, c’est la façon de gérer les liens avec un enfant imprévisible… Car dans ce monde trop parfait, Kuno, le fils devenu adulte, Kuno qui a hérité d’une chambre à l’opposé de chez sa mère, dans l’hémisphère nord, vient jeter le trouble.
Un jour, Vashti reçoit un appel sur son « cinématophote », une petite plaque ronde portative qui s’illumine, tout d’abord faible lumière bleue, puis virant au pourpre avant que l’image de son interlocuteur n’apparaisse sur l’écran.
« Je vous ai appelée à plusieurs reprises, mère, mais vous étiez toujours occupée ou isolée. J’ai quelque chose de spécial à vous dire.
— Qu’est-ce que c’est, mon garçon chéri ? Fais vite. Pourquoi n’as-tu pas utilisé la poste pneumatique ?
— Parce qu’une telle chose, je préfère vous la dire. Je veux…
— Et bien ?
— Je veux que vous veniez me voir. »
Vashti observa son visage dans la plaque bleue.
« Mais je peux te voir ! s’exclama-t-elle. Que veux-tu de plus ?
— Je veux vous voir sans passer par la Machine, dit Kuno. Je veux vous parler sans passer par cette ennuyeuse Machine.
— Oh, tais-toi ! dit sa mère, vaguement choquée. Tu ne dois rien dire contre la Machine.
— Pourquoi pas ?
— Il ne faut pas.
— Vous parlez comme si un dieu avait créé la Machine ! s’écria Kuno. Je suis sûr que c’est elle que vous priez quand vous êtes malheureuse. Ce sont des hommes qui l’ont fabriquée, ne l’oubliez pas. De grands hommes, mais rien que des hommes. La Machine représente beaucoup, mais elle n’est pas tout. Je vois une chose qui vous ressemble dans cette plaque, mais je ne vous vois pas. J’entends une chose qui vous ressemble dans ce téléphone, mais je ne vous entends pas. C’est pourquoi je veux que vous veniez. Rendez-moi visite, afin que nous puissions nous voir en face à face, et parler des espoirs qui occupent mon esprit. »
Aller se confronter au monde extérieur, voilà qui n’enchante pas Vashti. « Quelle drôle d’époque c’était, quand les hommes partaient pour changer d’air plutôt que de changer l’air de leur chambre ! » Après plusieurs échanges, bon gré, mal gré, l’amour de cette mère pour son fils reprend le dessus. Que fait-elle ? Elle appuie sur un bouton, qui voit basculer un mur en arrière, elle s’engouffre par cette porte qu’elle n’emprunte jamais. Devant elle, ce tunnel lui fait peur mais lui permet d’accéder à un système de navettes qui la mènent, elles-mêmes, jusqu’à un service de dirigeables, « relique de l’ancienne époque. Il avait été maintenu parce qu’il était plus facile de le garder que de l’arrêter ou de le réduire, mais il dépassait désormais largement les besoins de la population ».
Le voyage est éprouvant, Vashti se sent malmenée par la lumière du soleil, par le contact des rares êtres humains qui se déplacent encore, notamment par cette hôtesse qui a lui a tendu la main au risque de la toucher, sacrilège, quand elle a failli chuter.
Mais son calvaire n’est pas terminé : elle ignore tout de ce que va lui dire son fils au moment des retrouvailles.
Car oui, Kuno est allé voir ce qui se passe sur la surface de la Terre.
Certes, équipé de son respirateur, de ses comprimés diététiques, de ses vêtements hygiéniques.
Mais il y est allé sans autorisation de sortie, et a découvert un monde différent de celui qu’on lui avait présenté, avec des collines, des fougères, des nuages de couleur perle, et même d’autres êtres vivants qui ont tenté de le secourir quand la Machine a lancé à ses trousses de grands vers blancs qui finiront par le capturer.
Vashti, honteuse, peine à reconnaître l’enfant qu’elle a élevé.
Le voilà menacé de « sans-abrisme », autrement dit, la mort, car on ne peut pas vivre à l’extérieur, selon le Livre.
L’incompréhension entre le fils et sa mère est totale, mais la passion reste la plus forte :
« Ne pouvez-vous voir, ne pouvez-vous tous voir, vous les conférenciers, que c’est nous qui sommes en train de mourir, et qu’ici-bas la seule chose qui vive vraiment, c’est la Machine ? Nous avons créé la Machine pour qu’elle accomplisse notre volonté, mais nous ne pouvons plus la faire plier à notre volonté. Elle nous a volé le sens de l’espace et le sens du toucher, elle a brouillé toute relation humaine et réduit l’amour à un acte charnel, elle a paralysé nos corps et nos volontés, et maintenant elle nous oblige à la vénérer. La Machine se développe, mais pas selon nos plans. La Machine agit, mais pas selon nos objectifs. Nous ne sommes rien de plus que des globules sanguins circulant dans ses artères, et si elle pouvait fonctionner sans nous, elle nous laisserait mourir. Oh, je n’ai pas de remède, ou alors je n’en ai qu’un : répéter aux hommes, sans relâche, que j’ai vu les collines du Wessex comme Alfred les a vues quand il a renversé les Danois. » [note de l’éditeur : il s’agit d’Alfred le Grand, roi du Wessex de 871 à 899.]
La fin du roman verse dans le tragique, l’effondrement de cette civilisation intra-terrienne.
Kuno cherche à prévenir sa mère, après une longue période sans échanges, et sans vouloir afficher son visage sur le cinématophote :
« "La Machine s’arrête.
— Que dis-tu ?
— La Machine est en train de s’arrêter, je le sais, je connais les signes."
Elle partit dans un éclat de rire. Il l’entendit, se mit en colère, et ils ne se parlèrent plus. »
Et en effet, la « civilisation » va s’enfoncer dans le déni, à l’aide de conférences rassurantes, et pourtant les signes vont se multiplier, comme ces silences de plus en plus réguliers qui viennent perturber le vrombissement permanent de la Machine.
Lors que les intra-terriens sont mis au pied du mur, au moment de la catastrophe finale, les retrouvailles entre Kuno et sa mère sont poignantes.
« Plus vite, dit-il en suffoquant, je suis en train de mourir… Mais nous nous touchons, nous nous parlons, sans passer par la Machine.
Il l’embrassa.
— Nous sommes revenus à nous. Nous mourons, mais nous avons retrouvé la vie, telle qu’elle était dans le Wessex, quand Alfred renversa les Danois. Nous savons ce qu’ils savent à l’extérieur, ceux qui habitaient dans le nuage de couleur perle.
— Mais Kuno, est-ce vrai ? Y a-t-il encore des hommes à la surface de la Terre ? Est-ce que… ce tunnel, ces ténèbres empoisonnées… ne sont pas vraiment la fin ?
Il répondit :
— Je les ai vus, leur ai parlé, les ai aimés. Ils se cachent dans la brume et les fougères jusqu’à ce que notre civilisation s’éteigne. Aujourd’hui, ils sont les Sans-abri… demain…
— Oh, demain… Un imbécile redémarrera la Machine, demain.
— Jamais, affirma Kuno, jamais ! L’humanité a retenu la leçon. »
Ils l’ont raillé, Edward Morgan Forster.
Mais nous, saurons-nous arrêter la Machine, avant qu’elle n’emporte tout sur son passage ?