n° 109  

"La main au cul une fois, mais pas deux !"

Par Camille Vandendriessche |

Depuis la fermeture, il y a vingt‑deux ans, Maguy Lalizel a mené la bagarre avec les Moulinex. Mais c’est qu’elle la menait déjà dans l’usine…


« Mon premier jour à Moulinex, les mecs se comportaient comme de gros connards de cinquante balais qui voient une jeune de dix-huit ans en mini-jupe, talons-aiguilles et vernis à ongles. Je me suis pris une fois la main au cul, mais pas deux ! J’ai vite appris à me défendre grâce à une déléguée du personnel, Liliane Lefebvre, qui allait voir toutes les petites nouvelles. Quand je lui ai dit mon ressenti sur l’attitude des hommes, elle m’a répondu : "C’est normal, t’as vu comment t’es gaulée ? Ils n’ont jamais connu ça ici !"

Liliane, elle m’a appris plein d’astuces pour les remettre à leur place.
- Comme quoi ?
- Les traiter de gros cons, les regarder de la tête aux pieds et leur dire qu’ils sont tellement moches que t’en voudrais même pas dans tes chiottes ! Ça, tu ne sais pas le faire à dix-huit ans. Pourtant, je suis née dans un milieu où on m’a appris à être libre. J’étais déjà une rebelle. À Lisieux, je suis partie de Wonder après seulement sept jours ! Quand je suis arrivée à Moulinex, je ne connaissais que la haute couture. Là où j’étais avant, on faisait tout le jersey pour Dior, les doublures de manteaux pour Rodier, avec des petites chaînettes et tout… C’était aussi de l’exploitation, mais tout était propre, feutré, et on n’était qu’entre femmes. Là, chez Moulinex, c’était moche, ça puait l’huile, le trichloréthylène, et c’était du 50-50. Les mecs faisaient ce qu’on appelait les "travaux difficiles", mais c’était du pipeau parce que les nanas aussi.

- Tu ne t’attendais pas à ça ?
- Pas du tout. Quand on m’a embauchée, on m’a dit qu’on aimait les femmes qui venaient de la couture parce qu’elles avaient une grande dextérité. Je me suis dit : "Chouette !" Mais le lendemain, je me retrouve au milieu d’énormes machines, des presses à emboutir qui faisaient un bruit d’enfer. Le gars à qui je me présente m’ordonne de le suivre vers une rangée de machines. Ce sale con me dit même pas bonjour, on ne disait pas bonjour aux sous-mains, aux petites merdes. Il me regarde de haut en bas, me demande ma taille et va me chercher une blouse bleu marine horrible, en coton qui grattait…
- Toi, tu étais plus habituée aux blouses de luxe...
- Sur les chaînes de montage, dans la confection, les femmes étaient très coquettes : elles se maquillaient, avaient les ongles faits, etc. Là, les gens étaient mal habillés parce qu’ils travaillaient dans des conditions dégueulasses. Quand je m’installe à mon poste, le mec me dit de tendre les bras et me sangle les mains, il m’attache à la machine. Ensuite, il m’explique la tâche à répéter sept mille fois par jour, sept mille coups de pédale – le rendement, c’est important chez Moulinex ! – et me dit : "Surtout, bousillez pas l’outil, hein !"

À la fin de la journée, t’as mal aux épaules, mal partout et tu comprends pourquoi tu es sanglée.
- Et comment tu fais pour aller pisser ?
- Tu demandes à ta voisine ou au régleur de venir te détacher. Les régleurs sont au-dessus de toi, tu leur dis : "Monsieur." Après, tu as le petit chef en blouse marron, puis le grand chef en blouse blanche, et tout en haut le responsable d’atelier. Il y a tout plein de hiérarchie. Dans ma tête, je me dis que je ne tiendrai pas deux jours...
Et alors, pourquoi tu y es restée toute ta carrière ?
J’avais deux enfants, j’étais en cours de divorce… Si c’était pas pour manger, j’aurais tourné les talons dès le premier jour ! On était des camarades de souffrance. J’ai travaillé comme ça pendant des mois, puis je suis tombée enceinte et j’ai été mutée dans un nouvel atelier. On n’arrêtait pas les femmes enceintes facilement à l’époque... »