La reconquête du dimanche

par Antoine Dumini, Cédric Sabatier, François Ruffin, Nicolas Hirth 13/10/2011 paru dans le Fakir n°(51 ) juin - août 2011

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Dans le Fakir n°49 (printemps 2011), on publiait un article intitulé « Un long dimanche de retrouvailles » où on racontait le combat mené par les caissières du ED d’Albertville pour ne pas travailler le dimanche. Quand nous y sommes allés, elles en étaient à leur 66ème dimanche de grève. Aujourd’hui, elles viennent de fêter depuis peu le 100ème. L’occasion pour nous de raconter l’histoire de la conquête du repos hebdomadaire...

On est au printemps 1906

« Un coup de grisou, dans les mines de charbon de Courrières, fait plus de 1 000 morts. La grève éclate chez les mineurs, écrit Jean-Denis Bredin. C’est l’occasion pour le vieux Clemenceau, enfin ministre, de montrer son tempérament. Il se rend à Lens, harangue les grévistes, les appelle au respect de la propriété, puis, renonçant à les persuader, fait donner les gendarmes, les hussards et les dragons. Du coup, la grève se durcit, au mois d’avril, et s’étend. C’est bientôt dans le Pas-de- Calais et le Nord une véritable émeute que répriment 20 000 soldats. Tandis qu’à force de brutalité le gouvernement paraît l’emporter, à Paris, les agents des postes se mettent en grève. Le ministre révoque les grévistes, car le gouvernement, comme le parti radical lui-même, est fermement décidé à ne pas tolérer la moindre grève des fonctionnaires.

Vient le 1er mai 1906. La jeune CGT a annoncé qu’elle ferait de ce jour-là un “ 1er mai pas comme les autres ”, et a décidé de canaliser tout l’effort syndical vers une seule revendication : la journée de huit heures. à Paris, la peur est extrême. Les bourgeois achètent des conserves, et s’enferment chez eux. Les capitaux s’enfuient. Clemenceau reçoit les dirigeants de la CGT et les prévient qu’il sera impitoyable. “Vous êtes derrière une barricade. Moi je suis devant. Votre moyen d’action c’est le désordre. Mon devoir c’est de faire l’ordre.” 45 000 hommes de troupe sont massés à Paris. Le secrétaire général de la CGT est, préventivement, arrêté et inculpé. Le 1er mai se passe sans trouble important – mais de nombreuses grèves prolongent l’arrêt de travail du 1er mai, et la crainte bourgeoise ne sera pas sans suite. La révolte ouvrière y aura gagné la loi du 13 juillet 1906 qui rendra obligatoire le repos hebdomadaire. »

Les conquêtes sociales empruntent souvent des chemins détournés : l’ « agitation ouvrière » (c’est alors une rubrique de L’Humanité ) jette toutes ses forces « Vers les huit heures » , et le quotidien de Jaurès rend compte jour après jour, à sa une, de « la grève [qui] s’étend progressivement » , des « mécaniciens électriciens [qui] entrent dans le mouvement » , de « la résistance acharnée du patronat parisien » . Car devant la menace, les patrons fondent l’ancêtre du Medef et prêtent ce serment : « Considérant que le mouvement actuel n’est pas un mouvement d’ordre économique mais révolutionnaire, (…) ils ont adopté les résolutions suivantes :
1 – refus d’adopter la journée soit de huit heures, soit de neuf heures ;
2 – refus d’accepter la semaine dite anglaise avec chômage du samedi après-midi, payant soixante heures pour cinquante-cinq heures de travail. »
Ces revendications devront encore attendre trois décennies et le Front populaire pour aboutir... En revanche, le gouvernement concèdera le « repos dominical » . Qui coûtait bien moins cher au Capital.

À front renversé

« Les ouvriers travaillaient six jours et vivaient le septième sans travailler. La Révolution est venue et l’ouvrier a été obligé de travailler les sept jours de la semaine pour vivre. » C’est le saint-simonien Pierre Leroux qui, en 1849, résume une déception populaire : avec le décret du 4 Frimaire an II, en 1793, le calendrier républicain a remplacé le calendrier grégorien, les mois sont divisés en trois décades de dix jours. Voilà qui réduit les jours chômés à trente-six par an – quand l’Ancien régime en accordait bien davantage. Pire, même : en 1799, au 7 Thermidor an VIII, tout repos hebdomadaire est aboli... et ne sera rétabli qu’à la Restauration : le christianisme signe alors son grand retour, et les préfets interdisent toute « manifestation extérieure d’activité » les jours sacrés. Une nouvelle révolution survient, en 1830, et avec la fin du catholicisme comme religion d’état, le repos dominical est abrogé de facto. Au XIXe siècle, la bataille autour du dimanche va ainsi se jouer comme à front renversé : la droite légitimiste multiplie les « associations pour le repos du dimanche » , crée même une « confrérie réparatrice du blasphème et de la profanation du dimanche » , et le pape Pie IX invite en 1873 à une “croisade” : « Les dimanches tu garderas, en servant Dieu dévotement. »

Tandis que la gauche, par anticléricalisme – et par libéralisme – s’oppose à cet acquis. En 1879, les radicaux en feront une question de principe : bien qu’elle demeure en sommeil, inappliquée, il faut supprimer la loi de 1814 qui rend « hommage à un culte particulier » . Et qui la défendra, là encore ? Des réactionnaires, comme le catholique Fresneau, sénateur du Morbihan, qui dénonce un projet dont « le patron seul aura su faire un déplorable bénéfice. Le faible, le pauvre qui a besoin de protection, voilà la victime de la disparition des temps de repos. » Autre sénateur royaliste, Pierre Chesnelong, critique la prétendue « liberté de l’ouvrier » : « Vous me répondez “l’ouvrier est son maître !” Il est le maître de condamner sa famille à la souffrance par la privation du travail, il est le maître d’accepter le sacrifice et la souffrance pour sauver sa liberté...Est-ce donc que la liberté n’est qu’une fausse enseigne et que la loi n’est pas faite pour protéger les faibles lorsque leurs droits peuvent être opprimés par la force ? » Le discours social paraît alors à droite.

Dominical et médical

Voilà pour les débats parlementaires et les « questions de principe » . Dans les faits, dès 1836, les ouvriers des forges d’Imphy, dans la Nièvre, luttent pour ce droit – malgré les retenues sur salaires du directeur et l’appel aux gendarmes.

[(Ici, on aimerait bien que nos lecteurs de la Nièvre nous apportent des documents sur ce conflit, victorieux ou défait, sur ses héros anonymes. Et nos lecteurs d’ailleurs sur d’autres conflits : nous disposons bien d’informations sur la reconquête du dimanche par les employés, mais peu pour les ouvriers.)]

La bourgeoisie elle-même apparaît divisée : en ce siècle d’hygiénisme, les médecins plaident pour un jour de repos. En Angleterre, d’abord, où la révolution industrielle a pris de l’avance – et sa contestation également : « les chevaux meurent plus vite sans leur dimanche chômé » , démontre le docteur Farre. En France, dès 1840, le docteur Villermé lui fait écho : « l’institution du dimanche » relèverait moins d’un devoir religieux que d’une « loi de la nature » , d’un « besoin de délassement » . Pour le professeur Tissot, « le mouvement musculaire ne s’exécute que par l’intervention des nerfs. Or, ceux-ci ont besoin d’un certain fluide dont la déperdition cause la faiblesse et l’épuisement général. Le seul repos de la nuit ne suffit pas à reproduire ce fluide. » En Allemagne, les experts Pettenkofer et Voit enferment un ouvrier dans une cage de verre, lui font tourner une lourde roue – et la conclusion tombe : pour recouvrer son oxygène, il lui faut le repos hebdomadaire.

En Suisse, le psychiatre Haegler établit que l’absence de repos suscite la mélancolie, la dépression nerveuse, la paralysie progressive, et finalement des tendances suicidaires. Aux États-Unis, le docteur Mussey met tout ça sous la forme d’une équation : le repos hebdomadaire augmente de sept ans une durée de vie de cinquante ans. Bref, à surmener la main-d’œuvre, on risque son épuisement, « la dégénérescence physique et morale de l’ouvrier » , surtout dans ces ateliers où « le manque de lumière et d’air provoque la stupeur du système nerveux » . Et tous les maux, la dénatalité, la défaite militaire, la tuberculose, l’alcoolisme, sont bientôt rattachés à cette cause unique : la fatigue. Dans les fabriques, le patronat accorde donc le dimanche aux enfants. Puis aux femmes. Puis aux hommes. Au Havre, en 1893, « une enquête faite par l’Office du travail montre que 93 % des ouvriers de l’industrie se reposent le dimanche » . Les industriels, désormais, vont ferrailler sur un autre terrain : pour contrôler les loisirs des ouvriers. Avec des fanfares, des jardins, des messes, la famille, du sport. Contre le cabaret, son absinthe, et cette absinthe des esprits : les discours.

Devantures saccagées

« N’achetez pas mesdames, n’achetez pas,
Laissez-nous l’dimanche, dimanche,
Dimanche, Laissez-nous le dimanche,
Mesdames, n’achetez donc pas. »

Ils sont 3 000 employés, à Bordeaux, ce 28 février 1904 à reprendre leur chanson en chœur :
« Viens la foule,Viens donc manifester,
Plutôt que d’acheter. Viens en foule,
Viens, viens dire à ce pantin,
D’fermer le dimanche matin. »

Car si les ouvriers ont, grosso modo, acquis ce jour de repos, les autres salariés – facteurs, télégraphistes, etc. et surtout employés du commerce – ne sont pas logés à la même enseigne. Qu’on ne les regarde pas comme des privilégiés, eux : leur situation s’est dégradée tout au long du XIXe siècle. « C’est un métier où une tenue stricte et une attitude souriante et serviable face à la clientèle sont nécessaires , note l’historien Robert Beck, où la peur d’un renvoi est sans cesse présente, où le seul fait d’avoir atteint les trente ans peut constituer la cause d’un licenciement, où des efforts physiques dignes de certains métiers manuels se cachent derrière les apparences vestimentaires d’un bourgeois, où les demoiselles de magasin, déjà sujettes au surmenage, se voient exposées au chantage de leurs supérieurs » , avec seize heures de travail par jour dans certains magasins parisiens, quinze heures à Bordeaux, quatorze à Cognac, etc.

Ce sont eux, donc, qui vont mener la lutte pour le repos dominical – qui relève moins, dans leur cas, d’une « question de principe » que de vie ou de mort : 43,4 % des garçons coiffeurs meurent entre 20 et 39 ans. 44,4 % pour les employés de commerce. D’abord pacifiques, les manifestations se durcissent face à l’intransigeance des commerçants. Des vitrines sont brisées à Bordeaux en 1898, et l’année suivante, des pierres volent au Havre, des étalages sont renversés à Saint-Étienne, des devantures sont enfoncées à Limoges, des magasins sont pillés à Nice, saccagés à Tarbes, leurs directeurs sont conspués à Nantes, voire menacés physiquement. Et quand les patrons cèdent, et ferment le dimanche, les travailleurs se réunissent pour les applaudir – comme à Montpellier en 1897 ou à Toulon en 1904.

[(Si vous habitez une des villes citées, et que vous avez du temps à offrir, vous pouvez fouiller dans la presse régionale, ou syndicale, voire dans les archives de la police. De quoi poser des noms, des visages, des destins, sur cette lutte.)]

Pour la paix publique

À l’aube du nouveau siècle, les tensions montent d’un cran. À Saumur, un groupe d’employés prévient par lettre le ministre du Commerce : « Nous n’arriverons à rien si nous ne cassons les vitres et les devantures. » À Toulouse, le dimanche 19 février 1905, 2 000 manifestants brandissent des pancartes, se dirigent vers les magasins réfractaires, jettent des pierres sur les vitrines. La police intervient et arrête les meneurs. En vain : le dimanche suivant, les employés ont reçu l’appui des syndicats ouvriers.

Les manifestants avaient prévu de converger vers la Bourse du travail, pour réclamer les "8 heures", mais tout rassemblement avait été interdit.
L’un s’est mis "en bourgeois" pour manifester... C’est suspect ! Le policier vérifie ses poches au cas où il serait armé.
"Hélas ! semble dire l’autre jeune homme, je me suis fait prendre." Elégant, ce pourrait être un intellectuel, peut-être un immigré russen un proscrit ?
Beaucoup ont été maintenus en prison après ces journées, comme de nombreux dirigeants syndicaux – en tout il fut procédé à 800 arrestations.

Le cortège part de la Bourse du travail, avec huit drapeaux à sa tête. Les commerçants paniquent, la police se trouve en état d’alerte – et le Bulletin de la Ligue populaire pour le repos du dimanche implore le gouvernement : qu’il accorde enfin une « loi de paix, mettant fin aux bruyantes manifestations de la rue » . Un an plus tard, cette demande sera entendue : votant la loi, le sénateur Monis reconnaîtra que « nous faisons quelque chose pour la paix publique (…), nous faisons quelque chose pour faire cesser des cortèges bruyants, ces revendications qui troublent toutes les cités » . Et de voter :
« Article 1er : il est interdit d’occuper plus de six jours par semaine un même employé ou ouvrier dans un établissement industriel ou commercial… Le repos hebdomadaire devra avoir une durée minimum de vingt-quatre heures consécutives. »
« Article 2 : le repos hebdomadaire doit être donné le dimanche. »

Mais qu’est donc une loi ? Juste des mots, un bout de papier. Encore faut-il qu’elle soit appliquée. Or, le patronat marque une farouche hostilité à cette ingérence dans ses affaires privées. Ainsi, en Normandie, dans L’Industriel elbeuvien : « Il est vraiment étrange et tout à fait anormal qu’on veuille nous soumettre au régime despotique. Du train où nous allons, il faudra en revenir au temps où, sur les bancs de l’école, pris d’un besoin pressant, nous étions obligés de faire le geste Pst ! Pst ! pour obtenir la permission d’aller satisfaire aux nécessités naturelles. Cela deviendrait à la fin d’un grotesque qui nous rendrait parfaitement ridicules aux yeux des étrangers. Si nos législateurs ne se rendent pas compte qu’ils ont dépassé la mesure, c’est qu’ils ont renoncé à vouloir faire partie du peuple que l’on a continué à appeler le plus spirituel de l’univers. » Notre « spiritualité » – un joli nom pour exploitation – sera heureusement sauvée : la loi prévoit, en effet, toute une série de « dispositions particulières ». Et les patrons s’y engouffrent.

Le 27 septembre 1906, le journaliste du Petit Havre rend ainsi compte de la séance du conseil municipal : « Les demandes de dérogation abondent et, comme il y a à peu près autant de cas spéciaux que de demandes, que chacune doit être examinée à part, ce sont d’interminables discussions que closent des solutions forcément parfois un peu contradictoires, c’est-à-dire variant du noir au blanc pour des cas à peu près identiques…. ». Le 31 octobre 1906, le conseil vote « des dérogations demandées par un grand nombre de commerçants en détail, dont la seule nomenclature serait l’équivalent d’une ou deux pages de l’Annuaire du Havre ». Le Syndicat des employés doit alors batailler à nouveau, pied à pied, durant des années, voire des décennies : le repos dominical ne deviendra une réalité, au Havre et ailleurs, que dans l’après-guerre. C’est le vote sur la journée de huit heures (1919), puis la semaine anglaise (1936), qui feront vraiment entrer le progrès de 1906 dans les faits...

[(La petite anecdote

Il faisait beau, dehors. Un soleil à jouer au football sur les pelouses. Et à la place, voilà qu’on allait s’enfermer dans la bibliothèque Jean-Maitron du Centre d’histoire sociale de l’université Paris 1. Dans un bâtiment moderne, anonyme, genre Caf, aux vitres teintées, aux tables en formica. On spleenait un peu.On a expliqué à la documentaliste nos recherches – et là, Rossana Vaccaro nous a réconciliés avec notre journée. Parce qu’elle s’est révélée compétente. Sympathique. Et militante, même.
Et un siècle après, on en revient au travail du dimanche dans les commerces, elle notait.
Oui, mais y a des batailles contre ça. (On pensait à nos copines du Ed d’Albertville, en grève depuis bientôt près de cent dimanches. Un coup de chapeau ici.)
Certes, des luttes existent, mais ce n’est pas facile, reprit Rossana. J’en discute dans mon syndicat. Déjà, les gens n’ont pas envie de se vivre comme des exploités. Il y a une résistance psychologique : eux préfèrent croire qu’ils sont libres, que s’ils font des heures supplémentaires, finalement, c’est par choix, qu’ils sont volontaires. Et l’autre difficulté c’est que, en ce moment, vous le savez bien, les organisations, les partis et les syndicats n’ont pas bonne presse. Et que, pourtant, on ne parviendra à rien sans s’organiser.
C’était magnifique. En quelques phrases, à l’improviste, comme ça, elle pointait les deux obstacles intérieurs qui, en effet, je crois, entravent le mouvement social. On va y retourner pour ses lumières, maintenant.)]

À lire où à relire :
Un long dimanche de retrouvailles

À voir :

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LA GUERRE DU DIMANCHE CONTINUE : 100e JOUR DE... par latelelibre

Sources & remerciements
Tous nos remerciements, déjà, à notre lecteur, Nicolas Hirth, qui s’est plongé dans les archives d’Elbeuf, et qui nous a surtout dirigés vers Le Fil rouge, la revue, remarquable, de l’institut d’histoire sociale de la CGT Seine-Maritime.
Sinon, on a lu, de Robert Beck, L’histoire du dimanche de 1700 à nos jours, Les éditions de l’Atelier, 1997, et C’est dimanche qu’il nous faut , Le Mouvement social n°184, juillet-septembre 1998. Ainsi que Joseph Caillaux, par Jean-Denis Bredin, Hachette, 1980.
Les images proviennent du livre intitulé "Grèves, un siècle de conflits ouvriers en France", par Daniel Wolfromm et Michel Toulet, aux éditions de La Martinière.

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