n° 98  

La révolution par le cimetière

Par Cyril Pocréaux |

Depuis 35 ans, Francis projetait de construire des studios pour étudiants dans son jardin.
Il dit que c’était pour survivre pendant sa retraite.
Moi, je crois que c’était aussi le rêve de sa vie.
Comme la loi a changé et qu’il ne peut plus, il prépare la révolution sur la tombe de ses parents.

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Un étrange courrier

« Il faut qu’on aille à Villeneuve d’Ascq. Mot clé : cimetière. »
Le message du rédac’ chef était elliptique. Je me suis demandé s’il ne rejouait pas la Résistance, 75 ans après…
Quelques jours plus tard, en fin de réunion d’équipe, il me sortait une pile de papiers.
« Tiens, regarde… »

Francis nous avait envoyé un courrier : parce qu’il recouvre la tombe de ses parents d’affiches et d’écriteaux politiques pour appeler à la révolution, la mairie de son bled, Chéreng, près de Villeneuve d’Ascq, lui avait envoyé les huissiers, et intimé l’ordre de tout enlever.
Mais lui résiste.
« Xavier, tu connais Chéreng ? »
Un coup de fil à Xavier, notre copain photographe, et direction le grand Nord…

Dans le temple

La maison de Francis ressemble à un immense temple bouddhiste.
Sur les toits, des lions, des biches, des aigles ou des pandas géants en plâtre ou faïence.

Derrière, un jardin immense, avec six ou sept petits pavillons en bordure, des espèces de remparts tout autour et une sorte de tour de contrôle. Dans les pavillons, du bric-à-brac du sol au plafond : le pavillon des livres (y en a 5000), des outils de bricolage, ou la serre avec les oiseaux géants en plâtre, toucans, hiboux, perroquets, le pavillon des faisans du Tibet...
« j’y suis allé avec des gens de l’armée chinoise, au Tibet, parce que ça m’intéressait de voir des maisons en bois, pour construire mes studios. Le pigeon, lui, il est venu se réfugier ici. Il a une aile cassée. Je suis allé voir le véto, il me dit qu’on ne peut rien faire, même avec de la chirurgie. Si je le laisse dehors, il se fera prendre par les renards. »
Francis conclut presque toutes ses phrases par « T’as compris le topo ? » ou « Clair ou pas clair ? ».
Les deux faisans sont magnifiques, tout plein de couleurs, plumes interminables.
« J’ai ramené six œufs dans l’avion, y a dix ans. Le commandant de bord, je lui ai parlé en chinois, il a bien voulu que je les garde. Je les ai incubés auprès de moi, à 45°, et ils sont nés. Deux mâles ont survécu jusqu’à aujourd’hui. J’ai essayé de les croiser avec des femelles d’ici, mais les chasseurs les ont tirés. C’est une immense douleur pour moi, mais s’ils sortent, ils serviront de trophée. Ça me met dans une rage immense. »
(Quelques jours plus tard, Francis m’a rappelé en pleurant : l’un de ses faisans, blessé, était mort.)

« Et c’est quoi, alors, cette passion pour la Chine ?
 Les Chinois, c’est le royaume de Dieu, ils étaient pas bien payés, ils fermaient leur gueule et produisaient. Les Ricains s’en foutaient, les firmes ne voyaient que leur profit immédiat, et ils ont tout perdu, toute leur production. Ils ont tout fait tout seul, les Chinois. Une nouvelle route de la soie, éternelle, s’est ouverte. Et ça transporte pas à dos de dromadaires… Aujourd’hui, ils mangent des steacks gros comme ça (il montre la taille de son avant-bras) pour prouver qu’ils ont réussi. Comment on va faire, sur cette planète ? Quand je les vois faire ça, je les engueule. Là-bas, ils m’appellent tous Guevara, en référence au Che. Le révolutionnaire.
 OK mais comment tu t’es retrouvé là-bas, à leur rendre visite ?
 Je peux pas en parler. Je veux pas d’incident diplomatique.
 Nan mais juste, un ami t’a invité là-bas ?
 Je dis rien…
 Allez, déconne pas.
 … »

Il reste muet et me regarde fixement, les yeux plissés.
Comme il commence à me faire flipper, je change de sujet.
« Et t’aime les oiseaux, aussi… »
Dehors, un immense kiosque avec des dizaines de mangeoires, pour les piafs.

« C’est ma vie, les oiseaux. C’est ma famille. Je préfère les animaux aux hommes. Si les hommes étaient normaux, y a longtemps qu’y aurait eu la révolution, dans ce pays. Alors, je mets des chouettes, des perroquets, des cigognes.
 Mais ils ne bouffent pas les oiseaux, tes chats ?
 Elle ? Non, c’est ma fille : ma chatte Lotus. Je la vois arriver chez moi, un jour, pour se réfugier. Je la prends dans les bras, elle me regarde avec ses yeux de misère… »

Il se fout à chialer, doucement.
« Je pouvais pas, je pouvais pas la virer. C’est devenu ma fille. »

Comment tout s’est écroulé

Il est l’heure de manger. On se dirige vers la maison.
Mais partout, du jardin et à l’intérieur, on a l’impression d’être à Brico-Dépôt : des stocks entiers de poutres, planches et matériaux divers, soigneusement entassés. En bordure du jardin, une zone de 5 mètres de large sur 80 mètres de long : tonnes et des tonnes de matériel.
« J’ai passé 35 ans à préparer les travaux, 35 ans à récupérer du matériel partout, dans les bennes des hôpitaux, partout. Mais ça fait dix ans que tout ça attend ici. »

« Tout ça, je voulais le transformer en studios d’étudiants, pour gagner un peu d’argent, parce que c’est une catastrophe pour moi. Je touche 4100 euros par an de RSI pour ma retraite, que j’ai prise y a deux mois, à 75 ans. Financièrement c’était pas possible d’arrêter avant si je voulais m’en sortir. Je leur aurais fait un loyer plus que correct, aux jeunes, pas pour les arnaquer. Mais ils ont tout changé les normes et leurs lois à la con : places de parking obligatoires, portes, matériel. Je peux plus construire. »
Il en a pour des dizaines de milliers d’euros de matos, peut-être plus, il estime.
« J’ai investi là-dedans pendant trente ans, je me prenais pas de salaire. Et tout s’est écroulé. Alors, je suis devenu féroce : maintenant, je combats le système. »

A l’intérieur de la maison, une pièce immense, trois mètres de plafond, sur deux étages avec escalier en colimaçon, remplie de haut en bas avec au milieu ce dont il voulait garnir les studios : un mélange de téléphones fers à repasser pieds de lampadaire matelas statues hindoues lunettes d’exploration vieux lustres faux palmiers combinaisons de pêche matelas fausses fleurs parasols chandeliers crânes de vaches et cornes de zébu, et tant d’autres choses encore.
Un vrai labyrinthe, où tu circules de profil en espérant que tout ne va pas te tomber sur la gueule.
« Tout ça, je l’ai obtenu à la sueur de mon front. Je garde et je donne : quand y a des Gilets jaunes nécessiteux, je leur envoie ou je leur amène avec ma remorque. »
Dans le salon, un colis est prêt à partir.

Toute sa vie était dédiée à ça : ses studios, et faire profiter aux autres.
Je le comprends, entre deux portes : il a pété un câble quand on lui a tout interdit, y a dix ans.

Sa solitude

On passe à table.
Francis nous a prévu des avocats, du sauciflard, des plats cuisinés individuels style blanquette, pot-au-feu et autres, « de chez Cora, c’est autre chose que Carrefour, y a de la qualité pour le prix », des salades de fruits, plus plein de bouteilles de rhum et de pinard.
Xavier nous sert un verre de « rhum arrangé ».
Il tape bien.
On s’en sert un deuxième.

« Mais alors, tu vis tout seul ici depuis 35 ans ? je lui demande.
- Non, j’ai eu une compagne pendant quelques années, divorcée elle aussi, comme moi.
 Vous êtes séparés ?
 Bien un jour, je rentre, y avait les chats, la télé marchait, je l’appelle mais personne, je monte à l’étage, là où on était à l’instant. Là, elle s’était pendue à la poutre.
 Oh merde…
 Là-haut, à la poutre. En 2016.
 Et pourquoi, tu sais ?
 Quand elle a compris que les chambres d’étudiants ça ne marcherait pas, elle qui ne me croyait pas, elle s’est pendue. Ça m’a mis un coup. Après, ça a été fini pour moi. »

Il a des larmes dans les yeux.
On se ressert du rhum.

« Et ton fils ?
 On s’est quittés quand il avait sept ans. Je m’entendais pas avec sa mère. Il a fait toute sa vie, toutes ses études sans mon appui, il s’est débrouillé. »

Il regarde de côté. Il semble triste.
« Aujourd’hui, il est gériatre. Il travaille avec les médecins dans un Ehpad.
 Tu le vois, de temps en temps ?
 Pas souvent, même s’il s’occupe un peu de m’aider pour les papiers. Mais il travaille beaucoup, et sa femme aussi, alors ils ne peuvent pas beaucoup venir. Ils ont une petite fille : Victoire. je l’appelle Fleur de Lotus. »

Francis finit la bouteille de rhum en nous servant à nouveau. On est déjà bien pétés, mais il lève la bouteille de rouge : « Allez, le sang du peuple ! à la Révolution ! »

On mange un peu, pour éponger, avec un coup de rouge par-dessus, donc.
« Avec Google, ils voient toute ma maison. Les gars ils repèrent, ils coupent la clôture et ils viennent me voler.
 Faut les laisser : t’as plein de trucs qui te servent pas, tu t’en fous. S’ils te volent, c’est qu’ils en ont besoin.
 Non ! Regarde, je prépare un paquet pour une dame Gilet jaune que j’ai rencontrée à Nancy, une dame vraiment dans la merde, j’envoie plein de choses aux gens, mais aux nécessiteux. Je me suis fait chier pour tout avoir, je donne, mais à qui je veux, pas aux voleurs, merde ! Parfois, ils envoient même des gamins. J’ai déjà prévenu le Préfet : si quelqu’un revient me voler, ce sera lui ou moi. Je tire, il tire, mais un des deux y reste.
 si c’est un gamin, quand même, faut faire gaffe…
 C’est pareil ! Même chose !
 Mais un enfant…
 Même chose !
(il tape de la main sur la table)
- il choisit pas…
 Non, non, non !!!,
il gueule.
- Bon. Sinon, t’as dû être content quand t’as vu les Gilets jaunes arriver, du coup…
 Je me suis dit
‘‘Quelle bande de cons ! Enfin, il était temps ! Ils commencent à comprendre, ces tocards !’’ »

Macron, les vaches et l’hôpital psy

« Mais t’as dû suivre le mouvement, des Gilets jaunes, quand même...
 j’avais écrit des doléances à Macron,
‘‘Message au premier de cordée qui baise sa mère’’, dans leur cahier, au moment du grand débat. En précisant que la diffusion de mon message serait planétaire s’il n’y avait pas de réponse, et qu’il y aurait des représailles si on me touchait. Et j’avais envoyé une copie au Préfet… Il a pas aimé ce que je racontais. Il m’a fait interner, mais j’ai pu sortir au bout d’une journée et une nuit. C’est con, le même jour, je devais rencontrer le président Chinois, qui était en visite en France. Il m’aime bien. Mais déjà, en 2001, quand j’avais présenté ma liste aux municipales, je l’avais envoyée au Conseil d’Etat, ils avaient pas aimé. »
Il me montre la liste : Prosper Veillasongrain, Samuel Portevalise, Habib Courbeléchine…
Il sort un pavé de feuilles imprimées, de la taille d’un gros bouquin.
« Je t’ai tout mis là : tout ce qui a mené à 1789, tu le prends, tu mets 2021 à la place, et on y est. Vas-y, lis !
 Non, ça m’emmerde de lire ton truc ! je veux que tu me racontes.
 OK mais faudra le lire, personne l’a encore jamais lu. Macron, il crée des esclaves jetables à merci, corvéables : des robots. Tu notes ?
 Ouais.
 Et les animaux, pareil. Les vaches, on s’en nourrit mais elles voient plus le jour, elles partent directement à l’abattoir où elles sont égorgées vives ! »

Il fout des coups de genou dans la table, saisi son couteau et le pointe sous le nez de ce pauvre Xavier, qui est à moitié pété, les yeux embués.
« Toi, si tu fais ça un jour, je te tue. Direct ! Faudra pas s’étonner ! »
Heureusement, je suis de l’autre côté de la table.
Il refout un coup de genou dans la table, histoire de bien marquer qu’il déconne pas.

Fils d’ouvrier, père de robots.

Francis nous sort ses énormes salades de fruits.
« Et toi, tu viens d’où, d’ailleurs, pour en arriver là ?
 Je suis fils d’ouvrier, un gars du peuple. J’ai raté une première fois mon bac technique en 67 parce que je m’étais isolé. Mon bac et mon diplôme d’ingénieur, je les ai eus au service militaire, après mai 68. Aujourd’hui, ce genre de cursus, c’est plus possible : les fils d’ouvriers n’atteignent plus les études supérieures. On n’est épaulé que par son courage.
 Et après, t’as bossé, donc ?
 Pour une grosse société américaine. Des voyous. Mais c’est dur de trouver un emploi décent et rémunéré, alors je faisais mes trucs d’ingénieur, parce qu’il fallait bien que je bouffe. Mais c’était pas mon univers. J’ai envoyé promener ce système de merde et de merdeux, et je suis devenu indépendant : je posais des plafonds filtrants sur les chantiers. Le reste du temps, je construisais dans mon atelier des micro-robots pour endroits inaccessibles. »

Francis en a construit des centaines. Ils sont aujourd’hui dans des cartons.

« Et puis, quand j’ai divorcé, que ma femme est partie avec notre fils, j’ai acheté cette vieille maison en ruines, y avait rien que de la boue, on pouvait même pas faire entrer une voiture sur le terrain, et j’ai tout refait pendant 35 ans. Et voilà. »

Le cimetière et Castaner en slip.

« Donc, si je comprends bien, tout ce que tu fais, là, si tu vas afficher sur la tombe de tes parents, c’est pour lutter contre le système…
 T’es moins con, d’un coup : tu commences à comprendre. Mes intuitions d’y a quarante ans étaient bonnes : on va vers un suicide politique et financier. Fillon, Largarde, tous, ils magouillent pour leur propre intérêt, pas pour celui du peuple. Je suis pas le seul à penser ça, y a pas que les prolétaires. Alors aujourd’hui, mon objectif, c’est la Révolution. »

On se ressert du pinard pour nous aider à réfléchir.
« Bon, on y va, au cimetière ? »

Francis remplit son camion pour installer ou réinstaller ses panneaux.
Quelques minutes plus tard, on débarque sur les lieux. On est chargés comme des mulets, entre les allées et les sépultures.
« La première fois, c’est resté un an et demi comme ça, sans que personne n’y touche.
 Et tes parents, ils auraient été d’accord ?
 C’étaient des Français ordinaires, pas des tarés. Alexandre et Margueritte. Je suis sûr qu’ils m’auraient approuvé. Ma sœur m’approuve.
 Mais pourquoi le cimetière ?
 Je vais pas sur les réseaux sociaux, sinon, avec tous les dossiers que j’ai, le Conseil d’Etat et tout ça, ils vont m’éliminer, comme ils ont fait avec Coluche. Et au cimetière, tous les gens le voient.
 T’as pas eu d’amende ?
 Mais j’attends que ça ! Impeccable ! Je conteste, je vais au tribunal, je veux une audience publique, que tout le monde voie ! Ce que je veux, c’est faire comprendre aux gens qu’ils ne doivent plus avoir peur. Et que ceux qui ont pas fait d’études peuvent très bien comprendre la situation, et tout ce qui se passe.
 Et t’as quoi, comme autres moyens, pour la révolution ?
 J’ai provoqué Castaner en duel.
 Hein ?
 Oui, je l’ai provoqué en duel, lui et moi en slip, sur un ring, sur une place publique. Moi, avec la différence d’âge, j’aurais droit à un couteau dans la main. Et celui qui arrive à descendre du ring a gagné. Je ne veux pas menacer de mort, donc j’ai trouvé ce principe du duel. Et si derrière je peux provoquer un trader, lui en slip et moi en slip, je le fais. Même sans arme.
 Et ça te vient d’où, cette idée ?
 Je t’ai montré, tout à l’heure, tu te souviens pas ? »
Si : c’était, dans sa vitrine, l’Art de la guerre, de Sun Tzu.

Ça me paraît quand même un peu juste, comme moyens concrets pour faire la révolution.
« Mais pourquoi tu t’emmerdes avec tout ça, la révolution ? T’as tes chats, tes faisans, ta maison, tu t’occupes, tu pourrais vivre peinard…
 T’es de moins en moins con.
 Je progresse. T’es pas heureux, quand même, un peu ?
 Maintenant que je suis en retraite, je règle les problèmes un par un, et je m’épanouis enfin. Mais est-ce que je suis vraiment heureux ? Je sais pas, parce que le système est branlant. Je me réveille encore quatre ou cinq fois par nuit. Mais ça va mieux. »

Francis a fini d’installer son barda.
« ça fait une belle tombe, remarque.
 Mais c’est pas normal de devoir en arriver là. Tu te rends compte que c’est le seul moyen de s’exprimer ? »

En face de la tombe de ses parents, celle d’une petite fille belle comme tout, brune, Florence, morte à six ans en 1971. Les cimetières me donnent toujours le spleen.
On regarde tous les trois les tombes familiales.

« Encore heureux que des lanceurs d’alerte comme moi existent, mais ça me coûte très cher : je vis en dehors de la société. Pour moi, il est tard. Mais ma petite fille Fleur de Lotus, elle va en chier, elle.
  Et la suite, tu la voies comment ?
 J’ai encore des projets d’actions, c’est net. Mais l’éternité m’appelle, et ça me fait peur. L’objectif, c’est pas de vendre tout ce que j’ai, c’est pas mon esprit.
Alors, je vais faire en sorte de tout léguer à mon fils. »

Francis remonte dans son camion et s’en va, en nous regardant, le poing levé.


Photos : Xavier Pardessus