Pas de départ en vacances, pour moi, cette année. Heureusement, un livre, vieux d’un siècle et demi, m’a amené en voyage, au fil de l’eau, en compagnie d’un vieil anar…
La sagesse d'un ruisseau

« [La première position], que je qualifierai d’extrême, est représenté[e] par les ONG, pour qui l’accès à l’eau devrait être nationalisé. Autrement dit, tout être humain devrait avoir accès à l’eau… C’est une solution extrême ! » C’était en 2005.
Enfoncé dans mon fauteuil, au ciné Saint-Leu à Amiens, devant le documentaire We feed the world, ça m’avait frappé, cette déclaration de Peter Brabeck, le PDG d’alors de Nestlé. L’eau n’a eu de cesse, depuis, de devenir un enjeu majeur, de plus en plus majeur. Encore récemment, en scrutant un peu l’actualité, cette impression se confirme : on m’y parle d’un Japon qui rejette en mer l’eau de Fukushima, des restrictions liées à la sécheresse en France, d’un agriculteur, à Villeneuve-Loubet, réprimandé par la police parce qu’il utilise de l’eau pour cultiver ses choux, des tensions autour des greens de golf ou des mégabassines… Et entre deux revues de presse, chez moi, je tombe sur un livre, par hasard.
Posé sagement sur une étagère, mais bien mis en évidence, il semblait m’attendre : Histoire d’un ruisseau. Écrit en… 1869 ! L’auteur, Élisée Reclus, était un géographe, anarchiste, grand voyageur, envoyé au bagne pour avoir participé à la Commune de Paris. Il verra sa peine commuée en dix années de bannissement suite à de nombreusesinterventions en sa faveur. Il était aussi monté au soutien de Ravachol, le « Rocambole de l’anarchisme », lors de son procès.
Que raconte Reclus, dans son livre ? En vingt (courts) chapitres, il nous emmène en voyage : suivre le cours d’un ruisseau, depuis la source, jusqu’au torrent de la montagne, les fontaines de la vallée, le fleuve et l’océan, en passant par la grotte, le ravin, le moulin et l’usine… Le style est soutenu, poétique, minutieux dans ses descriptions. Reclus le proclame : ce livre s’adresse « à ceux qui aiment à la fois la poésie et la science ». La cataracte (dont j’ignorais qu’elle pouvait être autre chose qu’une maladie de l’œil) devient une chute d’eau « semblable à une étoffe soyeuse qui se déploie ». Pour le biologiste et sociologue écossais Patrick Geddes, Élisée Reclus aura été le premier qui « éleva la géographie à la hauteur de la littérature ». Pour lui, l’observation de la nature, où coule le ruisseau, est pleine de vertus, aussi bien pour le dirigeant politique que pour le peuple.
Ainsi du mythe de Numa Pompilius, un roi romain, qui avait pour conseillère la nymphe Égérie. Il prenait conseil auprès d’elle, s’enfonçant dans les bois, jusqu’à la cascade près de la grotte sacrée, et voyait la silhouette de la nymphe, dans l’eau pure, « à la robe ourlée d’écume, au voile flottant de vapeurs irisées », qui s’adressait à lui d’une voix cristalline. C’est ainsi qu’il apprenait la sagesse, bien mieux qu’auprès de n’importe quel vieillard à la barbe blanche.
« Que nous dit cette légende, sinon que la nature seule, et non pas le tumulte des foules, peut nous initier à la vérité ; que pour scruter les mystères de la science il est bon de se retirer dans la solitude et de développer son intelligence par la réflexion ? Numa Pompilius, Égérie, ne sont que des noms symboliques, résumant toute une période de l’histoire du peuple romain aussi bien que de chaque société naissante : c’est aux nymphes, ou, pour mieux dire, c’est aux sources, aux forêts, aux montagnes, qu’à l’origine de toute civilisation les hommes ont dû leurs mœurs et leurs lois. Et quand bien même il serait vrai que la discrète nature eût pu donner ainsi des conseils aux législateurs transformés bientôt en oppresseurs de l’humanité, combien plus n’a-t-elle pas fait en faveur des souffrants de la terre, pour leur rendre le courage, les consoler dans leurs heures d’amertume, leur donner une force nouvelle dans la grande bataille de la vie ! Si les opprimés n’avaient pu retremper leur énergie et se refaire une âme par la contemplation de la terre et de ses grands paysages, depuis longtemps déjà l’initiative et l’audace eussent été complètement étouffées. Toutes les têtes se seraient courbées sous la main de quelques despotes, toutes les intelligences seraient restées prises dans un indestructible réseau de subtilité et de mensonges. »
De même pour les enfants, lorsqu’ils quittent, le temps des vacances, les écoles et les lycées qu’il juge peu épanouissants :
« Que le collégien sorti de la prison, sceptique et blasé, apprenne à suivre le bord des ruisseaux, qu’il contemple les remous, qu’il écarte les feuilles et soulève les pierres pour voir jaillir l’eau des petites sources, et bientôt il sera redevenu simple de cœur, jovial et candide. »
Finalement, c’est les enfants de tout temps que les berges du ruisseau réunissent. La jeunesse d’Élisée Reclus, c’est un peu la mienne, au bord de l’Ancre, dans les années 80, ou celle de mes enfants, cet été, à proximité des rieux – les canaux – des hortillonnages d’Amiens :
« Dans les prairies qui ne sont protégées ni par une digue ni par une rangée d’arbres contre les efforts du ruisseau, les berges friables sont facilement démolies. L’eau qui vient les frapper les creuse en dessous ; mais pendant quelque temps, les racines entremêlées du gazon retiennent la couche supérieure surplombant en corniche au-dessus de l’abîme. C’était notre joie, à nous tous, gamins du village, de courir adroitement le long de cette bordure tremblante, de la faire s’écrouler d’un coup de pied par énormes fragments et de nous enfuir assez tôt pour ne pas être entraînés dans sa chute. C’était de grands cris de joie lorsqu’une lourde masse de terre se détachait avec bruit et troublait au loin le courant ; mais plus d’une fois aussi la série de nos exploits se termina par un plongeon imprévu et le malheureux naufragé, soudain calmé dans sa folle joie, s’en allait tout penaud dans la cabane d’un paysan pour y faire sécher ses habits à un feu de sarments improvisé. »
Le chapitre consacré à « L’eau du désert » est particulièrement éloquent pour nous convaincre de sa valeur, lorsque l’esprit s’échappe vers la péninsule arabique, le Sahara, dans certaines régions d’Asie, là où les populations n’ont d’autre choix qu’apprécier ce liquide à sa juste valeur. Mais Élisée Reclus nous dévoile des exemples plus proches, et assez surprenants
« L’étranger qui s’égare dans certains villages de l’Aragon, haut perchés comme des crêtes de rochers croulants sur les contreforts des Pyrénées, est surpris à la vue du mortier rouge qui cimente les pierres brutes des masures. Il pense d’abord que ce mortier est formé de sable rouge ; mais non, les constructeurs, avares de leur eau, ont préféré se servir de vin. La récolte de l’année précédente a été bonne, les celliers sont remplis, et si l’on veut faire place à la nouvelle vendange, on n’a qu’à les vider partiellement. Pour aller chercher de l’eau, bien loin dans la vallée au pied des collines, il faudrait perdre des journées entières et charger des caravanes de mules. Quant à se servir de l’eau de la fontaine qui s’échappe en rares gouttelettes des flancs du rocher voisin, ce serait là un sacrilège auquel personne ne peut penser. Cette eau, les femmes, qui vont remplir leurs cruches pour le repas de chaque jour, la recueillent perle à perle avec un amour religieux. »
Au lendemain d’un concert dans lequel j’avais joué avec Glauber, un ami brésilien, nous échangions ensemble à propos des a priori, du racisme, et il me faisait part d’une histoire que lui racontait sa grand-mère, au pays. Coïncidence : je venais justement de la lire, dans le livre. Élisée Reclus, pourtant, ne lui attribue pas d’origine sud-américaine. Une preuve, sans doute, de l’universalisme du sujet… On retrouve ici, de façon symbolique, les tensions qui se jouent autour du partage de l’eau.
« D’après un ancien récit de l’Orient, c’est au bord d’une fontaine du désert que les ancêtres légendaires des trois grandes races de l’Ancien Monde ont cessé d’être frères et sont devenus ennemis. Tous les trois, fatigués par la marche à travers les sables, périssaient de chaleur et de soif. Pleins de joie à la vue de la source, ils s’élancèrent pour y plonger. Le plus jeune, qui l’atteignit le premier, en sortit comme renouvelé… »
Sauf que, évidemment, il n’y en a pas pour tout le monde… Quand le premier boit tout son soûl, le second parvient juste à faire trempette, et avaler quelques gorgées. Pour le troisième ? Rien. Les trois frères se voient même attribuer des couleurs de peau différentes en fonction de leur ordre d’arrivée dans l’eau ! L’oasis providentielle devient pomme de discorde, de guerres, de massacres, sur plusieurs générations. L’histoire se veut optimiste, pourtant.
« En dépit des haines et des guerres qui durent encore, les peuples deviennent de plus en plus solidaires, ils apprennent de jour en jour à se communiquer leurs privilèges pour en faire un patrimoine commun ; grâce à la science et l’industrie qui se propagent, ils savent maintenant faire jaillir de l’eau là où nos ancêtres n’auraient su la trouver, et mettre en communication rapide les bassins fluviaux trop éloignés les uns des autres. Les trois premiers hommes se sont séparés ennemis près de la fontaine de la Discorde ; mais, ajoute la légende, ils se retrouveront un jour près de la source de l’Égalité, et désormais resteront frères. »
Reste qu’on est loin encore de la fin de la fable, et du partage désintéressé… Mais Élisée Reclus y croit. Selon lui, l’Europe doit son développement à sa terre mieux « arrosée », que ce continent finira par partager. On pourrait juger le point de vue naïf. Douter, avec le recul, d’un XXe siècle qui aura vu deux guerres mondiales, l’invention de la bombe atomique… Mais comme beaucoup d’utopistes du XIXe siècle, Reclus croit à l’hygiène, à l’idéal du progrès, et le parallèle entre la nature et la vie humaine n’est jamais loin :
« Chaque génération qui périt est suivie par une génération différente, qui, à son tour, donne l’impulsion à d’autres multitudes. Les peuples se mêlent aux peuples comme les ruisseaux aux ruisseaux, les rivières aux rivières ; tôt ou tard, ils ne formeront plus qu’une seule nation, de même que toutes les eaux d’un même bassin finissent par se confondre en un seul fleuve. L’époque à laquelle tous ces courants humains se rejoindront n’est point encore venue ; races et peuplades diverses, toujours attachées à la glèbe natale, ne se sont point reconnues comme sœurs ; mais elles se rapprochent de plus en plus ; chaque jour elles s’aiment davantage et, de concert, elles commencent à regarder vers un idéal commun de justice et de liberté. Les peuples, devenus intelligents, apprendront certainement à s’associer en une fédération libre : l’humanité, jusqu’ici divisée en courants distincts, ne sera plus qu’un même fleuve, et, réunis en un seul flot, nous descendrons ensemble vers la grande mer où toutes les vies vont se perdre et se renouveler. »
C’est beau et plein d’optimisme, comme un Imagine de John Lennon. Pourquoi pas. Personnellement, j’ai abandonné le pessimisme, qui m’a trop déçu…
Histoire d’un ruisseau, Élisée Reclus, Babel/Actes Sud, 2005 224 pages, 9,20€
