n° 92  

Le bonheur explosif

Par François Ruffin |

Un véritable congé paternité ? Que les papas délivrent des soins à leurs bambins ? Ce sera non. Ainsi en a décidé Macron.
Et c’est cohérent : des premiers aux derniers jours, de la naissance à la retraite, le président n’a qu’un mot : « Coût ! »

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« Monsieur le Président, je suis vraiment déçue de ne pas avoir entendu dans votre discours ni dans vos réponses un seul mot sur l’égalité entre les hommes et les femmes en Europe.
Quelle sera la position de la France sur l’initiative de la Commission européenne, sur l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, sur les congés parentaux qui vont enfin permettre à ces pères et à ces mères d’assumer leur vie professionnelle mais également leur vie familiale, et de donner ainsi tout l’épanouissement possible aux enfants européens ? Merci. »

Depuis des mois, Marie Arena, une eurodéputée, socialiste, belge, porte le projet d’un « congé parental européen ». En gros, que les pères soient payés comme s’ils étaient en arrêt maladie, que ça compense plus ou moins leurs revenus, alors qu’en France, aujourd’hui, le papa qui s’occupe de bébé ne perçoit qu’un tiers du Smic (environ). La parlementaire a rallié à son idée les ONG, évidemment, les syndicats, sans surprise, mais également la Commission ! La mesure va créer des emplois, dit-on, beaucoup, faire baisser les dépenses d’assurance-chômage, et même rapporter des sous…
Elle attend donc le soutien, presque le feu vert, du président de la République française. Bien sûr, Emmanuel Macron « approuve totalement le principe », et ça, les principes, c’est important, bien sûr. Mais quand même, un peu de sérieux : « les congés parentaux payés au niveau de l’indemnité maladie journalière, c’est une belle idée, qui peut finir par coûter très cher et être insoutenable ! les modalités ainsi décrites, telles qu’elles sont analysées sur le système français, ont un coût qui est potentiellement explosif. »
Fin de la récré.
 Grâce à Emmanuel Macron, la mesure sera abandonnée. Ou largement vidée.

Qu’on s’arrête un instant sur cet épisode. Depuis trois décennies, on nous vend et on nous vante « l’Europe sociale », elle arrive, et si elle n’arrive pas c’est la faute aux Anglais, aux Allemands, aux Polonais, aux Roumains, etc. Si à la place, on souffre du dumping, social, fiscal, si on ne jure que par la « concurrence libre et non faussée », c’est la faute aux Anglais, aux Allemands, aux Polonais, aux Roumains, etc.
Cette fois, une avancée pouvait, qui sait, venir de Bruxelles. Même la Commission avait plus ou moins validé. Mais qui s’est interposé ? La France, ou du moins son chef de l’Etat. C’est lui qui a remis l’Union européenne sur ses rails habituels, libéraux. Et il faut, en même temps, saluer la cohérence du président : « le principe », certes, oui, mais « le coût est potentiellement explosif », ce refrain, on l’entend, il revient, depuis le XIXe siècle, depuis les Guizot, les Gay-Lussac, les Taillandier.
Interdire le travail des enfants ? Certes, le principe est généreux, mais veut-on « sacrifier notre industrie textile »  ? Instaurer un congé maternité, que les femmes n’accouchent plus sur les chaînes, que leurs enfants ne meurent plus pour moitié avant leur deuxième année ? Certes, noble principe, mais le coût ! Et la retraite, pour les vieux travailleurs ? Certes, mais le coût !
Emmanuel Macron est l’héritier de cette histoire, de cette bataille, centrale, autour du temps, c’est-à-dire de la vie : doit-on le consacrer, du matin au soir, du lundi au dimanche, au travail, à l’usine, au bureau ? Ou le sens de l’existence, de la société, réside-t-il ailleurs aussi que dans l’entreprise ?
Et c’est cohérent, on le disait : en même temps qu’il refuse le congé paternité, Emmanuel Macron amoindrit les retraites. Lui s’inscrit, après Ronald Reagan, après Margaret Thatcher, dans un grand bond en arrière de l’histoire…

Balayons, rapidement, un siècle et demi de pénible marche en avant.
C’est la question clé, depuis le XIXe siècle : la libération du travail.
La fin du travail des enfants, le recul à 12 ans, puis 14 ans, puis 16 ans, de leur entrée à la mine ou à l’usine, c’est un combat pour du temps libéré. Le dimanche chômé, puis le « samedi anglais », comme on l’a appelé, c’est un combat pour du temps libéré. Le congé maternité, les congés payés, c’est un combat pour du temps libéré. La loi des « huit heures », huit heures de travail, huit heures de repos, huit heures de loisir, c’est un combat pour du temps libéré. Et bien sûr, les retraites, c’est un combat pour du temps libéré.
L’année 1982, en France, reste le dernier moment de conquête, de partielle libération. Par les 39 h à la place de 40 (bof, franchement…). Par la cinquième semaine de congés payés (ça, oui, ça se prend). Et surtout, par la retraite à 60 ans (à la place de 65). Dans un sondage, que pensent les Français, à l’époque, majoritairement ? Que la retraite passera bientôt à 55 ans ! Tant cela semble le sens de l’histoire.
John Maynard Keynes estimait d’ailleurs qu’« à la fin du XXe siècle, les besoins économiques seraient grosso modo satisfaits, au moins dans les pays développés, que les humains exploreraient d’autres chemins pour le progrès », et qu’ils consacreraient « moins de vingt heures par semaine au travail ». Tel semblait l’horizon. Ainsi avançait l’histoire.

Le grand bond en arrière

Que s’est-il passé, alors ? Pourquoi avons-nous rebroussé chemin ? Pourquoi travaillons-nous plus longtemps ? Le dimanche, à nouveau. 35 h sur le papier, plus en vérité, et bien au-delà en tout cas des 20 h prévues par Keynes. La retraite, qui recule, au nom des déficits et de l’espérance de vie. Pourquoi, tout cela ? Pourquoi, malgré les machines, l’informatique, Internet, bref, malgré les « gains de productivité » ? Pourquoi, depuis quarante ans, n’avons-nous pas libéré une sixième semaine de congés payés ?
J’avancerais quatre causes :
1. Les dividendes, d’abord, dont la part a plus que triplé depuis 1983.
2. Les « besoins artificiels », sans cesse renouvelés. Le capital stimule les désirs, de la nouvelle Audi, du portable dernier cri, de la piscine dans le jardin, etc., sans quoi nous ne sommes pas à la hauteur. Sans quoi nous sommes largués. Sans quoi nous n’atteignons pas le bonheur conforme. Et il faut bien sûr travailler plus pour s’acheter le i-Phone 11 : 102 heures à Paris, près de trois semaines.
3. Le chômage : d’une diminution du temps de travail choisie, organisée, on est au fond passés à une diminution subie, sous contrainte. Et qui ne fait que des malheureux : le chômeur, qui se regarde comme un « déchet », « inutile au monde », qui « broie du noir », condamné à une « agonie sociale » (et je recommande ici le dernier film de Marie-Monique Robin, Nouvelle cordée, avec des intéressés qui posent des mots lucides sur leur détresse), et des salariés, qu’on use jusqu’à la corde, perdant le sens de leur métier – le burn-out devenant la maladie des temps modernes.
4. Il y a, enfin, et ça englobe le reste, et tant pis pour le mot de quatre syllabes, et qui se termine en « -isme » : le libéralisme.

À l’ouest, que du vieux

Car oui, cette inversion de l’histoire, ce « grand bond en arrière » du temps de travail, nous est venu du large : d’Outre-Manche, d’Outre-Atlantique, de Reagan et de Thatcher. Les États-Unis étaient, dans les années 50, le pays de l’Ouest où l’on travaillait le moins, et le resta jusqu’en 1980 : moins que la France, moins que l’Italie, moins que l’Allemagne, moins que le Japon. Ils sont aujourd’hui la nation où l’on travaille le plus. Pour gagner le plus. Pour consommer le plus. En PIB par habitant, indéniablement, ils font la course devant.
Les indices de bien-être, en revanche, n’ont pas suivi : taux d’obésité, taux d’incarcération, taux de mortalité infantile, taux de suicide, taux de maladie mentale, taux d’homicides, sont les plus élevés des pays développés. Tout comme le niveau d’inégalités. L’économie se porte bien, les hommes et les femmes se portent mal.
Que s’est-il passé ? Dans les années 80, les USA ont « libéré les énergies » de la rivalité ostentatoire. En 1965, un patron américain gagnait vingt fois le salaire de ses employés, on est désormais à 221 fois. Les revenus des financiers de Wall Street ont explosé. Le 1 % du sommet a encaissé tous les gains. Tandis qu’en bas, on multipliait les heures mal payées, pour survivre. Pour s’offrir, aussi, une consommation-consolation.
J’y ai vécu un an, au Texas. Et je me souviens, sur le parking des Wal-Mart, des personnes âgées, vraiment âgées, boitillant, mal en point, qui rassemblaient les caddies du supermarché, payées pour des petits boulots. Voilà qui faisait un étrange écho à l’autre pays où j’avais séjourné, plus brièvement : la Biélorussie, et ses vieux qui vendaient des sacs plastiques à la sortie du métro.

Le chemin américain

Évidemment, avec leur puissance, leur influence, les États-Unis ont entraîné l’Europe dans cette course folle : nous ne pouvions rester « à la traîne ».
Nous avons d’abord poursuivi notre histoire (presque) normalement : entre 1980 et 1995, le temps de travail a diminué de 3 %. C’était déjà moins rapide que par le passé, mais le mouvement se poursuivait. Il s’est arrêté net, inversé chez nous aussi : durant la décennie suivante, entre 1995 et 2005, il a augmenté de 8 %. Comme l’écrit Tim Jackson : « la croissance est désormais due au fait que les gens travaillent plus longtemps que dans le passé… L’UE est notamment préoccupée par sa performance par rapport à ses concurrents. » Il fallait rattraper le retard.
En France, les 35 heures de Jospin-Aubry se sont trouvées prises dans cette contradiction. La « gauche plurielle » poursuivait le mouvement ouvrier : contre le chômage, cette mesure s’est avérée « la plus efficace et la moins coûteuse ». Mais en même temps, les ministres d’alors maintenaient un discours de « compétitivité », validant le traité d’Amsterdam et la stratégie de Lisbonne, la « performance » économique comme fin.
Depuis, il y a eu Sarkozy, Raffarin, Fillon, et Emmanuel Macron, aujourd’hui, prolonge ce chemin américain.
Dans la foulée, notre continent, notre pays, sont frappés des mêmes maux : obésité, incarcération, suicide, maladie mentale... Le bien-être ne progresse plus. Objectivement. C’est mesurable. Le mal-être gagne la société, les esprits. Les inégalités augmentent. Le consumérisme / productivisme s’est installé dans nos télés, dans nos cerveaux, dans nos vies. Il se confond même avec la vie.

Sortir de la cage

Le combat ouvrier rejoint, ici, le combat écologique : les conquis du passé sont des appuis pour demain.
Quelle est la priorité pour l’environnement ? Nous devons sortir nos vies, des parcelles de nos vies d’abord, de cette emprise de la marchandise. Du productivisme.
Le dimanche chômé est un bout de cet enjeu. 24 heures hors de “ça”. Hors de la cage. Autre chose que le métro-boulot-chariot : le repas en famille, la buvette du club de foot, la balade en vélo, etc.
Mais le gros morceau, ça reste la retraite.
S’ils s’y attaquent avec entêtement, depuis des années, c’est pour gratter des économies, certes. Mais pour une autre raison, également : symbolique, idéologique. La retraite, c’est une autre vie qui est déjà là. C’est un possible, à étendre, qui nous tend les bras. C’est, pour eux, une menace.
Que voulons-nous ? Quel modèle de société voulons-nous ? Les « besoins artificiels » doivent-ils l’emporter sur les besoins essentiels ? Se loger dignement, se nourrir dignement, s’éduquer dignement, se soigner dignement, et vieillir dignement ? La décence commune, pour tous, ou les rêves de milliardaires pour quelques-uns ? Que doit-on réduire d’urgence, pour la planète ? La pension du smicard, du métallo, du cheminot, de la secrétaire de mairie ? Ou la part de nos richesses, par exemple, consacrée à la téléphonie, à l’aviation, à l’automobile ?

L’égalité avant la mort

Ces enjeux, jamais le gouvernement ne les pose, et pour cause. Comme s’il s’agissait juste de reboucher un trou, de colmater. Comme si, à l’heure de l’effondrement, du réchauffement, le Grand Défi, c’était le déficit budgétaire à l’horizon 2030. Comme si la retraite ne dessinait pas la société qui va avec, et qui menace ou non la planète. Comme si, en guise de dirigeants, nous n’avions que des experts-comptables, avec une calculette comme gouvernail, mais qui ne nous parlent ni de nos peurs ni du bonheur.

« Les liens plutôt que les biens », je radote, depuis un moment. Et le premier des liens, évidemment, c’est celui d’une mère, d’un père, avec son bambin, ce soin apporté dans les langes, quand le regard s’ouvre sur le monde. Et il me paraît signifiant, en effet, cohérent, que des premiers aux derniers jours, de la naissance à la retraite, Emmanuel Macron n’ait qu’un mot : « coût ! coût ! coût ! »

« Un État morbide »

John Stuart Mill, le père de l’économie écologique, écrivait en 1848 :
« C’est seulement dans les pays retardés du monde que l’accroissement de la production est un objectif important : dans les plus avancés, ce dont on a besoin sur le plan économique est une meilleure répartition. »
Que complète Keynes, un siècle plus tard : « Il sera temps pour l’humanité d’apprendre comment consacrer son énergie à des buts autres qu’économiques… L’amour de l’argent comme objet de possession, qu’il faut distinguer de l’amour de l’argent comme moyen de se procurer les plaisirs et les réalités de la vie, sera reconnu pour ce qu’il est : un état morbide plutôt répugnant, l’une de ces inclinations à demi-criminelles et à demi-pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales ! »
Soignons nos élites !