Je l’ai connu incompris, un peu rebelle, à traîner l’image de dernier de la classe. Bien des années plus tard, je me retrouve à sa soutenance de thèse dans une grande université lyonnaise. Par quel miracle Mickaël, mon pote de sport, puis de bringue, était-il devenu docteur ?
Le cancre et le docteur

« C’est pas fait pour toi, Mickaël. Tu vas te rétamer. » Près de dix ans après, il l’a encore en travers de la gorge, cette réflexion de son ancienne prof de français au lycée. « C’est la première réaction que j’ai eue, quand j’ai voulu me lancer dans des études à l’université. Elle m’a clairement dit que j’en étais pas capable. J’étais révolté ! Un sentiment d’injustice par rapport à ces personnes qui ont des diplômes et qui voulaient me voir rester à ma place. Au final, j’ai bien fait de ne pas l’écouter… »
Mardi 7 mars 2023, 10h12, Lyon.
Je suis un peu déçu. Pour ma toute première soutenance de thèse, je m’attendais à un immense amphithéâtre, avec du public, une ambiance solennelle... Au lieu de ça, j’ai droit au petit local sans charme d’un labo de recherche en arts plastiques. Sur la trentaine de chaises, la moitié sont vides. J’entre dans la salle sur la pointe des pieds, avec une dizaine de minutes de retard. Ça aurait pu être pire, avec les grèves. On peut dire qu’il a bien choisi son jour, Mickaël. Au bout de huit années de doctorat, il a fallu qu’il soutienne sa thèse un jour de mobilisation contre le projet de loi sur les retraites. C’est comme un symbole, je me dis. Parce qu’il aura beau être docteur dans quelques heures, à bientôt trente-huit piges, je sais pas jusqu’à quel âge il va devoir bosser pour prétendre à une pension ! Enfin bon, je ne vais pas gâcher l’ambiance... Au milieu de l’assistance, j’écoute celle qui a l’air d’être la présidente du jury. Elle arrive tout droit de Stockholm pour assister à la soutenance. Avec son style chicos et son âge mûr, je devine que son temps est précieux. À ses côtés, un autre juré a fait le déplacement exprès depuis Vancouver, au Canada. Rien que ça.
Donc, c’est vrai : il nous racontait pas des histoires, Mickaël, sur son travail de thésard, les publications scientifiques, les colloques dans toute la France…
Je suis scotché.
« On a l’impression de ne pas reconnaître notre fils… », j’entends souffler, derrière moi. Comme moi, ses parents peinent à réaliser. Leur grand garçon, celui qui a redoublé le CP, qui enchaînait les conneries à l’école, qu’on a orienté en carrosserie – une voie de garage, une vraie de vraie –, va devenir docteur. Bac plus huit ! Eux n’ont pas eu cette chance. Ils ont commencé à bosser à dix-sept et dix-huit ans, lui dans la restauration, elle comme nounou. Sans jamais relâcher, fidèles à leur métier. À soixante-six et soixante-neuf ans, ils sont à la retraite, maintenant, depuis la fin de l’année. Ils l’ont prise ensemble, après cinquante ans à bosser. À la pause, au bout d’une heure et demie de questions-réponses, le père et la mère de Mickaël ont l’air un peu perdus, dans ce monde qu’ils découvrent, qui n’est pas le leur. En arrivant dans la salle, tout à l’heure, je les ai pas vus tout de suite, tellement ils se font discrets. La soutenance reprend. À côté de moi, un autre pote de notre ancienne bande d’ados fait, lui aussi, comme si tout était normal. En vrai, je sais qu’il n’en revient pas non plus...
Sniffer l’eau écarlate
Son parcours scolaire, à Mickaël, avait plutôt bien commencé. L’école maternelle, il a adoré. « C’était dans la continuité de la maison. On apprenait par le jeu. Moi, j’aimais aller dans la nature, faire du vélo. Ma mère me sortait beaucoup, pas dans les musées, mais dans les parcs, les forêts. À l’entrée au CP, tout s’est arrêté brutalement. Il a fallu se mettre à travailler, rester assis huit heures par jour, écouter la maîtresse... Je ne supportais pas cette rigidité. Et puis y avait le système d’images. Moins on faisait de fautes, plus on avait d’images. Moi, j’en avais jamais, d’images. Mais je m’en foutais. Alors avec d’autres enfants dans le même délire, on a commencé à embêter les profs. En classe, on racontait des blagues, on rigolait fort, on faisait des bruits, on jetait des boulettes, on fabriquait des sarbacanes. Après l’école, je trainais avec des gars qui ont tous mal tourné. On sniffait de l’eau écarlate, on faisait des conneries. C’était le seul moment, avec la récré et les vacances, où je me sentais bien. »
Les mois passent. Ses parents sont convoqués à l’école, souvent. Les profs leur demandent de l’emmener chez l’orthophoniste, et même le psy. « J’en ai vu deux, des psys. Ils pensaient tous que j’étais dyslexique, parce que j’arrivais pas à écrire. En fait, j’avais juste pas appris les règles. Je demandais toujours : "Pourquoi ci, pourquoi ça ?" On me répondait à chaque fois : "C’est comme ça !" Et moi, ça m’allait pas, cette manière d’apprendre. Je réussissais quand même à retenir des choses, mais uniquement par l’écoute, seulement ce qui m’intéressait. Alors en CE2, mes parents m’ont mis dans une école privée. Le cadre était moins rigide, on sortait plus dehors. J’ai mieux vécu ces années-là. Mais au collège, les choses ont empiré. J’étais scolarisé dans un quartier chaud, et j’en prenais plein sur la gueule par les autres. Ensuite, au lycée, j’ai essayé, en misant tout sur l’écoute. Mais quand t’es en décrochage, on t’envoie dans une branche qui n’est pas la tienne. On t’exclut, d’une certaine manière. Alors j’ai passé un bac techno. J’ai eu 10 pile, je sais pas comment. »
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« C’est la première fois dans cet institut de recherche qu’on présente une production aussi originale… », félicite l’un des jurys, qui me tire de mes pensées. Près de vingt ans après, les sommités qui examinent la thèse de Mickaël rivalisent de superlatifs. « Formidable travail de chercheur », « contribution extrêmement importante à l’histoire des études d’arts plastiques », et j’en passe… Devant moi, les étudiants de Mickaël, des jeunes sortis des bons lycées, sont venus à plusieurs, pour le soutenir. « C’était notre prof de licence, le meilleur qu’on ait eu, sourit l’un d’eux. Il est pas formaté comme les autres. On s’ennuie jamais avec lui, même à 8h du matin ! » Là, je commence à reconnaître le personnage. Même si les seules fois où je l’ai vu éveillé si tôt, c’était en retour de soirée, à la descente du premier métro. À cette époque, je me souviens, il cherchait encore sa voie, quand nous, ses amis, on était sur les bons rails depuis déjà plusieurs années.
« Après le bac, je me suis inscrit dans le même BTS que des potes du lycée, en conception carrosserie automobile, reprend Mickaël. Pendant les stages en entreprise, j’ai vu des gens en souffrance, qui détestaient ce qu’ils faisaient... J’ai essayé de faire semblant, pour me fondre dans le moule, mais j’ai fini par me casser. Je suis parti dans l’animation socioculturelle. Là, j’ai retrouvé un peu ce que je faisais en maternelle. Je m’épanouissais au contact des gosses, même si certains étaient difficiles à gérer. C’était la première fois qu’on me disait que j’étais bon, qu’on me donnait les moyens de progresser. J’ai compris que je pouvais arriver à être heureux dans ce que je faisais. » Pour moi, ça lui allait bien, de travailler avec les enfants. En plus, certains avaient des troubles, d’hyperactivité, d’autisme... Mickaël nous racontait comment il gérait leurs crises, mettait en place des activités adaptées. J’étais admiratif.
Ça a dû le faire cogiter, tout ça. Et un jour, il nous a annoncé la nouvelle : il voulait se lancer dans des études à la fac. À 25 ans. Dans des études artistiques, en plus. Une voie toute tracée vers le chômage, on se disait. Mickaël à l’université ? Du pur délire. Faut le reconnaître, aujourd’hui : même nous, ses potes, on était cons. Formatés, bridés dans nos évidences.
« Les arts plastiques, j’en avais fait à l’école. C’était une des rares matières où je m’épanouissais, avec la poésie et le théâtre. Dans ces cours-là, au moins, on répondait à mes questions. » À l’université, dans ce monde où il n’était pas censé pénétrer, les premiers mois sont éprouvants. « Je me suis imposé ça comme un chemin de croix, pour comprendre quelque chose sur moi et les autres. J’étais conscient d’avoir des manques. Par exemple, je ne savais pas prendre de notes. J’en ai jamais pris, d’ailleurs. Quand on me demandait d’analyser une œuvre à l’écrit, c’était compliqué parce que je ne savais pas rédiger. Je me suis rattrapé sur d’autres matières où l’écoute suffisait. Mes problèmes de rédaction m’ont suivi longtemps. C’est seulement en thèse que j’ai trouvé mon style d’écriture. À partir de ce moment-là, la syntaxe est venue toute seule, et j’ai eu envie d’écrire. Je kiffais ça, venir aux cours, m’asseoir au fond de l’amphi, sans obligation. Je sortais aussi avec d’autres étudiants, je partais en manif… La fac m’a ouvert sur un nouvel univers. »
à cette époque, Mickaël, c’était notre Tanguy à nous : fils unique, embarqué dans de très longues études, et à trente ans passés il n’avait toujours pas mis les voiles. Mais à notre grande surprise, il a fini par le quitter, le cocon familial. Il s’est dégoté une petite chambre de bonne à 400 balles par mois dans l’ouest de Lyon. Bon, les chiottes sont au bout du couloir, mais c’est le début d’une nouvelle vie. Et puis, peu après, il nous a carrément bluffés : son master en poche, il réussit à se faire embaucher comme prof des écoles. Lui, l’ancien cancre marqué au fer rouge par le système scolaire ! « Ça va durer quelques semaines, quelques jours », je me disais. « Avec son niveau à l’écrit, il ne fera pas illusion bien longtemps. » Je me suis trompé. Bon, à l’entendre, c’était assez sportif, faire la classe devant une trentaine d’élèves, écrire au tableau, couvrir les programmes d’histoire-géo, de maths, etc. Mais pour lui, c’était pas ça, le plus difficile. Le plus dur, il me disait, c’était le rapport à l’Éducation nationale.
Accroché au porte-manteau
« Au début, je me sentais pas à ma place à côté des autres instits, mais c’était un sentiment de jouissance, de revanche, d’avoir ce statut de prof. Ça m’a fait du bien à l’égo, même si ça n’a pas duré longtemps. Je me suis retrouvé comme en stage de carrosserie, au milieu de travailleurs qui souffraient. Sauf que cette fois, c’étaient des profs... Et pour les élèves, les injustices sont les mêmes qu’il y a trente ans. Le système reste très rigide. Je me souviens d’un directeur de maternelle qui avait attaché un élève à un porte-manteau. Ou d’une prof d’un quartier aisé qui disait que mon approche par l’art ne servait à rien. D’ailleurs, les inspecteurs d’académie me trouvaient pas assez ferme avec les élèves, pas assez rapide dans l’apprentissage. J’ai aussi croisé des gens géniaux. Des profs et des directeurs qui pensaient à l’épanouissement des enfants, avec plus de temps, plus de bienveillance, plus de possibilités pour faire la classe dehors, par exemple. Je me suis investi corps et âme pour comprendre ce système qui m’a tant fait de mal. Ma révolte s’est un peu calmée. »
À l’université, le travail de recherche lui prend de plus en plus de temps. Après deux années comme instit’ à temps complet, Mickaël passe à mi-temps, puis raccroche son tablier au bout de quatre ans. On lui propose d’enseigner quelques heures par semaine aux étudiants de licence. « À ce moment-là, plusieurs professeurs m’ont mis des bâtons dans les roues. Ils refusaient d’échanger avec moi, ne répondaient pas à mes mails, me regardaient de haut... Ils se sentaient rabaissés que j’aie la même position qu’eux alors que j’avais pas fait de prépa. Ça les faisait chier, mon bac pro ! Alors j’ai tout fait pour qu’ils arrêtent de m’ignorer. J’ai bossé plus, publié plus d’articles, participé à plus de colloques... Je suis rentré dans cette compétition malsaine où je ne prenais plus de plaisir. »
À cette période, quand je l’appelle, Mickaël est toujours fourré à la bibliothèque. Il se passe parfois plusieurs mois sans qu’il ne donne de nouvelles, lui, le fêtard invétéré. Mais il tient le cap. Malgré les moments de doute, le sentiment de piétiner, le décalage avec ses amis qu’il voit gagner leur vie, acheter un appart ou une maison, fonder une famille…
Au bout de huit années de doctorat, il tient sa revanche : ce mardi 7 mars 2023, sa thèse est validée avec les honneurs. « Au final, j’ai eu raison d’écouter ce qu’il y avait au fond de moi. Même si je ne sais pas où je vais, je crois en moi, maintenant. » Et ça, je le sens, c’est plus important que n’importe quel diplôme. Que n’importe quelle image qu’on distribue aux enfants sages.