Qu’est‑ce qui a transpiré, le 19 janvier dernier et si souvent depuis, dans les villes, grandes, moyennes, petites, dans les villages, sur les ronds‑points qui ont manifesté contre le projet de loi sur les retraites ? La force du réel. Et du peuple.
Le début du chemin

« C’est la première fois que je sors, en 33 ans d’hôpital. »
On est dans le froid et dans la nuit, à 5h30 ce jeudi matin, sur le rond‑point à l’entrée de l’autoroute A16. De sa lampe de poche, un monsieur à chasuble FO de chez Valéo balaie la voie, pour inviter les voitures, les camions à ralentir, à prendre le tract pour la manif. Et sa lueur éclaire mon cahier, pour que je prenne quelques notes.
C’est sa femme, elle, « aide‑soignante au service traumatologie ». Pas en pleine forme, déjà :
« Je souffre de polyarthralgie.
Je travaille sous morphine.
— à cause de votre métier ?
— Bah oui, à force de porter. Deux ans de plus, c’est pas possible... Ils se rendent compte ? »
Mais ce 19 janvier, elle vient pour autre chose, au‑delà d’elle, au‑delà de la retraite :
« C’est le ras‑le‑bol : ils nous poussent à bout, ils détruisent l’hôpital. On ne parle plus de soin, mais d’"acte". à la limite, ma cadre, que le patient soit lavé ou pas lavé, elle s’en fiche…
— Et vous, monsieur ?
— Chez Valéo, j’ai commencé par cinq ans d’intérim, mais haché, avec du chômage entre les missions. Je suis sur les embrayages de camion, mais le pire, c’est que Macron, il a éliminé de la pénibilité le port des charges lourdes. Qu’il vienne se trimbaler les embrayages de camion ! Du coup, entre ces deux réformes, je prends trois années de plus. Jusque 65 ans. »
J’ai bien fait, je le sens. J’ai bien fait de rester en Picardie. Il n’y aura pas les micros, pas les caméras, mais je vais vérifier pour qui on se bat, y ajouter de nouvelles voix, vies, visages. ça va me donner du courage, m’en emplir, avant les semaines à Paris, les batailles d’amendements, en commission, à l’Assemblée, les tournées sur les plateaux télés, tous ces lieux de pouvoir, symboliques, où le concret s’éloigne, disparaît, derrière les propos fumeux, abstraits, des maquillés, des poudrés. Je viendrai avec la force du réel.
à l’autre entrée du rond‑point, sur la route qui vient de Flixecourt, c’est un « tourneur manuel », gilet orange de la CFDT : « 61 ans, mal au dos, hernie discale, TMS et tout le bazar. Pour moi, c’est bon, terminé dans huit jours, mais je viens pour les suivants. J’ai calculé ma retraite : 1150 € ! »
Au rond‑point de Boves, un Plastic Omnium : « J’ai 59 ans, je devais partir à 60, au 1er juillet 2024, après 37 ans de nuit. C’est calculé, vous savez, une carrière en poste, de nuit, c’est huit années d’espérance de vie en moins. Et là, Macron m’en rajoute deux. Je vais devoir me traîner jusqu’à 62 ans. »
Au rond‑point de Poulainville, à l’entrée de la Zone industrielle, des FO de chez Goodyear‑Dunlop : « Depuis les ordonnances Macron de 2016, on ne reclasse plus les "inaptitudes". Avant, la direction était tenue de les reclasser, de leur proposer un poste. Maintenant, ils ont juste à faire une réunion, avec les syndicats, où même si on dit tous qu’on n’est pas d’accord, le gars est quand même mis dehors. Tous les mois, on en a un ou deux comme ça. »
(La veille, à Fismes, un chauffeur de car racontait la même chose : « Dans mon entreprise, avant, la première cause de départ, c’étaient les départs à la retraite. Aujourd’hui, ce sont les licenciements pour "inaptitude". »)
Avec mon collab, Dimitri, on se tâte : est‑ce qu’on pousse jusque Bonduelle, où la production est arrêtée ? C’est tout à l’est du département, pas du tout ma circo, une députée RN élue là‑bas, et ensuite, on doit être à 10h à Abbeville, tout à l’ouest… On va bouffer du carburant… Mais oui, allez, c’est parti : quand les ouvriers se bougent, on doit en être, pour encourager.
Mon père a travaillé plus de vingt ans ici, comme cadre. Est‑ce que c’est pour ça ? La direction de l’usine, et les syndicats, m’avaient invité à une remise de médailles du travail, là‑bas, cet automne. à la cantine, je distribuais des bouquets de fleurs ou des boîtes de chocolat. Les gars, les femmes, avaient quarante ans dans la boîte, des carrières comme on n’en connaît plus. Y avait un petit discours, d’un collègue, d’un chef, à chaque fois, avec la petite anecdote moqueuse, gentiment, et aussi, des noms de machines, de programmes, de procédures, que j’ignorais, dont je demandais la description, et je comprenais encore moins, mais tant mieux : ça signifiait que c’est un univers, des métiers, avec des codes, qui réclament des compétences, des savoir‑faire. Trinquant avec eux, après la cérémonie, je les questionnais sur deux choses, leur corps au travail (les épaules qui tirent, surtout le matin, les caisses qu’on transporte, le froid dans la congélation) et les joies de la retraite (les petits‑enfants le mercredi, l’adjoint aux fêtes du village, le club de foot pour les gamins).
Ils sont une centaine, aujourd’hui, je dirais, devant l’entrée, à se réchauffer à un feu de palettes. Sébastien, de la CGT, nous accueille d’un café. Je traîne dans les rangs. « Ils feraient mieux de mettre les feignants au boulot, hein, pas vrai, monsieur Ruffin ? Y en a marre de ces assistés. » Ça y est : c’est reparti pour mon topo sur les assistés d’en haut, 80 milliards ils viennent de se prendre, mais eux on ne les voit pas, etc. « Ouais, et nous on est coincés entre deux ! »
Sébastien vient me tirer par la manche : « Y a un gars, là‑bas, qui a connu ton père… » C’est un grand bonhomme, souriant, dans son gilet jaune. « Vous travaillez ici depuis longtemps, alors ? je tâtonne.
— Ah non, moi, j’étais saisonnier. Mais votre père, même s’il était chef, il disait toujours bien bonjour, avec un petit mot, humain. Maintenant, c’est fini. Les chefs, ils vous regardent pas.
— Vous ne bossez plus ici ?
— Non, je suis dans l’entretien des cimetières militaires. Je fais grève, avec mes deux collègues, et comme on n’allait pas rester dans notre coin, on a rejoint ici…
— Vous aussi, vous les sentez passer, les deux ans ?
— Eh oui. On est déjà abîmés, faut pas croire, moi c’est le dos. On est dehors dans le froid, la pluie, la chaleur. Et surtout, les tondeuses, c’est des vibrations. Les taille‑haies, toute la journée, c’est des vibrations…
— Ça fait partie des critères de pénibilité que Macron a virés, les vibrations.
— Oui, je sais. »
Les cimetières militaires, c’est le symbole de notre coin, « le front de la Somme », des milliers de Chinois, Australiens, Anglais, Allemands évidemment, qui sont venus se faire tuer ici, la Terre entière qui se donne rendez‑vous ici pour un massacre, pour ces arpents de notre terre, des fois on ne comprend pas. Mais que les gars des cimetières militaires se mettent en grève, aujourd’hui, c’est bon signe, c’est la marque, pour moi, d’un véritable ancrage populaire de cette journée, de la lutte qui s’engage, que ce combat s’ancre très profond, bien au‑delà de la couche superficielle des militants, des syndiqués.
Abbeville va me le confirmer.
Sur la place du théâtre, c’est noir de monde comme jamais. Les dames des cantines. Des éducatrices, des monitrices, de foyers pour handicapés. Des maçons, qui claudiquent. Un artisan carrossier, venu avec son fiston et un apprenti. Des gilets jaunes, « aouh aouh ! ».
Je laisse passer le cortège devant moi.
Dix‑sept minutes.
Dix‑sept minutes de défilé.
2460 manifestants, Hubert a compté.
2460 à Abbeville, sous‑préfecture de la Somme, 23 000 habitants.
Voilà qui va me donner de la force.
Je veux que vous le sachiez, vous, les 2460 Abbevillois qui étiez là, vous qui, beaucoup, êtes venu me remercier, vous, les 15 000 à Amiens l’après‑midi, vous, les caissières de Carrefour championnes des selfies, vous les salariées de la mairie de Corbie, vous les animatrices des centres de loisirs, vous, les plus d’un million, deux millions, c’est moi qui vous remercie. Vous n’imaginez pas le bien que ça fait. D’engager une bataille, et d’avoir avec soi cette force‑là. Vous n’imaginez pas combien, dans la tête, ça soulage. Combien on sent que nos mots seront posés avec plus d’assurance, pèseront un million de fois plus lourd.
Maintenant : on va chercher un collègue, un copain, un cousin. On l’entraîne dans l’espérance.
Ce n’est que le début du chemin.
Le travail c’est la santé, vraiment ?
« Les robots libèrent les travailleurs », « des exosquelettes permettent de porter les charges lourdes » pour les ouvriers assurent les Macronistes ? Mais que disent les chiffres ?
« La part des salariés qui subissent trois contraintes physiques est passée de 12 % en 1984 à 34 % aujourd’hui. » Je suis tombé sur cette statistique dans un bouquin, La Sobriété gagnante. Ça m’a sidéré, car c’est contre‑intuitif : on se dit que le travail, avec les ordinateurs, le numérique, s’est si bien allégé. Ça m’a tellement stupéfait, que j’ai douté. Je suis allé voir dans le rapport en question, on ne peut plus officiel, une note de la Dares, le ministère du Travail, de décembre 2017, intitulée « Quelles sont les évolutions récentes des conditions de travail et des risques psychosociaux ? »
Eh bien si : de 12 % à 34 %.
Ça triple presque, pour ces cinq contraintes : « rester longtemps debout, rester longtemps dans une posture pénible, effectuer des déplacements à pied longs ou fréquents, devoir porter ou déplacer des charges lourdes, subir des secousses ou des vibrations ». Mais pire. Ça grimpe de 13 % à 46 % parmi les employés de commerce et des services, de 23 % à 60 % parmi les ouvriers qualifiés, de 21 % à 63 % parmi les non‑qualifiés. Parmi eux, 38 % sont exposés à un bruit intense, 40 % sont au contact de produits dangereux, 66 % respirent des fumées ou des poussières. On est très loin du travail dématérialisé…
J’en discutais avec Christine Erhel, économiste du travail, auteure du (formidable) rapport sur « les travailleurs de la deuxième ligne ». Ces données ne l’ont pas surprise :
« C’est une chose très connue, très documentée parmi les chercheurs qui s’intéressent aux conditions de travail. Les contraintes, dans la logistique par exemple, se sont renforcées. C’est du néo‑taylorisme…
— On est encore plus dans Les Temps modernes, finalement ?
— Oui. Ceux qui disent que les robots libèrent les travailleurs, ce n’est pas vrai, ça empire. Amazon en est l’illustration, l’homme y devient un appendice de la machine, pour reprendre les termes de Marx.
— Est‑ce qu’il y a moins pire ailleurs ?
— Oui, dans les pays Nordiques, la Suède, le Danemark…
— Ça lasse. Ce sont toujours les mêmes.
— Eh oui, mais il existe bel et bien d’autres cultures managériales. »
Je pose cette question ici, bien sûr, parce qu’elle est capitale dans le débat sur les retraites. Si le travail était « magique », comme le rêve la start‑up Nation, léger et doux, pourquoi ne pas faire deux années supplémentaires, ou même plus ?
Mais non. C’est l’inverse qui se produit. Sur les corps, mais aussi sur les esprits. Ainsi, les contraintes de rythme (« Devoir toujours ou souvent se dépêcher, des délais à respecter en peu de temps, interrompre une tâche pour une autre non prévue, situation de tension avec public… ») ont explosé : de 6 % en 1984 à 35 % aujourd’hui.
+ 20 points pour les cadres,
+ 30 points pour les intermédiaires,
+ 27 points pour les employés,
+ 45 points pour les ouvriers qualifiés.
Le travail est ainsi devenu plus intense. Physiquement, mais également psychiquement. D’où le refus, massif, aujourd’hui, qu’il soit en plus rallongé.