n° 93  

Le monde d'après. Aller de l'avant ? Comme avant ? Pire qu'avant ?

Par François Ruffin |

Tout foutait le camp, à vitesse grand V. Et puis, soudain, la planète s’arrête. On est à la croisée des chemins, désormais : redémarrer, mais comment ? Vers le mieux, enfin ? Ou en pire, le pied sur l’accélérateur, vers le gouffre ?

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[sommaire]
On en était où ?
Ah oui.
On fonçait vers le gouffre, à vitesse accélérée.
Les rapports du GIEC tombaient, année après année, toujours plus déprimants, sur le réchauffement, +1,5°, +2°, +3°, +4°. La calotte glaciaire fondait, les ours polaires se noyaient, le Mont-Blanc reculait, les rivières baissaient, les oiseaux, les insectes, les abeilles, ne se cachaient même plus pour mourir. Greta Thunberg et ses copains-copines avaient beau alerter, jouer les Cassandre de Davos à l’ONU, d’un contresommet à l’Assemblée, rien n’y faisait : certes, les dirigeants convenaient de « l’urgence climatique », mais ils gardaient le pied sur l’accélérateur, croissance, croissance, croissance. Ils répétaient compétitivité, ces tarés. Le volant était entre les mains des plus aveugles, des plus cyniques, des plus avides. C’était foutu. On regardait nos enfants plus qu’inquiets, angoissés, coupables : comment allaient-ils survivre, dans ce monde de merde ? Moi aussi, je le radotais sur tous les tons, et même en chanson : « Qu’on obéisse à nos bons maîtres, Et la planète fait place nette, Plus d’hirondelles, plus de moineaux, Plus de sauterelles, et plus d’oiseaux. Ils nous envoient droit dans le mur, Qu’éclabouss’ra notre sang impur. »

Contre ce pessimisme, le pessimisme de la lucidité, on avait beau s’armer d’optimisme, celui de la volonté, on ne voyait pas trop l’issue de secours. L’Humanité était entraînée dans une course folle, suicidaire, et avec pourtant la conscience de cette catastrophe : on le savait, et on savait pourquoi, et on l’analysait avec des chiffres, on le commentait sur les ondes, on le prévoyait, on le mesurait, on le calculait, avec des climatologues et des ornithologues, des modélisateurs et des ordinateurs, armés de toute une science pour comprendre notre malheur, mais sans intelligence pour l’éviter. Comme des héros antiques, marqués par le fatum, prévenus par la Pythie, nous avancions, nous foncions même à toute allure, vers notre funeste destin. Fatalité !
Et soudain.
La planète s’arrête.

***

« Une certaine idée de la mondialisation s’achève. L’idée de la toute-puissance du marché qui ne devait être contrarié par aucune règle, par aucune intervention politique, était une idée folle. L’idée que les marchés ont toujours raison était une idée folle. L’autorégulation pour régler tous les problèmes, c’est fini.
Le laissez faire, c’est fini.
Le marché qui a toujours raison, c’est fini. Il faut tirer les leçons de la crise pour qu’elle ne se reproduise pas. Nous venons de passer à deux doigts de la catastrophe, on ne peut pas prendre le risque de recommencer. »
C’est du Nicolas Sarkozy, ce discours, à Toulon, le 25 septembre 2008. Cet automne-là, après la chute de Lehman Brothers, tous, tous les libéraux, de Christine Lagarde à Bercy jusqu’Alan Greenspan aux États-Unis, tous ont défilé à la télé, avec pour refrain : « C’est fini, c’est promis, on va encadrer, réguler, tout bousculer… » Ils se battaient la coulpe, à coups de fouet, avec des lanières en cuir et des clous au bout : « Nous avons péché ! Nous ne recommencerons plus ! » Et que s’est il passé ? Rien. Ils ont recommencé.

Ce mois ci, ce mois de mars 2020, leurs litanies ont repris.
Jeudi soir, Emmanuel Macron nous a offert un festival, copiant, parodiant, dirait-on, son prédécesseur à l’Élysée : « Mes chers compatriotes, il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour, interroger les faiblesses de nos démocraties. Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond, à d’autres, est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle, construire plus encore que nous ne le faisons déjà une France, une Europe souveraine, une France et une Europe qui tiennent fermement leur destin en main. Les prochaines semaines et les prochains mois nécessiteront des décisions de rupture en ce sens. Je les assumerai. » Sous la forme d’un virus, le Saint-Esprit est descendu sur notre président, et portait sur ses ailes des « révélations » : sur les vertus de la Sécu, sur les services publics, sur les lois du marché.

Je suis vacciné.
Demain, je prends les paris, ils auront oublié. Demain, ils voudront juste que le système soit sauvé, qu’il retombe sur ses pattes, un peu aménagé, à la marge, des bricoles, « tout change pour que rien ne change »

***

Alors, que faire ?
Que faire durant la crise sanitaire ?
Rien.
« On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste ! » décrétait Gébé dans L’An 01, qui fleurait bon l’espérance d’après Mai 68. Les Gilets jaunes ont bien tenté, l’an dernier, à leur tour, de s’arrêter, de s’arrêter pour refaire société sur les ronds-points, de s’arrêter pour se choisir un destin commun. À ce point d’interrogation, qu’ils se posaient, qu’ils posaient à la société, « quel est le sens ? », on leur a répondu par des bulldozers, des matraques et des LBD. Circulez, que les flux circulent, les flux de camions, les flux de marchandises, circulez, y a rien à voir, et surtout rien à penser, on pense pour vous. Qu’on profite de cet arrêt, subi, soudain, pour penser l’après.
L’après crise sanitaire.
L’après Coronavirus.

Mais pas un après éthéré qui nous tomberait du ciel, comme un idéal, qui sortirait des nuages tiré par de blancs chevaux, le monde d’après, tin tin tin, sur une symphonie de Lully. Car le leur, de monde, serait fini, et ils l’auraient bien compris, bien admis, alors voici le nôtre. Voici nos mesures de justice et de solidarité, d’amour et de paix, qui adviendraient dans l’harmonie universelle.
Non.
L’après se mérite.
L’après est un champ de bataille.
L’après est un combat contre les forces obscures de l’Empire, qui ne renoncent pas. Alors, d’abord, saisir le présent dans la chaleur du moment : enregistrer les discours, retenir les images dans nos rétines. Car bientôt ils voudront qu’on oublie. Qu’on oublie les masques, qu’on oublie les tests, qu’on oublie les sacs poubelles des soignants, qu’on oublie ce temps du pouvoir hésitant, presque s’excusant, se repentant, qu’on oublie ses manquements et ses mensonges en série, qu’on oublie tout, tout peut s’oublier, et ils voudront très vite l’effacer. S’ils votent aujourd’hui une loi d’amnistie, c’est une loi d’amnésie qu’ils souhaiteraient, surtout. Nous devons garder la trace, dans nos mémoires, comme une semence de colère et d’espoir. Et ce présent, aussi, le lier à l’avant : l’Événement ne surgit pas du néant, mais d’un lent mûrissement. Depuis trente années, ils mondialisent, défiscalisent, économisent. Trente années de « compétitivité » et de « concurrence libre et non faussée ». Trente années de « réduction des déficits », et c’est le champ des possibles surtout qui se réduit, c’est la politique qui se jivarise. Trente années qu’avec d’autres, parmi d’autres, je vitupère dans le semi-désert, comme reporter, puis comme parlementaire, que j’écris et crie en vain, de Leur grande trouille. Journal intime de mes pulsions protectionnistes à Un député à l’hôpital psychiatrique, de La Guerre des classes à Un député à la ferme. Les pieds dans la gadoue des porcheries, dans les cours des usines, dans les tours de HLM, la tête dans les accords de l’Uruguay Round, dans les orientations de la Commission à Bruxelles, dans les budgets et les traités votés à l’Assemblée. Trente années de décisions pour la santé, l’agriculture, l’industrie, et qu’on paie aujourd’hui, qui se cristallisent dans une crise.
Comment la société va-t-elle en sortir ?
De quel côté va-t-on basculer ?

C’est un virus de droite : les scientifiques, et le gouvernement, nous demandent de nous isoler, de couper les liens, même avec nos proches, même avec nos parents. Les enfants ne sortent plus, se plongent encore plus dans les écrans, qui relèvent quasiment de la prescription médicale. D’ailleurs, pour nous distraire, Canal + est en clair. À la boulangerie, je regarde la file, un mètre entre chaque personne, la distance est respectée, le voisin un peu suspect, quelle tristesse, que ce spectacle immobile ! Au fond, ce virus nous encourage à l’individualisme, à la méfiance, à la « distanciation sociale », qui est déjà la pente de l’époque. Et il pourrait bien rester ça, comme trace de ce temps : qu’on s’habitue, petit à petit, qu’on s’habitue à la vie numérique, qu’on s’habitue à une coupure d’avec la nature, confinés, enfermés, l’air du dehors comme menace, qu’on s’habitue à respirer masqués, qu’on s’habitue aux précaires, aux métiers mal payés, qui « montent au front » pour le confort des plus aisés, qu’on s’habitue à une police qui nous contrôle partout, surveillés pour notre bien.

Mais c’est aussi un virus de gauche : d’un coup, l’économie n’est plus la suprême finalité, passe avant la santé. Le PIB, le taux de croissance, les petits calculs budgétaires, sont mis entre parenthèses. Le politique reprend la main. Des mots, qui étaient interdits hier, que nous prononcions nous-mêmes avec timidité, ces mots sont aujourd’hui dans le débat public : « réquisitions », « plafonnement des prix », « protections », « nationalisations »… Déposant, au printemps dernier, une proposition de loi « visant à remplacer les vols intérieurs par le train », je faisais figure de khmer vert, j’attentais à la liberté, et voilà que tous les avions sont cloués au sol ! Les frontières aériennes fermées ! C’est un imaginaire qui se rouvre : tout est possible ! L’audace retrouve sa place. Face à la catastrophe écologique, demain, face à un péril climatique, certes plus lointain que ce Covid19, mais mille fois plus terrible, menaçant non pas un pourcent, ou deux, de la population, mais tout le genre humain, usera-t-on de ces mesures hardies, intrépides, résolues ? Ou reviendra-t-on au business as usual ?

***

Que feront-ils de cette crise ?
Rien.
C’est leur but, que tout reprenne comme avant : « Comment on fait pour redémarrer notre économie au lendemain de cette crise ? » s’interroge le ministre Bruno Le Maire, en un couplet connu, refrain automatique, répété par lui et les siens depuis des décennies : « Toutes ces mesures sont faites avec une idée très simple : il faut que l’économie puisse redémarrer très fort… Nous avons la capacité de rebondir. Un plan de relance est prévu, et nous y travaillons… pour que, dès que nous serons sortis de la crise, la machine économique redémarre le plus vite possible… » « Rebondir », « relancer », « redémarrer », « très fort » et « très vite », mais dans quelle direction ? « Il faudra que le pays reparte », nous diton encore, mais vers où ? Le sens n’est jamais énoncé, précisé : cette « machine économique » servira-t-elle les hommes, la planète ? Ou mènera-t-elle à notre destruction ? Ne pas poser ces questions, c’est déjà y répondre : que ça reparte de l’avant et comme avant, et même pire qu’avant. Car on devine la suite, leur suite, leurs éléments de langage récités en boucle : après ce « choc violent », des « efforts » seront « nécessaires » pour « remonter la pente », point de PIB après point de PIB. Déjà, leurs experts nous préviennent : « Il faudra que l’on se retrousse tous les manches pour reconstruire notre économie », « la seule solution, c’est la croissance, et donc le travailler plus ». Les milliards, les centaines de milliards, versés pour que ça « redémarre », pour que ça « relance », pour que ça « rebondisse », nous devrons les payer par des « sacrifices ». C’est un chemin de croix qu’on nous annonce, et avec comme résurrection promise, au sommet de notre Mont-Golgotha : la croissance. C’est un calvaire, certes, mais rassurant peut-être, parce que connu, un boulevard emprunté depuis trente ans. Faisons-leur confiance, alors : pour un retour à l’identique, tel quel, à des nuances près, ils seront les meilleurs, vraiment. Et pourtant, même les meilleurs, même les bons petits soldats de l’Ena, n’y parviendront pas. Ce ne sera que reculer devant la catastrophe pour moins bien sauter plus tard. Le désastre écologique, patent, nous reviendra dans la figure, comme un boomerang, dans dix ans, dans vingt ans, peut-être moins.

Car on le pressent.
On le devine.
On le sait, intimement.
Ce Covid19 n’est que les prémices, une répétition générale, un échauffement avant le réchauffement. Inondations, tornades, sécheresses, vont se succéder. Ils nous y préparent, à leur manière. Discrètement, au fil des jours, je note un changement rhétorique : la formule « il y aura un avant et un après » se transforme en « nous ne vivrons plus comme avant ». L’espoir se mue en menace, en filigrane. « C’est fini de rigoler ! » on entend, un avertissement aux cigales que nous sommes : « Vous chantiez ? Eh bien dansez, maintenant ! » À la place de la vaste remise en cause, des élites, de leur politique, que sous-entendait le « il y aura un avant et un après », on devine désormais, dans le « nous ne vivrons plus comme avant », un deuil qui nous est réclamé, le deuil de « l’avant », l’innocence perdue, la joie prohibée, nos enfants masqués, les peuples enfermés, droit de réunion et de manifestation suspendus, la surveillance renforcée, avec un cortège de drones, de couvre-feux, et d’autorisations. Voilà leur monde d’après. Voilà leurs réponses, exceptionnelles aujourd’hui, qui deviendront naturelles demain, aux crises à venir, aux crises en série. À défaut de mesures politiques, de mesures sociales, de mesures écologiques, de mesures sanitaires, des mesures policières. Pour que rien ne change.

Ou alors, s’ouvre à nous un autre chemin, un sentier à découvrir, incertain : cette crise, c’est un embranchement qui nous est offert.
Tant qu’à faire.
Au point où on en est.
Qu’on redonne un sens, une direction, à notre économie, à nos sociétés. Qu’on se prépare pour les prochains soubresauts. Qu’on ne renonce pas au bonheur, à le chercher, à tâtons.

***

Ce sera de notre faute, à nouveau, si rien ne change.
C’était de notre faute, un peu, en partie, si après la crise des subprimes, rien n’a changé, si le démon de la spéculation est revenu intact.
Je me souviens.
Au printemps 2009, trois manifestations, massives, j’en étais, se sont déroulées, trois fois plus d’un million de personnes. Avec quel mot d’ordre ? « Nous ne paierons pas leur crise. » Un beau slogan, mais qui ne signifie rien. Souhaitions-nous une nationalisation, ou une socialisation du crédit ? Ça n’était pas dit. Réclamions-nous que les fonds de la Banque centrale européenne soient ciblés, fléchés, vers les entreprises, les collectivités, les ménages ? Exigions-nous que soit mis fin à la « libre circulation des capitaux, au sein de l’Union et avec les pays-tiers » ? Nous n’en soufflions mot. À coup sûr, des intellectuels, des économistes hétérodoxes nourrissaient de belles idées, et moi-même je n’en manquais pas (la gauche en manque rarement). Mais rien qui soit répandu comme une évidence dans les partis, les syndicats, les associations. Pas les trois mesures, claires, nettes, que comprendraient tous les Français, qui nous serviraient de socle commun. Pas le contre-programme qui, avec un pouvoir dans le doute, avec leur idéologie qui agonisait, serait venu remplir un vide. Puis la fenêtre s’est refermée.
La fenêtre d’opportunité.

Car oui, une crise, c’est également une opportunité, tragique, dramatique, de renouveau, la renaissance. Mais une opportunité à saisir, qui passe vite. Mon héros, Maurice Kriegel-Valrimont, qui fit prisonnier le général Von Choltitz à la Libération de Paris, en août 1944, Maurice (je me permets) me le confiait à sa manière. Avec des hommes de droite, avec des aristocrates, lui, le syndicaliste du Front populaire, proche du Parti communiste, lui avait participé à la rédaction des Jours heureux, le programme du Conseil national de la Résistance (à la première partie, en vérité, au volet militaire). « Quand l’histoire grandit, les hommes grandissent avec ! me disait-il, en riant. Et c’est beau à voir, c’est beau à voir ! D’ailleurs, vous savez bien à quelle vitesse, ensuite, on revient en arrière : à toute allure, en y mettant la cravache ! »

C’est la crise de 1929 qui nous a apporté le Front populaire, les quarante heures et les congés payés… Mais là encore, la voix passive, « nous a apporté », n’est pas indiquée. Ce sont les hommes et les femmes qui font l’histoire. Ce sont les syndicalistes, les militants d’alors, qui ont permis « l’embellie » de 1936. Cette même crise qui a débouché, en Allemagne, sur le national-socialisme, aux États-Unis sur le New Deal.
À nous de choisir.
À nous de permettre, pour nous, pour nos enfants, une happy end, dès maintenant, activement.