Un tracteur envoyé contre un canon à eau pendant une manif, des ports bloqués, un secrétaire d’état qui promet de saccager des aires protégées… Mais il se passe quoi, dans le monde de la pêche ? On a passé un coup de fil à Didier Gascuel*, qu’on avait croisé à Bruxelles, lors de notre enquête sur la pêche électrique (voir Fakir n° 86).
*professeur d’écologie marine, et membre pendant quinze ans du Conseil scientifique des pêches de l’Europe.
Didier Gascuel : Le "pêcher capital"

Fakir : Qu’est‑ce qui se passe, dans le monde de la pêche ?
Didier Gascuel : Il subit un certain nombre de crises. Il y a eu le Covid, mais le secteur a été massivement aidé, et l’a finalement assez bien supporté. Le plus compliqué, ce fut le Brexit. Après avoir fait miroiter aux pêcheurs qu’ils auraient accès aux eaux anglaises, ce n’est finalement pas le cas. Le gouvernement a dû mettre en place un plan d’accompagnement de destruction de navires. Pour les pêcheurs, c’est un traumatisme… Il y a aussi évidemment le prix du gazole. Même si les pêcheurs ont droit à un gazole détaxé, les prix ont quasiment doublé. S’ajoute une difficulté dont on n’a pas toujours conscience…
F. : C’est‑à‑dire ?
D.G. : L’impact du changement climatique. Des populations de poissons s’effondrent, comme la morue en mer du Nord, la sole dans le golfe de Gascogne… Les espèces se redistribuent, aussi. L’exemple le plus problématique, c’est les captures accidentelles de dauphins : ils se prennent dans les filets parce qu’ils viennent à la côte pour y chercher des ressources alimentaires qui se déplacent à cause du changement de température. Ça, c’est le contexte général. Et là‑dessus, arrive un plan d’action proposé par la Commission européenne qui a mis le feu aux poudres.
F. : Le plan qui propose d’interdire d’ici 2030, dans les zones protégées, les engins de fond qui causent de gros dégâts sur les fonds marins, c’est ça ? Ce qui n’est pourtant pas révolutionnaire...
D.G. : Surtout, il pourrait être au bénéfice des pêcheurs : s’ils n’ont plus rien à pêcher, ce n’est pas leur intérêt ! En France on a eu « le Grenelle de la mer », « les Assises de la pêche », on a été, depuis quinze ans, champions pour créer des aires marines protégées… mais sans mesures de protection pour aller avec, sans moyens derrière. En plus, ces confettis dans la mer, ça ne résout rien pour l’état des océans à l’échelle globale. La Commission a juste proposé que les États se saisissent de la question, et montent le niveau de protection. Qu’on y réfléchisse, à horizon 2030.
F. : Quel est le but poursuivi ?
D.G. : Qu’on aille, progressivement, vers l’interdiction des chaluts, et plus globalement des engins de fond. Ce sont des engins extrêmement puissants, des bulldozers. Ils raclent et rabotent les fonds marins, attrapent et ramassent tout sur leur passage, y compris des espèces qu’ils ne voulaient pas pêcher, avec donc beaucoup de poissons morts qu’on rejette à la mer. On abîme les fonds marins, on détruit la fertilité des océans. En plus, c’est très consommateur de gazole, très émetteur de CO2. Un chalut, c’est deux litres de fioul consommé par kilo de poisson pêché. C’est aberrant ! On ne peut pas dire qu’en 2035 on va supprimer les voitures thermiques et que l’Europe continue à dire « allez‑y, continuez le chalutage ! ». C’est un modèle qui arrive au bout de son histoire, qui n’a plus d’avenir. D’ailleurs, on a pêché des siècles sans chaluts…
F. : Mais il y a, là, une vraie tension entre la question sociale – les pêcheurs qui ne parviennent plus à pêcher assez, ni donc à en vivre – et la question écologique de préservation des fonds marins et de l’océan, le « poumon bleu » de la planète. Comment on peut résoudre ça ?
D.G. : Le souci, c’est que la solution à court terme face à la baisse des ressources, selon certains pêcheurs, c’est justement le chalut. Parce que ces engins permettent de pêcher le maximum de poissons possible quand la ressource se porte mal, qu’elle devient rare. Or cette « solution » est aussi le problème : c’est ce qui provoque la baisse des ressources halieutiques en détruisant les écosystèmes, et en augmentant le réchauffement climatique.
F. : C’est pas gagné…
D.G. : C’est justement pourquoi il est envisagé une période de transition, avec une première étape en 2030, pour sortir de ce modèle. Il faut absolument que les pêches françaises en sortent progressivement, mettent en place un plan à dix, quinze, vingt ans. Avec des états qui prennent leurs responsabilités, et agissent : oui, il faut fermer des zones, les plus fragiles, aux chaluts, qu’elles soient vraiment protégées, pour y expérimenter d’autres méthodes de pêche, avec casiers et filets par exemple.
F. : Quel est le souci, alors, d’envisager un plan de transition qui pourrait être favorable aux pêcheurs ?
D.G. : Bon : on est dans ce contexte un peu tendu dont je vous ai parlé, y a eu des crises, et là, on se retrouve avec des responsables professionnels de la pêche, et surtout le ministre français qui se met à jeter de l’huile sur le feu…
F. : … ah oui, Hervé Berville, secrétaire d’État à la mer. J’ai vu sa déclaration : « La France et le gouvernement sont totalement opposés à l’interdiction des engins de fond dans les aires marines protégées. Totalement, clairement et fermement ». C’est lunaire : on va détruire les aires protégées, en somme...
D.G. : J’ai bien rigolé sur ce coup‑là ! Mais ce n’est pas drôle, en fait. La France ne peut pas se prononcer contre la protection des aires marines protégées… C’est même incompréhensible, pour le grand public. C’était une occasion à saisir ! Il fallait dire « banco » ! En fait, il écoute surtout les représentants de la grande pêche industrielle. Le Comité des pêches, qui centralise les réclamations de la profession, a toujours un certain poids vis‑à‑vis des pouvoirs publics. Or le conseil d’administration du CNP est surtout composé de représentants de la grande pêche industrielle. Et il entraîne dans son sillage tous les petits pêcheurs, même si de plus en plus contestent son discours.
F. : C’est comme le Medef, qui se prévaut de porter la parole des petits patrons, alors que leurs intérêts sont complètement divergents…
D.G. : Exactement. D’ailleurs là aussi, les petits pêcheurs auraient tout intérêt à ce que les chaluts, qui sont des navires semi‑industriels, leur laissent plus de place. C’est une tension très politique : c’est le débat entre la petite pêche côtière et la grande pêche industrielle. Depuis trente ans, l’Europe promeut un modèle de pêche ultralibéral. Dans ce modèle‑là, la pêche a pour unique fonction de nous fournir un maximum de protéines animales pour peu cher. Et si on veut faire ça, pas de doute, il faut privilégier un petit nombre de très gros bateaux. Mais de facto, ce modèle a causé beaucoup de dégâts à la petite pêche côtière. Or en France, et en Europe du Sud, cette petite pêche sert aussi à l’aménagement du territoire. On doit raisonner en prenant en compte les emplois induits par cette pêche côtière : le coiffeur, l’instituteur, le garagiste qui habitent dans le port qui serait désertifié si y avait pas de pêche côtière. Ce modèle de pêche douce, il a des avantages économiques, écologiques et sociaux.
F. : Et quel est l’état des ressources, aujourd’hui ?
D.G. : Avec les quotas, la pression de pêche a été divisée par deux depuis vingt ans, et certains stocks sont remontés, mais pas tous. Mais l’Ifremer observe que la situation ne progresse plus. Ça stagne. Et 80% des fonds marins européens, côté atlantique, sont en très mauvais état écologique. Il faut les mettre sous cloche. Et ce sera au bénéfice des pêcheurs si c’est bien organisé, planifié, accompagné.
F. : Y a un autre paradoxe : la direction donnée par l’Europe, en gros « pêchez tout ce que vous pouvez pour nourrir le monde », alors que c’est de moins en moins possible pour les pêcheurs, et destructeur pour l’écologie…
D.G. : La seule issue à cela, que j’essaie de développer dans mon livre, c’est de minimiser les impacts sur les écosystèmes. En d’autres termes, comment on maximise l’utilité sociale et écologique de chaque kilo de poisson que la nature veut bien nous fournir ? Il existe des solutions spectaculaires pour y parvenir.
F. : Consommer moins de poisson ?
D.G. : Ça, c’est une évidence. La production mondiale permet de fournir huit kilos de poisson par an et par humain. Le Français aujourd’hui en consomme 24 kilos issu de la pêche. Donc en gros, on mange trois fois notre dose, on en importe 80% et on enlève le poisson de la bouche de plein de monde. Or, huit kilos, c’est aussi à peu près ce que produit la pêche française dans les eaux européennes. Ce qui signifie que notre consommation est essentiellement basée sur des importations. On importe quatre poissons sur cinq qu’on consomme ! En revanche, on exporte nos impacts environnementaux. On se les cache. Alors oui, il faut consommer moins, ne pas oublier que le poisson est un bien rare, de même qu’il faut moins consommer de viande. Mais bon, les petits gestes individuels ne changeront rien à grande échelle.
F. : La question est très politique…
D.G. : Tout à fait. La question cruciale est là : qui capte cette rente économique de la pêche, qui en bénéficie, et comment mieux la répartir ? Quand vous avez un navire industriel de 80m de long qui traîne en plein milieu de la Manche et ramasse 200 tonnes de maquereaux en une nuit, alors que ça permettrait de faire vivre à l’année plusieurs petits bateaux, on ne maximise pas l’utilité économique et sociale… On a juste permis à quelques armateurs de faire beaucoup d’argent. Pour avancer, il faut des règles, que les pouvoirs publics prennent des mesures, aient de l’audace. Plein d’outils existent. Dans la politique commune des pêches, l’article 17 permet aux États de distribuer les quotas de pêche comme ils le veulent. La France pourrait très bien les distribuer, à 10, 20% pour commencer, en prenant en compte les performances environnementales ou sociales des différentes flotilles. Il doit y avoir des critères, une responsabilité politique. Mais non. Rien. Cet article 17 n’est jamais utilisé, nulle part. Cela permettrait d’embarquer des pêcheurs dans l’aventure, car rien ne se fera sans eux. D’ailleurs, plein de jeunes pêcheurs sont volontaires, aimeraient changer les choses.
F. : Je reviens sur le chiffre que vous citiez, hallucinant. En gros, la France pêche juste ce qu’elle devrait consommer. Et importe toute sa surconsommation. Le premier devoir des pouvoirs publics, ce ne serait pas des barrières tarifaires, douanières, pour revenir à cet équilibre ?
D.G. : Bien sûr ! Il faut limiter les importations. Mais comme sur beaucoup de produits. Ne serait‑ce que parce que si on faisait payer les impacts carbone de tous les produits qu’on importe, le poisson comme les autres, ils seraient beaucoup plus chers. On est dans un système où écologie et économie pourraient marcher main dans la main, ce qui est assez rare pour être souligné.
F. : Vous parliez aussi de solutions spectaculaires ?
D.G. : La première serait de massivement augmenter les maillages [la taille des trous dans les filets] des engins de pêche. Cela permettrait d’arrêter de pêcher les poissons trop jeunes, qui ont un an, deux ans, trois ans, et n’ont pas pu se reproduire. Des poissons de six ans, ça n’existe plus, c’est une perte énorme pour l’écosystème comme pour les pêcheurs. Si on arrête de pêcher ces juvéniles, comme c’est d’ailleurs la règle, la population de poissons doublerait très rapidement. Et on pêcherait des poissons deux fois plus gros. En fait, on pourrait pêcher la même quantité en volume, mais en laissant deux fois plus de poissons dans la mer… Du coup on sortirait moins, on économiserait du gasoil, on épargnerait les fonds marins, l’écosystème se restaurerait… On a vraiment une spirale vertueuse à engager.
F. : Est‑ce qu’on a le temps, pour y parvenir ?
D.G. : C’est ça qui compliqué : beaucoup de changements ont été imposés aux pêcheurs ces dernières années, pas toujours heureux, toujours venus d’en haut. Mais quand monsieur Berville, au lieu d’ouvrir une grande concertation nationale sur le sujet, nous fait perdre du temps, pfff… La fin des chaluts, de ce modèle, il est déjà à l’œuvre, de toute façon. Soit elle est subie, soit elle est organisée par le politique. Il existe un avenir pour la pêche, à condition de se saisir de ces questions écologique et économique : qui pêche, et qui en bénéficie ?
Propos recueilli par Cyril Pocréaux
La pêchécologie, Didier Gascuel, Éditions Quæ, 96 pages, 2023, 15Є