n° 98  

Les grecs avaient tout compris

Par François Ruffin |

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »... et de la vie, et de la démocratie, pourrait-on ajouter, après Rabelais. Et cela, Eschyle, Platon et les Grecs du Ve siècle avant notre ère, le siècle d’or de la philosophie et de la politique athéniennes, le siècle de Périclès, l’avaient déjà compris, à travers la figure de Prométhée. Nous avons juste 2500 ans de retard sur eux…

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On connaît le mythe, à peu près : Prométhée, c’est le Titan qui vole aux dieux le feu de l’Olympe, pour le donner aux hommes. Zeus l’a puni pour ça, et même rudement : attaché à un rocher du Caucase, un aigle vient chaque jour dévorer son foie, qui repousse la nuit… Depuis, Prométhée, c’est le symbole du Progrès. C’est la figure rebelle des Lumières, contre l’obscurité. De la technique audacieuse, qui maîtrise la Nature, qui domine la fatalité.

Mais au XXe siècle, dans l’après-guerre, Prométhée reprend son sens originel : c’est le règne du « titanesque : colossal – gigantesque du point de vue sa taille et de ses formes ». Prométhéenne, l’énergie nucléaire : grâce à notre génie, de l’infiniment petit jaillit l’infiniment puissant. Prométhéenne, l’agriculture, mécanisée, chimisée, étendue, les haies rasées, la nature maîtrisée, et grâce à notre génie, les rendements qui explosent, la souveraineté alimentaire retrouvée. Prométhéenne, l’industrie, bien sûr, on produit de jour comme de nuit, les 3x8 pour offrir des voitures, des lavabos, des lave-linge, etc. à chacun, le confort pour tous. Prométhéen, aussi, le commerce, de la petite boutique, du traditionnel marché, on passe au supermarché, à l’hyper, une ville de marchandises, des rayons entiers, des marques par milliers, l’abondance comme jamais. Aujourd’hui, avec Internet, la 5G, le monde connecté, en réseau, un nouveau cap est franchi. L’hyper-technologie comme espérance, toujours et encore, plus loin plus vite plus fort. La faute à Prométhée ! De Hiroshima à Fukushima, son feu nucléaire se retourne contre le vivant, contre les habitants. Le pétrole, ce combustible magique, c’est désormais le climat déréglé, la planète en danger. La chimie devient Monsanto, et l’on aspire à l’agriculture bio. Voilà l’air de notre temps.

J’en étais là.
Et voilà que, l’été dernier, par curiosité, je lis Eschyle, son Prométhée enchaîné, l’une de ses plus célèbres pièces, au Ve siècle avant notre ère : le siècle de Périclès, apogée de la démocratie athénienne, début de son influence politique et philosophique sur le monde. Cette œuvre m’a retourné, comme on le dirait d’un espion : je suis devenu l’ami du Titan. C’est qu’on nous a menti sur lui ! On nous a trompés sur son compte ! On l’a enrôlé, presque malgré lui, comme un emblème, dans leurs croisades technicistes.
Jugez-en.

La pièce s’ouvre sur Héphaïstos, le dieu du feu et de la forge, chargé par Zeus de sceller Prométhée à son rocher, sur le Mont Caucase. L’artisan râle : c’est vraiment un sale boulot qu’on lui a confié là, le bourreau est plein de compassion…

HÉPHAÏSTOS : C’est pour moi un crève-cœur d’enchaîner de force
Un dieu de ma famille à ces pentes exposées aux bourrasques.
Mais il me faut prendre sur moi et le faire ;
Malgré toi, malgré moi, je m’en vais te clouer
Par ces chaînes de bronze à ce pic désert,
Où tu n’entendras la voix, où tu ne verras le visage d’aucun mortel ;
Il n’est pas né, celui qui te libérera. Voilà ce que tu as gagné à jouer les bienfaiteurs de l’Humanité.
Debout, sans dormir, sans plier les genoux.
Tu lanceras maintes lamentations, de vaines plaintes.
Zeus a un cœur inflexible.
On manque d’indulgence au début de son règne.

Voilà de quoi est emplie l’œuvre, dès les premières lignes, et jusqu’aux dernières : de pitié. Comme Héphaïstos traîne du pied, il est rappelé à l’ordre, en une scène à la fois tragique et comique :

LE POUVOIR : Vas-y : à quoi bon attendre et gémir pour rien sur son sort ? Qu’est-ce qui te retient de prendre en haine un dieu haï des dieux,
Qui a livré aux mortels un de tes privilèges ?
HÉPHAÏSTOS : Tu restes impitoyable et tu es prêt à tout.
LE POUVOIR : Cela ne le soulagera pas de pleurer sur son sort.
HÉPHAÏSTOS : Ah ! si ça avait pu tomber sur quelqu’un d’autre !
LE POUVOIR : Hâte-toi de l’emprisonner dans ses liens, Que Zeus ne te voie pas ralentir le mouvement.
HÉPHAÏSTOS : Il peut voir que je tiens les chaînes.
LE POUVOIR : Passe-les lui autour de ses poignets, et de toute ta force Frappe avec ton marteau pour le clouer à ce rocher.
HÉPHAÏSTOS : C’est fait. Et pas n’importe comment.
LE POUVOIR : Cogne plus fort, serre bien, ne laisse aucun jeu. Il est capable de se sortir de situations impossibles.
HÉPHAÏSTOS : Ce bras est bien fixé, il ne peut pas le détacher.
LE POUVOIR : Enfonce à présent le tranchant de ce coin en acier
À travers la poitrine, mets-y du cœur !
HÉPHAÏSTOS : Ah, Prométhée, j’étouffe mes gémissements devant tes souffrances… »

C’est au tour de Prométhée d’expliquer son cas, et il l’explique au chœur. Dans la tragédie grecque, le chœur représente le peuple, le peuple rassemblé dans l’amphithéâtre et présent sur scène, débattant d’une question, s’interrogeant, hésitant. D’emblée, sans rechigner, Prométhée avoue ses crimes : « Oui oui, c’est vrai, j’ai donné le feu… oui oui, j’ai imprégné les hommes d’aveugles espérances… oui, oui, je leur ai permis de s’initier à bien des arts… » Puis il éclaircit le motif de ces cadeaux : « J’ai éprouvé de la pitié pour les hommes, On a estimé que je ne méritais pas d’en inspirer… »
C’est par pitié, qu’il a agi.
C’est la pitié que Zeus lui refuse.
Et il ajoute :
« Je savais quelle serait ma punition.
J’ai délibérément
Oui délibérément commis cette faute
Je ne le nierai pas.
J’ai moi-même, en aidant les mortels,
cherché ce qui m’arrive. »

Et en effet, « Prométhée », étymologiquement, signifie « le Prévoyant », celui qui voit à l’avance. Bien que devinant son malheur, il n’a pu s’en empêcher, par bonté.

Il supplie alors les passants : « Posez-vous à terre pour écouter le sort qui m’est réservé, Vous apprendrez tout, d’un bout à l’autre. Acceptez, acceptez ce que je vous demande, Ayez pitié d’un être qui souffre. Dans leur course errante, les chagrins Se posent ici ou là, sur l’un ou l’autre. »

Car parler, raconter son malheur, le partager par les mots, même avant la psychanalyse, même avant les groupes de parole, allège le fardeau. Il livre alors son récit, et je suis trop amoureux de ce texte, de ce personnage, pour ne pas tout recopier :

Écoutez quelle était la détresse des mortels, ce n’étaient que des enfants
Ils sont maintenant doués de raison, et capables de réfléchir
Je ne veux pas les dénigrer, en vous le disant,
Mais vous montrer, par ces dons, à quel point je les aimais.
Avant, ils regardaient pour rien, sans voir,
Ils écoutaient sans entendre,
Semblables aux formes des songes
Le plus clair de leur vie, ils embrouillaient tout, sans voir où ils allaient,
ils ne connaissaient ni les maisons aux briques séchées,
ni le travail du bois,
Ils vivaient sous la terre comme d’humbles fourmis,
Tout au fond de cavernes et sans voir le soleil. Ils n’avaient aucun moyen sûr de reconnaître ni l’hiver,
Ni le printemps plein de fleurs, ni l’été fécond,
ils faisaient tout sans y penser,
jusqu’à ce que je leur aie appris,
ce qui n’est pas facile,
la façon dont se lèvent et se couchent les astres.
J’ai inventé pour eux la science des nombres, la plus importante,
et celle des lettres qu’on assemble,
qui garde une trace de tout, qui ouvre la porte des arts.
J’ai été le premier à mettre un joug aux bêtes,
J’ai soumis leur corps au harnais, pour leur faire accomplir,
à la place des hommes, les tâches les plus lourdes,
j’ai conduit des chevaux dociles attelés à un char, un luxe magnifique.
Personne d’autre que moi n’a imaginé les ailes de lin
qui entraînent les marins par toutes les mers.
Le malheureux qui a mis ces techniques à la disposition
des mortels ne dispose d’aucun moyen
Pour échapper aux souffrances qui l’accablent.

Et de lancer avec orgueil, quand même : « Tous les arts, chez les hommes, viennent de Prométhée. »

Lui se soucie un peu trop des hommes et pas assez des dieux, lui fait remarquer le chœur :
« De nouveaux maîtres tiennent
la barre de l’Olympe.
Zeus impose de nouvelles lois,
Il gouverne à sa guise
Il ne s’arrêtera pas avant d’avoir rassasié son cœur.
Ou que quelqu’un ne lui arrache
ce pouvoir de haute lutte. »

Et Prométhée conclut, à demi-fataliste, taisant sa rébellion :
« Je sais qu’il est cruel et qu’il dispose de la justice. »

Après cela, dites-moi : comment ne pas aimer Prométhée, ce Christ avant l’heure, crucifié et prenant le parti des petits ? Comment n’être pas converti ?
Car que fait Prométhée, lui ? Il fait le choix des faibles. Il se met du côté des plus vulnérables, qui n’ont pas de griffes, qui n’ont pas de crocs, qui ne courent pas assez vite, qui ne sont pas assez forts. Et il se dit : « Mais bon sang, il faut quand même que par pitié, je les sauve ». Voilà le choix de Prométhée. Et comment le fait-il ? En apportant aux hommes, pas seulement le feu, mais surtout la conscience, l’intelligence, la connaissance. Qui est, finalement, le moins « prométhéen » des Titans ? Prométhée. Lui n’a rien de « titanesque », de « gigantesque », de « colossal », lui qui vient au secours des « fourmis » humaines. Sa grandeur, ce ne sont pas les grandes choses, mais au contraire : son attention pour les petits, pour les minuscules, invisibles depuis l’Olympe. L’adjectif « prométhéen » porte alors un absolu contre-sens : être « prométhéen », en vérité, c’est défendre les plus fragiles. C’est s’élever à la pitié, ainsi définie par Le petit Robert : « 1. Sympathie qui naît de la connaissance des souffrances d’autrui et qui fait souhaiter qu’elles soient soulagées. »

Prométhée enchaîné, Eschyle, les Solitaires Intempestifs, 88 pages, 13 €.

Après Eschyle, j’ai découvert ce passage de Platon, figure majeure du siècle de Périclès, dans son Protagoras :

Prométhée vint inspecter le partage et vit que les autres êtres vivants étaient dotés convenablement de tout ce qu’il leur fallait, mais que l’homme était nu, sans chaussures, sans couvertures et sans armes. Se trouvant dans l’embarras pour trouver un moyen de sauver l’homme, Prométhée déroba la compétence technique d’Héphaïstos et d’Athéna en même temps que le feu, et ainsi il en fit don à l’homme. […]
Certes, la technique de l’artisan leur était une aide suffisante pour la nourriture, mais elle était inefficace en ce qui concerne la guerre contre les bêtes sauvages ; car les hommes ne disposaient pas encore de l’art politique, dont l’art de la guerre fait partie. Ils cherchaient certes à se rassembler et à se sauver en fondant des cités ; mais lorsqu’ils étaient rassemblés, ils se faisaient mutuellement tort, puisqu’ils ne possédaient pas l’art politique, de sorte que, se dispersant à nouveau, ils recommençaient à périr.
C’est pourquoi Zeus craignant que notre race ne périsse tout entière envoya Hermès amener chez les hommes le respect et la justice, afin que l’un et l’autre soient les ornements de la cité et des liens créateurs d’amitié. Hermès demanda à Zeus de quelle manière il offrirait la justice et le respect aux hommes :
‘‘Dois-je les répartir à la façon dont les techniques sont réparties ? Car les techniques sont réparties de la manière que voici : un seul homme qui possède l’art du médecin suffit au grand nombre et il en va de même pour les autres métiers. Dois-je donc répartir la justice et le respect de cette façon parmi les hommes ou dois-je les distribuer à tous ? — À tous, répondit Zeus, et que tous y aient part. Car il n’y aurait pas de cité, si un petit nombre d’entre eux seulement participent à la justice et au respect comme c’est le cas pour les autres arts. Établis en mon nom la loi que voici : que l’on tue, comme un fléau pour la cité, celui qui n’est pas capable de participer au respect et à la justice.’’

Que dit ce texte ?
Que la technique ne suffit pas à l’homme. Qu’il lui faut l’« art politique », en plus, et que « tous », tous !, doivent participer à la vie de la cité. « Protagoras est un dialogue de jeunesse, a tempéré une prof de philo, Platon n’était pas un farouche démocrate… » Un ami, historien de l’Antiquité, m’a confirmé : « Dans ses dialogues, Platon faisait parler ses adversaires, et même avec conviction… Il n’est pas sûr qu’il partage les vues du sophiste Protagoras. »

Qu’importe. Avec cet ajout au mythe, Protagoras indique une voie de progrès : la démocratie. Et même, la démocratie dans la technologie.