250 000 suppressions d’emplois sont en cours, en France. Parce que les firmes se gavent, et que nos dirigeants font semblant de ne rien voir. Alors qu’ils l’ont permise, organisée, cette saignée, depuis trente ans…
Les ogres et les chouineurs
« Je veux savoir ce que ces groupes ont fait de l’argent public qu’on leur a donné ! »
Michel Barnier, alors encore Premier ministre, tonnait, en ce 5 novembre, à l’Assemblée nationale. Ou faisait mine de s’énerver, plutôt, alors qu’Auchan et Michelin annonçaient la fermeture de dix magasins et la suppression de 2389 emplois en France pour le premier, de deux sites et 1254 postes pour le second. Face aux protestations, Michel « veut savoir », donc. Comme s’il ne savait pas déjà. Comme s’il n’avait pas, comme s’ils n’avaient pas, lui et tous les Premiers ministres qui se succèdent à Matignon depuis quarante ans, les moyens de le savoir, rapports officiels, France Stratégie, des bureaux d’études, des notes...
Et ils ne savent pas ?
En la matière, le champion toutes catégories restera sans doute longtemps Bruno Le Maire, qui ne savait rien, ne voyait rien, voulait « vérifier les informations » quand on évoquait par exemple devant lui le scandale OpenLux, ces grandes fortunes françaises qui échappaient à l’impôt via des sociétés offshore. Michel Barnier était lui aussi un talent prometteur, en la matière. Il poursuivait en effet, sur Auchan, Michelin et l’utilisation des deniers publics : « Donc nous allons poser des questions et nous verrons si cet argent a été bien ou mal utilisé, pour en tirer les leçons. »
C’est un talent, vous dis‑je : une seule phrase, trois enfumages. Voyez :
— « Nous allons poser des questions… » : ni Auchan ni Michelin n’y répondront jamais, Michel. Vous le savez parfaitement.
— « Nous verrons si cet argent est bien ou mal utilisé… » On vous donne une piste, déjà, sur « l’utilisation de cet argent » : entre 2021 et 2022, le groupe propriétaire d’Auchan a versé en tout près d’un milliard de dividendes à ses actionnaires (la famille Mulliez, à 98 %), et reçu de l’État un demi‑milliard grâce au seul CICE, entre 2013 et 2018. C’est mieux, ou pire encore, pour Michelin : 1,4 milliard devrait être versé aux actionnaires en 2024. Soit 50 % de plus qu’en 2023.
— « … pour en tirer des leçons » : Non, Michel : vous n’en tirerez aucune, bien évidemment. Comme tous vos prédécesseurs depuis des lustres.
Pourquoi ?
Parce que c’est leur « projeeeeeet », en fait : nourrir les ogres.
Gaver le Capital, pas tant parce qu’ils croient sincèrement à la farce du ruissellement, mais par idéologie pure.
Servir les puissants, arroser les gagnants, et lever le ban.
C’est leur projet de comprimer les salaires pour augmenter les dividendes, de laisser faire les licenciements en ouvrant la moindre bribe de commerce à la concurrence internationale, puis, pour compenser les aides versées aux firmes, raboter encore les droits des chômeurs, que ces chômeurs passent ensuite au RSA, et puis qu’ensuite on les exclue du RSA.
On parlerait de planquer la poussière sous le tapis, si ce n’était pas des hommes, des femmes, derrière tout ça.
Mais revenons à nos moutons, à nos élus : ils « posent des questions », « demandent », écrivent des courriers même, parfois, aux propriétaires des grands groupes, pour se plaindre. C’est qu’ils perpétuent une longue tradition de pleurnichage chez ceux qui, depuis des années, ont organisé et organisent encore la saignée.
Comment ?
En favorisant, méthodiquement, systématiquement, depuis trente ans, les délocalisations. Pour permettre à Michelin and co d’aller voir ailleurs, d’abord en Europe de l’Est, puis en Afrique du Nord, maintenant en Asie, là où à défaut d’une herbe plus verte les coûts du travail, des salaires, de la protection sociale, de l’environnement, sont plus bas, jusqu’au ras des pâquerettes.
Ce sont eux, les mêmes qui chouinent et « demandent » aujourd’hui, qui ont applaudi, et voté, au Parlement européen, ou à l’Assemblée nationale, pour approuver cette Europe de la « concurrence libre et non faussée » des travailleurs entre eux. Qui l’ont sanctuarisée, inscrite dans le marbre, constamment, traité après traité, de Maastricht (1993) à Lisbonne (2007), « la libre circulation des capitaux et des marchandises », où la recherche du moindre coût et du profit maximal pour les actionnaires est érigée en vertu, en valeur cardinale.
Ce sont les mêmes qui chouinent et « demandent » qui ont voté, hier et avant‑hier, tous les textes qui nous ont menés là. Des accords de Marrakech, ravageant l’industrie en France dès leur mise en place au milieu des années 90, aux traités de libre échange, et Tafta, et Ceta, jusqu’au Mercosur qu’ils finiront bien par signer (mais attention, toutefois : les agriculteurs en tracteurs sont plus coriaces que des salariés virés, éparpillés façon puzzle).
Ils en sont les complices, pire, les acteurs, de cette situation qui fait que Michelin, comme tant d’autres avant, vont voir ailleurs. Comme Whirlpool, dont le PDG, en 1989 (la boîte s’appelait alors Philips) Wisse Dekker, annonçait : « Les coûts sociaux, en Europe, nuisent à la compétitivité – la Sécurité sociale, les allocations chômage, handicapés, les dépenses pour l’éducation, et ainsi de suite. Aussi, on doit trouver les moyens d’avoir une industrie européenne compétitive grâce à des changements politiques. »
Il assénait ça, quelques années avant de délocaliser ses usines, au gré des textes signés par Michel Barnier et ses amis, tous ses amis.
Une vague, un tsunami, plutôt, de licenciements dévaste le champ social en France. « C’est dramatique de voir autant d’argent du contribuable s’envoler par les fenêtres, dilapidé par des multinationales pour délocaliser », se désolait hier encore quand on l’interrogeait Sébastien Menesplier, de la CGT. 250 000 emplois pourraient être supprimés au total, alors que les plans dits « sociaux » (terrible oxymore !) se multiplient.
Les ogres ont encore de beaux jours devant eux.
Quant aux chouineurs faussement naïfs, les victimes de leurs choix finiront bien par comprendre que leurs larmes sont celles des crocodiles qui les dévorent depuis trois décennies.