n° 107  

Les ricanements assassins

Par Cyril Pocréaux |

Nos lecteurs sont (vraiment !) les meilleurs : voilà quelques années, Alexandre nous avait envoyé un long courrier. Il venait de lire L’Homme qui rit, de Victor Hugo. Formidable fable sur la surdité des puissants et des élus. Qui prend aujourd’hui une résonance toute particulière.


Le dim. 24 juin à 12:06

Alexandre a écrit :
« Salut Fakir, je viens de terminer L’Homme qui rit, de V. Hugo.
Le résumé : Gwynplaine, le visage torturé à la naissance pour en faire un saltimbanque, poursuit une vie de misère noire avant de devenir, du jour au lendemain, pair d’Angleterre. Appelé à la Chambre pour voter une nouvelle rente au prince Georges de Danemark, il se lève et se lance dans une plaidoirie pour le Peuple… »

Alexandre nous a recopié, patiemment, de très longs extraits.
On y a vu, comme lui, une formidable fable, intemporelle même si elle se joue à la fin du XVIIe siècle : celle d’un peuple qui ne parvient pas à se faire entendre, ou surtout qu’on ne veut pas écouter, dans ces lieux où devrait pourtant porter leur parole.

« Gwynplaine se leva :
—  Non content, dit‑il.
Toutes les têtes se tournèrent. Gwynplaine était debout. [...]
—  Qui je suis ? Je suis la misère. Milords, j’ai à vous parler.
II y eut un frisson, et un silence. Gwynplaine continua.
—  Milords, vous êtes en haut. C’est bien. Il faut croire que Dieu a ses raisons pour cela. Vous avez le pouvoir, l’opulence, la joie, le soleil immobile à votre zénith, l’autorité sans borne, la jouissance sans partage, l’immense oubli des autres. Soit. Mais il y a au‑dessous de vous quelque chose. Au‑dessus peut‑être. Milords, je viens vous apprendre une nouvelle. Le genre humain existe. […]
Gwynplaine en ce moment sentait en lui un grandissement étrange. Un groupe d’hommes à qui l’on parle, c’est un trépied. On est, pour ainsi dire, debout sur une cime d’âmes. On a sous son talon un tressaillement d’entrailles humaines. »

Il hésite, un temps, Gwynplaine, plie sous le poids de la responsabilité.
Mais se redresse :

« Je suis celui qui vient des profondeurs. Milords, vous êtes les grands et les riches. C’est périlleux. Vous profitez de la nuit. Mais prenez garde, il y a une grande puissance, l’aurore. L’aube ne peut être vaincue. Elle arrivera. Elle arrive. Elle a en elle le jet du jour irrésistible. Et qui empêchera cette fronde de jeter le soleil dans le ciel ? Le soleil, c’est le droit. Vous, vous êtes le privilège. Ayez peur. Le vrai maître de la maison va frapper à la porte. Quel est le père du privilège ? Le hasard. Et quel est son fils ? L’abus. Ni le hasard ni l’abus ne sont solides. Ils ont l’un et l’autre un mauvais lendemain. Je viens vous avertir. Je viens vous dénoncer votre bonheur. Il est fait du malheur d’autrui. Vous avez tout, et ce tout se compose du rien des autres. Milords, je suis l’avocat désespéré, et je plaide la cause perdue. […]
« J’ai éprouvé. J’ai vu. La souffrance, non, ce n’est pas un mot, messieurs les heureux. La pauvreté, j’y ai grandi ; l’hiver, j’y ai grelotté ; la famine, j’en ai goûté ; le mépris, je l’ai subi ; la peste, je l’ai eue ; la honte, je l’ai bue. Et je la revomirai devant vous, et ce vomissement de toutes les misères éclaboussera vos pieds et flamboiera. J’ai hésité avant de me laisser amener à cette place où je suis, car j’ai ailleurs d’autres devoirs. Et ce n’est pas ici qu’est mon cœur. [Mais] j’ai senti qu’il fallait que je vinsse parmi vous. Pourquoi ? à cause de mes haillons d’hier. C’est pour prendre la parole parmi les rassasiés que Dieu m’avait mêlé aux affamés. »

Mais Gwynplaine, L’Homme qui rit, n’avait pas prévu un obstacle : qu’on lui renverrait sa propre image. Son visage est atrocement déformé ? C’est que sa pensée l’est aussi. Stupide, irraisonnée, irréelle ! Elle mérite les moqueries ! estiment ses pairs.

« Gwynplaine, pris d’une émotion poignante, sentit lui monter à la gorge les sanglots. Ce qui fit, chose sinistre, qu’il éclata de rire. La contagion fut immédiate. Il y avait sur l’assemblée un nuage ; il pouvait crever en épouvante ; il creva en joie. Le rire, cette démence épanouie, prit toute la chambre. Les cénacles d’hommes souverains ne demandent pas mieux que de bouffonner. Ils se vengent ainsi de leur sérieux. Un rire de rois ressemble à un rire de dieux ; cela a toujours une pointe cruelle. Les lords se mirent à jouer. Le ricanement aiguisa le rire. On battit des mains autour de celui qui parlait, et on l’outragea. Un pêle‑mêle d’interjections joyeuses l’assaillit, grêle gaie et meurtrissante.
—  Bravo, Gwynplaine !
—  Bravo, l’Homme qui rit !
—  Tu viens nous donner une représentation. C’est bon ! Bavarde !
—  En voilà un qui m’amuse !
—  Mais rit‑il bien, cet animal‑là !
—  Bonjour, pantin !
—  Salut à lord Clown !
—  Harangue, va !
—  C’est un pair d’Angleterre, ça ! »

Ses appels au calme n’y font rien. Alors, Gwynplaine, grandiose, renverse la perspective : ce sont eux, les bouffons. Et leurs rires annoncent le pire.

« Il considéra un moment ces hommes qui riaient.
—  Alors, cria‑t‑il, vous insultez la misère. Silence, pairs d’Angleterre ! Juges, écoutez la plaidoirie. Oh ! Je vous en conjure, ayez pitié ! Pitié pour qui ? Pitié pour vous. Qui est en danger ? C’est vous. Est‑ce que vous ne voyez pas que vous êtes dans une balance et qu’il y a dans un plateau votre puissance et dans l’autre votre responsabilité ? Dieu vous pèse. Oh ! ne riez pas. Méditez. Cette oscillation de la balance de Dieu, c’est le tremblement de la conscience. Vous n’êtes pas méchants. Vous êtes des hommes comme les autres, ni meilleurs, ni pires. Vous vous croyez des dieux, soyez malades demain, et regardez frissonner dans la fièvre votre divinité. Nous nous valons tous. Je m’adresse aux esprits honnêtes, il y en a ici ; je m’adresse aux intelligences élevées, il y en a ; je m’adresse aux âmes généreuses, il y en a. Vous êtes pères, fils et frères, donc vous êtes souvent attendris. Celui de vous qui a regardé ce matin le réveil de son petit enfant est bon. Les cœurs sont les mêmes. L’humanité n’est pas autre chose qu’un cœur. Entre ceux qui oppriment et ceux qui sont opprimés, il n’y a de différence que l’endroit où ils sont situés. Vos pieds marchent sur des têtes, ce n’est pas votre faute. C’est la faute de la Babel sociale. Construction manquée, toute en surplombs. »

Rien n’y fait, pourtant.
Même les bribes de vies, de réel, qu’il rapporte devant la Chambre n’ont pas l’heur d’émouvoir son public.

« […] Il y a des êtres qui vivent dans la mort. Il y a des petites filles qui commencent à huit ans par la prostitution et qui finissent à vingt ans par la vieillesse. Quant aux sévérités pénales, elles sont épouvantables. Je parle un peu au hasard, et je ne choisis pas. Je dis ce qui me vient à l’esprit. Pas plus tard qu’hier, moi qui suis ici, j’ai vu un homme enchaîné et nu, avec des pierres sur le ventre, expirer dans la torture. Savez‑vous cela ? Non. Si vous saviez ce qui se passe, aucun de vous n’oserait être heureux. Qui est‑ce qui est allé à Newcastle‑on‑Tyne ? Il y a dans les mines des hommes qui mâchent du charbon pour s’emplir l’estomac et tromper la faim. […] Je ne trouve pas que le prince Georges de Danemark ait besoin de cent mille guinées de plus. J’aimerais mieux recevoir à l’hôpital l’indigent malade sans lui faire payer d’avance son enterrement. […] à Penckridge en Coventry, dont vous venez de doter la cathédrale et d’enrichir l’évêque, on n’a pas de lits dans les cabanes, et l’on creuse des trous dans la terre pour y coucher les petits enfants, de sorte qu’au lieu de commencer par le berceau, ils commencent par la tombe. J’ai vu ces choses‑là. Milords, les impôts que vous votez, savez‑vous qui les paie ? Ceux qui expirent. Hélas ! Vous vous trompez. Vous faites fausse route. Vous augmentez la pauvreté du pauvre pour augmenter la richesse du riche. C’est le contraire qu’il faudrait faire. »

Son prêche est vain. Pire : Gwynplaine se heurte à un mur de sarcasmes.

« Le rire redoubla, irrésistible. Du reste, pour égayer une assemblée, il suffisait de ce que ces paroles avaient d’extravagant. Être comique au dehors, et tragique au dedans, pas de souffrance plus humiliante, pas de colère plus profonde. Gwynplaine avait cela en lui. […]
Ici Gwynplaine se tourna vers les sous‑clercs agenouillés qui écrivaient sur le quatrième sac de laine.
"Qu’est‑ce que c’est que ces gens qui sont à genoux ? Qu’est‑ce que vous faites là‑ ? Levez‑vous, vous êtes des hommes."
Cette brusque apostrophe à des subalternes qu’un lord ne doit pas même apercevoir, mit le comble aux joies. On avait crié bravo, on cria hurrah ! Du battement des mains on passa au trépignement. […] Les quolibets pleuvaient. C’est la bêtise des assemblées d’avoir de l’esprit. Leur ricanement ingénieux et imbécile écarte les faits au lieu de les étudier et condamne les questions au lieu de les résoudre. »

Puis vient le temps où les moqueries et le rire ne suffisent plus. Ils s’habillent bientôt de la haine.

« Il ment, affirmait lord Cholmley, le législateur légiste. Ce qu’il appelle la torture, c’est la peine forte et dure, très bonne peine. La torture n’existe pas en Angleterre.
Thomas Wentworth, baron Raby, apostrophait le chancelier :
—  Milord chancelier, levez la séance !
—  Non ! Non ! Non ! Qu’il continue ! Il nous amuse ! Hurrah ! Hep ! Hep ! Hep !

Ainsi criaient les jeunes lords ; leur gaîté était de la fureur. […] Ralph, duc de Montagu, récemment sorti d’Oxford et ayant encore sa première moustache, descendit du banc des ducs où il siégeait dix‑neuvième, et alla se poser les bras croisés en face de Gwynplaine. Il y a dans une lame l’endroit qui coupe le plus et dans une voix l’accent qui insulte le mieux. Montagu prit cet accent‑là, et, ricanant au nez de Gwynplaine, lui cria :
—  Qu’est‑ce que tu dis ?
—  Je prédis, répondit Gwynplaine.
Le rire fit explosion de nouveau. Et sous ce rire grondait la colère en basse continue. […] Du chaos des ricanements se dégageaient des exclamations confuses.
—  Face de gorgone !
—  Que signifie cette aventure ?
—  Insulte à la Chambre !
—  Quelle exception qu’un tel homme !
—  Honte ! Honte !
—  Qu’on lève la séance !
[…]
Lord Scarsdale traduisit en un cri l’impression de l’assemblée :
—  Qu’est‑ce que ce monstre vient faire ici ?

Gwynplaine se dressa, éperdu et indigné, dans une sorte de convulsion suprême. Il les regarda tous fixement.
—  Ce que je viens faire ici ? Je viens être terrible. Je suis un monstre, dites‑vous. Non, je suis le peuple. Je suis une exception ? Non, je suis tout le monde. L’exception, c’est vous. Vous êtes la chimère, et je suis la réalité. Je suis l’Homme. Je suis l’effrayant Homme qui Rit. Qui rit de quoi ? De vous. De lui. De tout. Qu’est‑ce que son rire ? Votre crime, et son supplice. […] Milords, je vous le dis, le peuple, c’est moi. Aujourd’hui, vous l’opprimez, aujourd’hui vous me huez. Mais l’avenir, c’est le dégel sombre. […] Tremblez. Les incorruptibles solutions approchent, les ongles coupés repoussent, les langues arrachées s’envolent, et deviennent des langues de feu éparses au vent des ténèbres, et hurlent dans l’infini ; ceux qui ont faim montrent leurs dents oisives, les paradis bâtis sur les enfers chancellent, on souffre, on souffre, on souffre, et ce qui est en haut penche, et ce qui est en bas s’entrouvre, l’ombre demande à devenir lumière, le damné discute l’élu, c’est le peuple qui vient, vous dis‑je, c’est l’homme qui monte, c’est la fin qui commence, c’est la rouge aurore de la catastrophe, et voilà ce qu’il y a dans ce rire, dont vous riez ! »

L’œuvre n’est pas qu’une fiction, sous la plume de Victor Hugo : des scènes similaires, il en a vécues quand, devenu député, il essaya d’amener à l’Assemblée des bribes de réel, des bas‑fonds parisiens, qu’il avait observées comme journaliste. Et aujourd’hui ? Si les formes sont plus policées, ce réel reste inaudible, violemment nié, rejeté, dès qu’il s’agit d’évoquer le sort des femmes de ménage, les amplitudes de travail indécentes, les corps cassés, les souffrances et les dépressions, ces « sous‑clercs agenouillés qui écrivaient sur le quatrième sac de laine » à qui on impose aujourd’hui de travailler deux, trois, quatre ans de plus.
à quand la « rouge aurore » ?

L’homme qui rit, Victor Hugo, Editions Folio, 848 pages, 2002