« C’est comme si je voyais la Mère Noël, là, sur son trône, impériale en son geste mille fois répété… » Y a pas que des moments de grâce, à l’usine ou à Pôle emploi, loin s’en faut. Mais, au milieu d’un paquet de douleurs, notre copain éric Louis en a vécu quelques‑uns, quand même…
Les trente (peu) glorieuses

« J’ai pris connaissance de votre courrier reçu le 28 juillet 2022 par mail, dans lequel vous sollicitez la rupture conventionnelle de votre contrat de travail à durée indéterminée. Comme je vous en ai informé lors de nos échanges, j’ai le regret de ne pas pouvoir répondre favorablement à votre demande. »
Le courrier recommandé, reçu chez moi, était clair. Après onze mois de contrat « suspendu », sans salaire, sans aucune indemnité, puni pour non‑respect des recommandations sanitaires officielles, je m’étais décidé à quitter mon lieu de travail. La demande de rupture conventionnelle était l’occasion, si elle était acceptée, de partir avec une indemnité de chômage pour laquelle je cotisais depuis plus de vingt ans.
Néanmoins, la direction nationale de France Handicap, réunie à Paris, qui ne me connaissait pas, estimait que deux décennies de travail en tant qu’éducateur spécialisé, sans faute, quasiment sans absence, apprécié par les enfants et leurs familles, incarnant « la stabilité et la sérénité », selon les propres termes de la directrice de l’établissement amiénois, tout cela ne méritait pas une rupture à l’amiable. En clair : « Vous ne voulez pas rentrer dans le moule ? Démerdez‑vous ! »
Il ne me restait qu’à démissionner, et partir avec les poches vides. La démission, un territoire quasi‑inconnu pour moi. J’en ai donné deux, jusqu’à présent, alors que j‘étais encore un jeune professionnel. Pour me guider dans ce nouveau monde, il me fallait trouver un cador de la lettre de rupture professionnelle, un bourlingueur du contrat de travail, un routard des agences Pôle emploi.
Alors je me suis souvenu d’Éric, et de son bouquin, Mes trente (peu) glorieuses, autoprolographie. Éric Louis, plus précisément.
Bien connu à Fakir.
Jadis embauché comme animateur de publication, quelque temps avant la sortie de Merci patron !. Il signait tous ses courriels par « Éric, coordinateur d’incertitudes ». L’expression était parfaite : il s’agissait d’organiser une équipe composée essentiellement de bénévoles…
Bien évidemment, Éric avait fini par démissionner de son poste à Fakir. Passer du temps devant un écran d’ordinateur, dans un local en ville, sans trop de dépense physique, pas trop son truc, à ce rural habitué aux activités manuelles. Avant cette expérience dans la presse « alternative », il avait déjà exercé moult métiers, en intérim : jardinier chez un particulier, ouvrier dans une usine de peinture, puis de lessive, ouvrier chez Dassault, représentant pour une boîte savoyarde, livreur, employé chez Leclerc, au service fret de la SNCF…
Il raconte un peu de tout ça, dans son bouquin :
« Dans ces textes, je dis les femmes et les hommes qui font les entreprises. Qui façonnent, bien ou mal, le monde salarial. Je dis le travail. Au sujet duquel glosent tant de personnes qui ne le connaissent pas. Qui ne l’ont pas ou si peu pratiqué : experts, économistes, éditorialistes, financiers, politiques… Je dis la lueur de rage, de mépris, d’impuissance qui s’allume dans les yeux d’un dominant à la seconde même où il comprend que les armes de coercition mises à sa disposition ne lui sont plus d’aucune utilité. »
Forcément, ça me cause.
à son actif, depuis 1986 et ses premiers pas dans une usine, vingt‑et‑un employeurs cités (liste non exhaustive), six CDI, et six lettres de démission : « Elles sont six bras d’honneur à la menace du chômage, brandie comme une incitation à la soumission. » Nécessité faisant loi, Éric va encore aujourd’hui de boulots en boulots, et les quitte régulièrement, sans émotion particulière, comme un voyageur va d’un hôtel à l’autre. Ses souvenirs accumulés, il nous les livre en tas d’anecdotes sur son exploration de la « planète travail » : les mesquineries des employeurs, les petits chefs médiocres, mais aussi la convivialité, les verres de rouge à la dérobée, les combines pour gagner un peu plus, les blagues potaches, celles de mauvais goût, et puis parfois, contre toute attente, un moment d’émerveillement :
« Et l’une de ces nuits sans fond, j’ai vécu un intense et bouleversant moment d’émotion. Changeant de ligne de production, j’avise une dame un peu forte, assise en surplomb d’un tapis roulant. Sur ce tapis passent des barres de lessive en poudre, gueules grandes ouvertes. Je crois que ça ne se fait plus guère, de nos jours, la lessive en poudre. Dans chaque carton, la dame laisse tomber un petit sachet transparent et son contenu. Sur les barils en procession, inscrit en un rouge flamboyant : BONUX. En face de mes yeux ébahis, la dame qui met les cadeaux dans les paquets de Bonux !
Je ne suis jamais allé jusqu’à imaginer qu’il pouvait exister au fin fond d’une zone industrielle une personne affectée à cette noble tâche. Ma mère ouvrait le baril, le cadeau était là, c’est tout. À peine recouvert d’un peu de poudre. Plus qu’à tendre la main, à déchirer le sachet avec les dents, et à moi le cadeau tout moche en plastique, avec en prime un goût de lessive dans la bouche pour la journée. C’est comme si je voyais la Mère Noël, là, sur son trône, impériale en son geste mille fois répété. »
Il ignore encore qu’une autre rencontre, en 2014, va être un véritable cadeau : celle de Laurent, son nouveau conseiller Pôle emploi. Il l’avait aperçu, déambulant dans l’agence, et l’avait tout d’abord pris pour un technicien chargé d’une réparation quelconque. Mais voilà que ce type, d’une cinquantaine d’années, cheveux mi‑longs et barbe fournie, la chemise qui retombe sur le pantalon, reçoit collectivement les demandeurs d’emploi – à leur grande surprise. Lui‑même, ex‑chômeur, évoque la machine Pôle emploi, « plus apte à ruiner les destins qu’à trouver du boulot », refuse le suivi mensuel si c’est pour annoncer qu’il n’y a pas de travail, ne brandit jamais une menace de radiation, insiste plus sur les droits que sur les devoirs des chômeurs, conseille de ne pas céder aux critères d’élargissement de recherche d’emploi, et, pour finir son feu d’artifice, présente le site « Recours radiation » créé par une ex‑salariée de Pôle emploi retraitée, et écœurée de ce qu’est devenu le système qu’elle a servi. Éric est bluffé.
« À la fin de ce one‑man‑show ébouriffant, avant de quitter les lieux, je lui serre la main. Vite fait. Il est accaparé par d’autres chômeurs qui ont des requêtes. Moi, ce qui m’importe, c’est de toucher mes indemnités, et qu’on ne m’emmerde pas. à l’aune du discours de Laurent, je vois s’ouvrir devant moi une voie royale d’un an et demi. En revanche, comme je tiens à lui faire part de ma gratitude, rentré à la maison je lui adresse un mail :
"Monsieur Donnet
À la suite de l’entretien collectif de ce mardi 7 janvier, je tiens à vous adresser mes plus vifs remerciements, et ma profonde reconnaissance. Vous faites œuvre de salut public en rappelant à certains leurs droits fondamentaux, en redonnant à d’autres leur dignité. Pour ma part, si la plupart de vos paroles m’étaient déjà acquises, il m’a été agréable de sortir de ce jeu de rôles imbécile qui prévaut d’habitude à Pôle emploi. J’aurais presque envie d’y retourner !
Merci également pour votre information concernant le site Recours Radiation. Comptez sur ma volonté farouche d’en faire une promotion aussi large que possible."
Mail auquel il ne manque pas de répondre :
"Monsieur Louis,
Permettez‑moi à mon tour de vous remercier pour votre message. Ce genre d’échange est très rare voire quasi‑inexistant et me permet de me conforter dans ma posture d’agent public au service des usagers à qui l’on doit un service public de qualité. Vous pouvez utiliser mon mail professionnel car j’assume parfaitement ce que je défends et les actes qui en découlent, me permettant de défendre les usagers contre la machine "Pôle emploi". »
Laurent se démènera aussi pour assurer à Éric une formation de cordiste, initialement refusée sans motif. Son passage dans ce métier va le marquer, c’est peu dire… Bien qu’il s’y sente, comme souvent, considéré comme « quantité négligeable ». Avec ses compagnons d’infortune, à bien regarder leurs salaires, ils sont néanmoins parfois les rois du monde. Un camion posé au bord de la mer, un camping‑gaz où mijotent des petits plats, devant le coucher de soleil… Il en faut peu pour être heureux, ou presque :
« Un soir, rassasiés, nous humons l’air qui peu à peu fraîchit, bercés par le doux ressac des vagues en contrebas. Des milliers d’insectes minuscules virevoltent dans la lumière du crépuscule qui vient. Arrive alors un tracteur tirant un pulvérisateur, toutes rampes déployées. Nous fermons précipitamment les portes du camion, conscients que ce n’est pas de l’eau de rose qui jaillit des gicleurs. Lorsque nous les rouvrons, plus un seul insecte ne danse dans l’air. Il règne au‑dessus du champ le calme et l’immobilité d’un lendemain d’hécatombe.
Le camion de chantier fait office de résidence trois étoiles à un prix défiant toute concurrence. Un gars dort à l’arrière sur un lit de camp. Au‑dessus de lui, un autre suspendu dans son hamac. Le dernier allonge son mètre quatre‑vingts sur les trois sièges avant. Ils sont habitués à cette promiscuité. Pour couvrir les frais de déplacement, une indemnité journalière fixée à soixante euros est allouée. Les économies sont de rigueur.
Lorsque la saison ne permet pas d’habiter les camions de chantier, mes collègues ont l’habitude de se serrer à trois dans une chambre d’hôtel bon marché. Et là, pas question de laisser mijoter des recettes improvisées. Le quotidien culinaire est constitué de plats cuisinés tout prêts, trop gras, trop salés, trop sucrés, réchauffés dans le four à micro‑ondes à l’accueil de l’établissement. Ingurgités distraitement devant la télé, chacun assis sur son lit, la barquette sur les genoux. J’ai eu l’occasion de partager ce mode de vie durant une semaine, mon véhicule étant alors immobilisé au garage. Confiné avec deux collègues dans la chambre exiguë d’un hôtel "première classe", il m’a été loisible de cultiver la nostalgie de ma liberté. Celle de poser mon camion en pleine nature, porte latérale ouverte sur la plaine chantante ou maussade selon la météo. Mes légumes de jardin se tortillant dans la poêle. La délectation de la lecture dans le calme absolu. Tout au moins loin des vociférations hystériques d’un animateur télé rendu fou par le fric qu’il gagne à ne rien foutre. »
Après 29 mois et 109 contrats signés, l’expérience cordiste prendra fin, mais pas d’une façon à laquelle s’attend Éric :
« J’aurais aimé que mon intérêt pour ce métier s’étiole doucement. J’aurais aimé le quitter blasé de ses mesquineries. Lassé de sa routine. Lui tourner le dos dans la perspective d’une autre expérience.
Ne pas clore le chapitre en portant le cercueil d’un copain. »
Parce que oui, Quentin, jeune collègue de 21 ans est mort, enseveli dans un silo, entrainé et étouffé par des grains. Et ce sont trente cordistes qui sont morts depuis 2006.
Éric est alors devenu co‑fondateur de l’association « Les cordistes en colère, cordistes solidaires ». Des procès ont lieu, la solidarité envers les familles ayant perdu un proche s’organise – on racontait ça y a deux ans, dans le Fakir n° 97.
Les combats à mener ne manquent jamais…
Sinon, Éric, tu passes prendre un verre à Fakir, ton ex‑employeur, quand tu veux.
On avait bien rigolé, non ?
Éric Louis,
Mes trente (peu) glorieuses, Autoprolographie
Éditions Les Imposteurs