Quelques coups de marteau : ça va vite, de liquider une usine, et les vies qui l’habitaient depuis quarante ans...
Leurs vies aux enchères

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Viviez (Aveyron), le 6 décembre 2022
« Ça va, petite ? »
Assis dans la salle, Yvon m’adresse un sourire triste. Je me fraie un chemin jusqu’à lui, entre les chaises et les genoux. Yvon, ancien fondeur, quarante ans d’usine, m’avait accueillie comme un vieux sage, un grand‑père généreux et bienveillant. J’avais passé trois semaines avec lui et les autres ouvriers de la SAM début 2022, puis plusieurs mois, ensuite, à suivre le procès des anciens représentants du personnel, leaders de la lutte, assignés par les mandataires judiciaires pour « occupation illégale » parce qu’ils ne voulaient pas qu’on démantèle leur usine. 154 jours, il y avait campé, avec ses camarades de lutte, alors qu’ils étaient déjà officiellement licenciés. Et c’est cette même usine, ses machines, leur outil de travail, qu’on vend, aujourd’hui. Aux enchères. Qu’on va brader, plutôt… « Pour le démantèlement ? Non, non, j’aurai pas de travail. » Yvon se penche et chuchote avec son voisin de droite. « Ils ont déjà leur filière. Ils vont s’arranger entre eux, ils se connaissent tous. » Il est le seul des anciens salariés à être venu assister à tout ça. Les autres n’ont pas eu le goût. J’espérais en retrouver d’autres, de ces visages que j’avais croisés pendant des semaines, pour mon documentaire. Alors, avant les premiers coups de marteau, je sors prendre l’air dehors, quelques minutes.
L’usine de pièces automobiles en aluminium est désaffectée depuis quelques mois, le site moins vivant qu’à l’époque de la lutte. Avec une différence notable : aujourd’hui, une volée de voitures de sport sont garées devant l’entrée. Des hommes vêtus de longues vestes en cuir noir qui descendent jusqu’aux genoux, gants de cuir noir, aussi, sont là. Des représentants de multinationales qui ont fait le déplacement du Nord de la France, de Belgique, de Marseille, de la Drôme. Autre style, autre ambiance : certains sont en jogging‑baskets. à cet instant précis, pour l’avenir de la SAM, le monde se divise en deux catégories : des financiers ou PDG d’un côté, des ferrailleurs de l’autre. Mais tous ont un même but : mettre la main sur ce qu’il reste d’acier, d’aluminium de toutes sortes, de machines. Certains ne savent même pas ce qu’il s’est passé ici.
« Vous êtes journaliste ? m’interpelle l’un d’eux.
— Oui…
— Y avait beaucoup de salariés ici ?
— Trois‑cent‑quarante.
— Ah oui. Ça doit être un coup dur pour le territoire.
— Ben oui... »
Il baisse les yeux, tourne légèrement la tête avant de filer à l’intérieur. La veille, lors de la visite de l’usine, un autre acheteur m’avait avoué, un peu gêné : « Il y a un côté croque‑morts, dans une vente aux enchères… » Je reviens à l’intérieur, pressée de retrouver Yvon.
« Toc ! Toc ! Toc ! »
Les coups de marteau résonnent. Ils me semblent stridents, comme un couperet. Que le silence se fasse pour la commissaire‑priseur : « Nous allons mettre un point final à une histoire finalement un peu longue… Nous allons procéder aujourd’hui à la vente aux enchères de la SAM. » Yvon s’enfonce dans sa chaise, soupire : « Trois coups de marteau, quarante ans de vie qui s’envolent. » Le marteau, justement : « Ah, on me l’a offert quand j’étais jeune, pour mon examen… », lâche la commissaire, sur le ton de la confidence réjouie. Comme quoi, c’est humain, finalement, de s’attacher aux objets.
« La vente commence par 36 piles de lingots en aluminium AS12U, d’un poids d’environ 24 tonnes… Les enchères démarrent à 25 000 euros…
— 30 000.
— 35 000.
— 38 !
— 44 000… »
Un acheteur ‑ certains négocient par téléphone, anonymes ‑ rafle cette mise‑là pour 47 500 euros. Où ira l’argent ? Renault est parti en laissant derrière lui une belle ardoise de dettes, qu’il faudra venir combler.
« C’est écœurant, glisse Yvon entre deux ventes. Tout est resté comme le dernier jour où l’on est parti. Je l’ai visitée à la fin, l’usine. J’ai dit à l’agent de surveillance "Je vais visiter l’usine.
— Pourquoi ?
— C’est ma maison, j’y travaillais de nuit, j’y passais plus de temps que chez moi. J’y ai passé ma vie…
— Allez‑y’’, il m’a dit. Le mec, il a bien compris… J’aurai vu les choses jusqu’au bout, en venant ici aujourd’hui. Je me fais ma propre idée, et maintenant je sais : on n’est rien du tout. On n’est pas considérés. »
Je le sens au fond de moi : quelque chose n’est pas normal, dans tout ça. Ce manque d’empathie, cette ambiance générale… C’est de la tristesse, que je ressens, pour les ouvriers, et leurs souvenirs vendus aux enchères. « T’as passé une partie de la lutte avec nous ! », m’avait dit l’un d’eux, un jour. J’y avais connu Mimie, Mimie la doyenne des salariés, Mimie et ses fous‑rires. Elle avait rencontré son futur mari dans l’usine, et puis elle l’avait perdu, touché par un cancer. Ses collègues s’étaient cotisés pour lui offrir une trentaine de jours de RTT, qu’elle passe avec lui ses derniers instants. Voilà leurs vies.
Sur les photos des lots à vendre, les effets personnels laissés par les ouvriers, des jeux, des bricoles, sont encore là. Personne n’a pris la peine de les enlever avant de prendre les clichés.
« Quatrième lot, 480 tonnes d’encours de production d’aluminium AS9U3 : les enchères débutent à 580 000 euros… » Et se termineront à 955 000.
Sur une vente, je reconnais l’homme du parking, celui qui se demandait combien de salariés avaient perdu leur emploi, miser quelques centaines de milliers d’euros sur un lot, comme il le ferait sur un pari sportif.
Toutes les pièces aluminium partent pour 1 318 000 euros, à un PDG belge.
Toutes les machines de l’usine partent à 2 800 000 euros.
Au moins, Yvon n’est plus tout seul. Thierry, un ancien salarié lui aussi, est finalement venu assister aux toutes dernières minutes des enchères. Il est amer. « Ça fout les boules, parce que franchement, tout a été bradé, et puis s’ils ont l’intention de tout ferrailler plutôt que de vendre les machines à d’autres boîtes… Vois, c’est plié en dix minutes, avec trois mecs au téléphone. Les vies de trois cents personnes bradées en quelques minutes », il résume.
À la sortie, j’interpelle le PDG belge, qui file déjà vers sa voiture : Guido Dumarey, il s’appelle. Son groupe est spécialisé dans la fabrication de boîtes de vitesse avec pièces en aluminium, notamment pour BMW.
« Vous ne pensez pas qu’on pourrait utiliser cet aluminium pour relancer une activité ici ? », je demande, un peu naïvement.
« Ben, je préfère le garder pour ma production de pièces. On fabrique à Strasbourg, on a une usine là‑bas.
— Mais, quand même, l’usine ici, elle avait tout pour fonctionner, non ?
— Franchement… Je ne comprends pas qu’il y a cinq ans, ici, on ait vendu à une société chinoise. On a besoin d’une Europe plus forte, mais nous sommes trop gentils pour les autres.
— Qui ça, les autres ? Pour qui on est trop gentils ?
— Ben, pour les Chinois, par exemple. C’était une erreur, de leur vendre. Parce que eux, ils n’achètent pas ce genre d’usines pour l’emploi, mais pour les connaissances. »
C’est le même sentiment qui anime les salariés de l’usine, depuis le début. Avant de partir, Guido discute, complice, avec un conseiller en fonderie italien. Je lui ai parlé, déjà : il est membre d’un cabinet de conseil, MVM consulting, qui aiguille les acheteurs, au carrefour des intérêts. La veille, il était sur le site pour souffler ses recommandations aux représentants de la région Occitanie, qui voulait tenter elle aussi de racheter des machines.
Les deux hommes se tutoient.
« T’as la liste ? T’as mon mail ? bon…
— Allez, fais attention sur la route, et bye‑bye ! »
Guido Dumarey démarre au volant de sa voiture de sport.
« Tout est parti, Victor.
— Et les machines ?
— Apparemment, ce serait une boîte de Marseille qui les aurait rachetées.
— Que ça finisse comme ça c’est malheureux, malheureux… »
On est au bar de l’Escale, à Decazeville, la commune limitrophe de Viviez. Avec Yvon, on est tombés sur Victor, un ancien ouvrier du site. Y a également Valérie, salariée elle aussi, qui passait et a reconnu Yvon, de loin. Il raconte.
« Tout était comme le dernier jour où l’on est parti, avec notre cantine à l’entrée, les affiches, tout. Et puis, vraiment, tout était sous‑estimé pour la vente. Quand je suis rentré dans l’usine, il y avait des choses qui n’étaient même pas numérotées dans les lots, des choses qui avaient de la valeur, pourtant !
— Valérie : Ce qui m’inquiète, c’est que cela ne devienne plus qu’une friche industrielle de plus. Les bâtiments vides, ça ne veut plus rien dire. Il y avait la compétence, aussi, et on laisse tout partir. Comment tu veux ne pas être en colère ? On est en train de tout crever, dans ce pays… »
Certains mettent encore de l’espoir dans les promesses de la Région, qui a fait « des offres sur du matériel jugé indispensable à un potentiel redémarrage d’une activité » et va « recontacter les acheteurs pour leur éviter le démontage ».
D’autres anciens SAMistes, après plus d’un an de lutte, ont du mal à croire encore aux promesses.
Expulsés, mais debout
Novembre 2021 : la SAM, une fonderie d’aluminium aveyronnaise, est sur la sellette. Renault, son principal commanditaire, n’en veut plus. Pourtant, un entrepreneur français, Patrick Bellity, l’ancien PDG, a proposé de reprendre l’usine. Les salariés le suivent, les délégués du personnel le soutiennent. Mais Renault rejette sa proposition. Dans la foulée, le tribunal de Commerce de Toulouse ordonne la liquidation judiciaire de la SAM – suivant les recommandations de Renault, et de l’état, conseillé en la matière par ses « cabinets consultants ». Renault pourra tranquillement délocaliser sa production en Roumanie, en Espagne et en Turquie… Quatre ans plus tôt, déjà, le groupe chinois Jing Jang avait quitté le navire après l’avoir racheté, sans rien investir mais en pillant son savoir‑faire.
Alors, de janvier à avril 2022, les salariés tiendront les remparts de leur usine pendant 154 jours, pour éviter que les actifs et les machines ne soient vendus aux créanciers, dans l’espoir d’une ultime offre de reprise. Mais le tribunal de Rodez tranchera : les ouvriers occupent les lieux dans l’illégalité, et doivent les quitter. Ils franchiront définitivement les portes de leur usine le 25 avril 2022, acclamés par les habitants à leur sortie. 282 d’entre eux ont déposé leur dossier aux prud’hommes, et attaqué Renault, les mandataires judiciaires et le groupe chinois Jing Jang en justice.
Pour soutenir le film sur la lutte des SAMistes : www.proarti.fr/collect/project/jirai‑dormir‑chez‑les‑samistes/0