n° 116  

« Mais où est passée la gauche ? »

Par Cyril Pocréaux , Pierre Joigneaux

On voulait sonder le vote d’extrême droite, en saisir tous les ressorts, dans notre périple sudiste. On a surtout entendu parler de la faillite de la gauche, et ses électeurs désorientés, désabusés, qui désespèrent parfois, entre abstention et vote, pâtisseries marocaines et petit fours, bagarres et trafics. Mais aussi d’élus qui comptent bien combattre « jusqu’à la mort ».

« Il devrait avoir honte. »

Marché de Auterive. 10h15.

« J’ai pas peur des hommes, moi ! Pourquoi tu viens vers moi ? Vieux con ! »

La jeune fille, 18 ans grand maximum, hurle en direction d’un gars qui s’approche d’elle, soixante-dix piges je dirais, pas très grand mais costaud, un ventre énorme en avant-garde sous son vieux tee-shirt élimé. La fille vient à sa rencontre en gueulant toujours, lui ne dit rien mais s’approche, lui flanque un gros coup de bedaine pour la faire reculer, comme s’il avait travaillé ça pendant des années. « Tu me touches pas, pourquoi tu me touches, t’as pas le droit !, » crie la fille. « T’as de la chance que j’aie pas un couteau, sinon tu verrais !! » Un jeune à peine plus âgé, le regard à moitié dans le vide, fonce vers le gros gars, s’arrête à trois mètres, fait mine de le frapper, mouline des bras dans l’air, l’insulte, « Sale vieux ! Sale retraité ! » (trois fois !). Je vois pas en quoi être vieux ou retraité est une insulte, je me dis, mais juste derrière moi, c’est autre chose : deux types ricanent, commentent la scène à bas mot, en désignant les jeunes du menton : « Des tafioles, des parasites de la société ! On leur donne du crédit, alors ils prennent confiance ! »

Sympa, le marché d’Auterive.

Bonne ambiance.

Mais comment je me suis retrouvé là ?

Entre les étals, au milieu d’un début de rixe que calme, à peine, l’arrivée d’un policier municipal, en ce dernier jour de janvier, sur ce marché, en Haute-Garonne ?

C’est à cause de Christophe, ça.

J’aime beaucoup Christophe : notre copain, monsieur le député Bex, élu depuis 2022 et réélu en 2024 de cette circo entre ville et campagne, au Sud de Toulouse. Christophe Bex, auparavant connu comme l’un de des meilleurs vendeurs de journaux, si ce n’est le meilleur, que la Fakirie ait jamais porté, avant sa vie de député. Quand il n’est pas dans l’Hémicycle il est sur le terrain, tout le temps, à parler avec les gens, les apostropher, les arrêter pour discuter, il les aime, ça se voit. « Et quand est-ce que vous venez nous voir dans le Sud ?, m’avait-il dit, après notre dossier sur ‘‘les terres RN à reconquérir’’. Parce que là aussi, la poussée de l’extrême-droite, on la subit ! » J’avais promis, et m’y voilà, depuis la veille, à sillonner le coin avec lui, dans son vieux fourgon.

Jusqu’au marché d’Auterive, donc.

Et en pleine tension : on frôle même la baston.

Je dissèque la scène, d’emblée, avec mes préjugés, ou simplement le constat : des jeunes que je sens révoltés (un peu trop révoltés, quand même, j’oublie pas la menace du couteau) contre un vieux un peu réac qui veut se faire respecter. La chose est entendue. (Les deux gars de derrière qui tançaient les gamins de « tafioles », eux, je les ai catégorisés assez vite, sans même qu’il soit besoin d’a priori...)

Le groupe de jeunes a filé rapidement (ils sont trois, en fait, plus un caniche), mais je me glisse dans les pas du gars ventru. Qu’il me raconte un peu, mais surtout, puisqu’on est venu explorer les tensions de la société et le vote RN, comprendre pourquoi. Je soupçonne que le monsieur doit avoir des choses à me dire, qu’il maîtrise le sujet. Je l’imagine vieil aigri à gueuler contre tout : côté préjugés, j’ai pas peur d’y aller avec mes gros sabots. « M’sieur, m’sieur… Dites, j’ai assisté à la scène, j’aimerais savoir ce qui s’est passé, pour que ça dégénère comme ça… » Il a le visage buriné, il a dû sacrément bourlinguer, de gros yeux ronds. Il reprend encore son souffle, me lance un sourire abîmé. Eric, il s’appelle.

« Bah, c’est pas très compliqué. J’étais en train de me faire servir de la saucisse, à l’étal du boucher, juste là. Je discutais avec la petite vendeuse, je la connais bien, elle est gentille. Le problème c’est que j’étais devant l’assiette gratuite, vous savez ?

– Pour la dégustation ?

– Oui, c’est ça, pour que les clients goûtent. Bon, et la jeune, du coup, je l’empêchais de prendre des morceaux de saucisse gratuits. Alors elle m’a dit, comme ça,
‘‘Vieux con, pousse ton gros ventre de là où je te vire !’’.

– Ah… Pas sympa, comme approche.

– Bah non. Je la connais pas pourtant. Et le problème c’est que moi, je suis un sanguin, c’est de naissance. Je suis un ancien des fusiliers commando, alors je me suis contrôlé, il valait mieux. Parce que l’autre, le monsieur qui est arrivé, qui me traitait de vieux retraité, j’ai pas compris. »


Je sais pas trop quoi dire. Le gars soupire.

« Vous croyez que la société est rassurante, aujourd’hui ? Moi j’ai trois petits-enfants, je suis pas rassuré pour eux, quand je vois cette violence…

– Je vais pas y aller par quatre chemins : je cherche à comprendre pourquoi les gens votent à l’extrême droite, vous voyez ? Parce que dans le coin, autour de Toulouse, le vote RN est de plus en plus fort, même si ça résiste mieux qu’ailleurs. Et je me dis que ce à quoi on a assisté là, cette tension dans la société, ça peut être une cause, ou plutôt un symptôme, de ce vote. Vous, vous votez ?

– Je ne vote plus, non.

– Pourquoi ?

– Je n’y crois plus. À l’Assemblée, ils s’engueulent entre eux. Ils nous promettent monts et merveilles mais on n’a jamais vu ni les monts, ni les merveilles. Moi, ma retraite, elle a augmenté de 20 euros, 2 %. Je fais quoi, avec 20 euros, quand on voit l’inflation ? Quand je vois qu’en haut de l’échelle les députés s’augmentent leurs frais de 700 euros à cause de l’inflation… »
L’info m’avait échappé, mais je vérifie, rapidement : c’est vrai. Eric poursuit. « Faudrait mettre un coup de pied dans la fourmilière.

– Y a de la colère, quoi.

– Y a de la tension dans la société. Les gens sont énervés, tendus, individualistes… vous savez, ma femme, elle est handicapée, elle porte une prothèse à la jambe. Quand on passe aux caisses prioritaires des magasins, elles sont toujours prises par des gens qui n’en ont pas besoin. La place dans le bus, pareil, personne ne lui laisse plus. Tout est plus compliqué... Je suis entraîneur de rugby. A une époque, je pouvais aller parler aux grands frères des jeunes que j’entraîne. L’autre jour, je suis allé en voir un pour essayer de le convaincre de trouver un boulot. Il m’a dit qu’en dealant il se faisait 400 euros par jour. Comment je peux le convaincre d’aller bosser pour gagner 1700 euros ?

– Mais… si vous votiez, vous voteriez quoi ?

– Écologiste. Même si ce ne serait qu’une goutte d’eau dans la mer.

– Écolo ?

– J’ai toujours voté à gauche, mais maintenant je m’abstiens. Mélenchon, à part gueuler, qu’est-ce qu’il fait ? Qu’il m’amène quelque chose de bien, de positif… Mais pour vous répondre, je voterai jamais extrême droite, c’est impensable. Ils n’en ont que contre les étrangers. C’est mon âge qui fait ça : Le Pen père, on a vécu avec, nous, je me souviens de ce qu’il disait, donc non. C’est pas possible. Mais les plus jeunes, c’est autre chose, ils ne savent pas. Surtout que le racisme, il est toujours là. J’ai joué au rugby, dans le temps, j’ai entendu des choses, sur les terrains… Et là, maintenant, c’est sur les réseaux sociaux : on voit des trucs… Ben voilà : ça continue. »

J’en suis quitte pour enfouir mes préjugés bien au fond de mon sac. Avec une réflexion qui pointe, dans mon esprit, du coup : que fait la gauche pour les gens comme Eric ?

Sur un bout de banc, je fouille les piles de documents que Christophe m’a filés. Dans cette 7e circonscription de Haute-Garonne, comme à Auterive (10 000 habitants), Marine Le Pen a gagné près de dix points entre le second tour des Présidentielles de 2017 et celui de 2022, pour devenir majoritaire, de quelques voix. Partout, dans cette zone, à trente bornes de Toulouse, ça grignote, ça dévore, même. Près de dix points gagnés pour le RN, encore, entre les premiers tours des Européennes entre 2019 et en 2024. Autour de 15 points, que l’on regarde la circo ou le département en entier, entre le premier tour des Législatives de 2022 et celui de 2024, multipliant leur nombre de voix par près de 3, alors même que le taux de participation a explosé, que les abstentionnistes d’hier sont allés aux urnes. Je me dis que, quand même, ces dizaines de milliers d’électeurs, ces 15 % des votants, ne sont pas devenus lepénistes, ou même racistes, en deux ans. Alors, quoi ?

Je file jusqu’au stand des pâtisseries marocaines, pour me remettre de mes émotions. La vendeuse vient de Fez, un grand sourire en bandoulière, et plus encore quand j’enfourne ses gâteaux – j’ai pas mangé depuis la veille. « Ils sont bons, hein ? – Ah bah c’est clair que j’ai mangé pour trois jours, là… »

Alice, l’assistante de Christophe, me tire par la manche : « Derrière, le vendeur, c’est un trumpiste abstentionniste, à ce qu’on m’a dit. » Je file le voir, curieux du mélange, surtout ici. « Oui, Trump, je l’admire, même si bon, il a des côtés effrayants, faut avouer. Mais il faut mettre un coup de pied dans la fourmilière. » J’ai déjà entendu ça, quelques instants plus tôt. sauf que Eric me l’avait dit, lui : « Trump, faut être fou ! Vous vous rendez-compte, il est contre l’avortement ! �

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