n° 107  

Marion Robin : "Le problème, c’est le silence de la société."

Par Cyril Pocréaux |

Marion Robin est psychiatre pour adolescents à l’Institut Montsouris, à Paris. Pour elle, la souffrance des jeunes est d’abord un symptôme : celui d’une société qui va mal, où les liens se délitent au profit de la compétition.

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Le problème, c’est le silence de la société

Marion Robin est psychiatre pour adolescents à l’Institut Montsouris, à Paris. Pour elle, la souffrance des jeunes est d’abord un symptôme : celui d’une société qui va mal, où les liens se délitent au profit de la compétition.

Fakir : Quel diagnostic faites‑vous du secteur ?

Dr Marion Robin : La pédopsychiatrie est dans une extrême difficulté, une extrême précarité. Le rapport de la Cour des comptes pose un diagnostic là‑dessus. L’hôpital est exsangue et peine à recruter. La recommandation, pourtant, c’est d’hospitaliser les jeunes à tendances suicidaires, mais au même moment, on constate que des lits d’hôpital manquent. Nous avons, quoi ? Peut‑être un lit pour vingt, vingt‑cinq demandes ? Les services sanitaires sont débordés, du coup des ados suicidaires sont renvoyés chez eux, dans des conditions trop risquées, alors qu’on devrait les garder. Bref, on n’est pas en mesure d’assurer un soutien suffisant à la santé des jeunes. Et comme leur souffrance psychique générale augmente, il est d’autant plus difficile de répondre correctement à ceux qui sont atteints de maladies mentales : trouble bipolaire, schizophrénie, anorexie…

F. : Comment ça se traduit, concrètement, pour les jeunes que vous accueillez ici ?

M. R. : Les jeunes arrivent souvent en disant « J’en peux plus » mais leur état s’améliore s’ils sont pris en charge par quelqu’un qui prend soin d’eux, qui s’occupe de ce véritable burn out. Il y a un sentiment de démission à porter quelque chose de trop lourd, en tant qu’adolescent ou en tant que parent. Leurs supports habituels sont devenus insuffisants ou toxiques : institutions, valeurs, qualité du travail et de l’environnement de vie. Cela peut se traduire par des gestes d’automutilation. C’est fréquent. Surtout, on l’observe chez des enfants de plus en plus jeunes, et en particulier chez les filles. On ne peut pas ne pas le mettre en lien avec les révélations d’abus sexuels qu’on connaît : on estime que 25 % des filles qui viennent nous voir ont subi des violences sexuelles. La société devrait se questionner : que fait‑on à ce sujet ? Ça devrait avoir un effet majeur sur la prise en charge sanitaire. Mais non. Le problème, c’est que les jeunes ressortent, ensuite… Tant qu’on ne réfléchit pas à ce qui se passe dehors, ensuite, dans la société, on n’avancera pas.

F. : Ces « gestes suicidaires », comme on dit, c’est un phénomène global, dans les pays comparables au nôtre ?

M. R. : Nous avons en France un taux de tentatives de suicide bien plus élevé que la moyenne européenne. Dans le Nord de l’Europe, on met en place des mesures de prévention. Et ils ont raison : on sait qu’un euro mis dans la prévention équivaut à quinze euros mis dans le traitement des maux. Dans le Sud, comme en Espagne, les liens sociaux géographiques ou communautaires jouent davantage leur rôle. En d’autres termes, le tissu social est désormais moins bon, plus abîmé, en France.

F. : Quelles sont les peurs qui mènent à cette souffrance ?

M. R. : Un des points importants, c’est la pression qu’ils ressentent. Une pression qui leur est imposée par une exigence permanente de compétitivité. Ils la ressentent dès l’école. Cette exigence de compétitivité n’est quasiment plus balancée par des systèmes ou des lieux de coopération. Or ces très rares espaces sont essentiels pour qu’une société tienne debout.

F. : On présente désormais le changement climatique comme une cause d’angoisse pour les ados. C’est une réalité ?

M. R. : Oui, et ça prend de plus en plus d’importance. Bien sûr, quand on reçoit les jeunes pour la première fois, ils ne nous parlent pas de l’état de la planète, mais de l’urgence immédiate dans leur quotidien. Mais cela vient vite derrière. Ils observent l’inaction collective des adultes, et y voient un décalage abyssal avec ce qu’ils ressentent. Leur cadre collectif ne réagit pas, ne les protège pas. Du coup, il y a un conflit interne entre leurs besoins de développement – leurs études, leurs projets – et le devoir qu’ils ressentent par rapport à la planète. Et je ne parle même pas des jeunes filles, qui ont du mal à se projeter vers l’idée de donner la vie ! Moins les adultes agissent, plus leurs angoisses augmentent. Et si l’inaction vient d’en haut, cette souffrance est décuplée… Les adultes ou les politiques perdent alors toute légitimité à leurs yeux, ce qui mène au repli sur soi, et au final à une possible perte du rapport à la réalité et des liens entre générations.

F. : Plusieurs jeunes avec qui j’ai pu discuter ont également évoqué, spontanément, le rôle des réseaux sociaux dans leur souffrance. Ça m’a surpris : ils sont censés y être accros !

M. R. : Le phénomène n’est pas nouveau : aux relations de proximité se sont substituées, depuis le début des années 2010, les relations à distance, via ces réseaux sociaux. Les relations corporelles, incarnées, se sont transformées peu à peu en relations virtuelles. Or on n’est pas du tout dans la même logique, contrairement à ce qu’on pourrait croire : ce sont des relations avec moins de partage, de toucher, et elles ne produisent pas du tout les mêmes effets émotionnels, psychiques, physiques, que les relations réelles – on dirait aujourd’hui « en présentiel ». Des études récentes en neurosciences, passionnantes, ont mis en lumière un fait majeur : certaines fibres cutanées sont spécifiquement liées au toucher affectif, et leur stimulation apporte une sécurité physique et psychique.

F. : En d’autres termes, se serrer la main, c’est plus que se dire bonjour…

M. R. : Voilà. Et au‑delà de cet aspect sensoriel, les réseaux et les écrans renforcent eux aussi l’isolement, dans le sens où ils empêchent le partage culturel : chacun voit « sa » série, « sa » vidéo, « son » programme. Les écrans créent un espace d’anonymisation. On peut voir quelqu’un à l’autre bout du monde, mais l’interface de l’écran renvoie à n’être qu’un numéro parmi d’autres. Et ces problèmes touchent toutes les catégories sociales, même les plus favorisées. Ne pas pouvoir aller au bureau de Poste, qui a fermé, ni au magasin du coin, qui a fermé, ni chez un copain, parce qu’on le contacte en ligne, c’est enlever autant d’occasions de voir un humain, qui vous connaît, qui vous reconnaît, qui vous sourit, et c’est vital. Et en être privés, les gens, et les jeunes, en meurent, oui.

F. : Ils évoquent aussi la souffrance liée au harcèlement en ligne…

M. R. : Les conséquences des actes en ligne ne sont pas visibles. Les relations virtuelles déresponsabilisent, surtout en cas de harcèlement : il n’y a pas de retour sur ce qui est posté, sur les messages envoyés, car on n’a pas en face de soi la personne qui le reçoit ou le subit. Or c’est essentiel de percevoir les réactions face à ses actions, d’avoir un retour physique. C’est aussi ce qui limite les actes malveillants.

F. : On a aussi beaucoup évoqué le rôle du Covid…

M. R. : On constatait un isolement des jeunes avant même la crise sanitaire, qui a juste été la goutte d’eau. Chez un patient, il y a un déclencheur immédiat, mais surtout l’accumulation de plein de facteurs en amont. Le déclencheur, c’est souvent une séparation, un conflit, quelque chose de l’ordre du relationnel. Si on remonte en amont, la cause principale c’est souvent l’isolement : un manque d’appui sur la famille, sur les amis, du harcèlement à l’école – qui est en pleine augmentation, on le sait, à l’image de la violence sociétale. Avoir des amis, des relations amoureuses, le soutien d’adultes, c’est le terreau d’une bonne santé psychique. Et tout cela disparaît peu à peu. Les confinements ont toutefois donné une représentation de problèmes enracinés qui se manifestaient déjà, pour nous, depuis plus de dix ans : l’augmentation des gestes suicidaires chez les jeunes, et de leur gravité. Parce que la fragilité du tissu social reste l’un des principaux facteurs de passage à l’acte suicidaire.

F. : Vous dites d’ailleurs que ce problème devrait interroger toute la société, pas juste la pédopsychiatrie ?

M. R. : Bien sûr ! La médecine ne peut pas compenser tout ce qui ne va pas ailleurs.
Toute la société devrait se saisir de cette question. Des pédopsychiatres, il n’y en a que cinq cents sur toute la France. Ils ne pourront pas gérer seuls. La santé des jeunes, ça devrait être l’affaire de tous. Climat, isolement social, stress, compétition : les facteurs sont avant tout sociétaux. Donc il faut réfléchir à cette question collectivement, comme un véritable enjeu de santé publique ! Mais on évolue dans une espèce de laisser‑aller, comme si cet espace était hors de contrôle. Le problème, c’est le silence de la société : les gens ne comprennent pas que c’est un enjeu de survie. La bascule vers les passages à l’acte suicidaire survient le plus souvent quand des colères et des sentiments d’injustice n’ont pu être entendus, et que l’agressivité se retourne alors contre soi.

F. : Et comment inverser la tendance ?

M. R. : Je mets ça en rapport avec la valeur qui est accordée, dans notre société, aux liens entre les gens. à l’hôpital, on le sent directement, concrètement : un lien de qualité s’établit dans la durée, il est stable, prévisible, rassurant. Mais on ne peut plus vraiment en créer avec la plupart de nos jeunes patients. On a basculé du lien partagé vers des bilans, du simple diagnostic.

F. : On voit ça partout, aujourd’hui : on est passé de l’humain à un traitement comptable, aux tableaux Excel…

M. R. : En tout cas, vu ce qu’on a fait du « care », du soin, dans tous les espaces de la société, les médecins n’ont quasiment plus aucun moyen d’agir. Ce lien, ce soin qu’on avait des autres, avant, il tenait la société par tout un tas de compensations invisibles, d’entraides. Mais tout cela s’est progressivement délité depuis 30 ans, je dirais. On paie là des années d’individualisme néo‑libéral. En tout cas, oui : la pédopsychiatrie ne peut plus à elle seule traiter la question des jeunes.

F. : Et la société, justement, comment peut‑elle réagir ? Les politiques roulent plutôt à contresens…

M. R. : Côté soins, et prévention aussi, les politiques de santé qui se sont succédé ont baissé les moyens, alors que les besoins augmentaient. Il faut vraiment qu’on prenne conscience de ça : il y a aujourd’hui une inadéquation profonde entre la construction actuelle de notre collectif humain, et la santé mentale des jeunes. Derrière, ce sont les parents, les profs, les médecins qui servent d’interface, mais ils n’ont plus les moyens de le faire. On a écrit une tribune, signée par 750 médecins et professionnels de l’enfance, et beaucoup nous ont dit leur sentiment d’impuissance, qu’ils vivaient comme une souffrance majeure. Et pourtant, ce sont les derniers qui contiennent les choses. Partout où le lien est vital, ça craque.

F. : Vers quoi faudrait‑il aller ?

M. R. : Ce que je ressens, c’est que les gens ont besoin de spiritualité. On a lâché les religions, mais ce n’est pas pour ça qu’on n’a pas besoin de quelque chose qui nous dépasse, et nous rassemble. On s’est concentré sur « l’avoir » au lieu de « l’être ». Par exemple, on est un élément du vivant commun, même si on ne le respecte plus vraiment. Or si on sacralise ce vivant commun, on sacralise l’eau, la terre, l’oxygène, au lieu d’en faire des bulles de spéculation financière.

F. : Vous n’avez pas de motif d’espoir ?

M. R. : L’autre jour, dans le métro, j’étais surprise de voir que les gens se parlaient, fort parfois, s’apostrophaient, des gens qui ne se connaissaient pas. Pour une fois que tout le monde n’était pas les yeux rivés sur son téléphone… Je me suis aperçue que c’était un jour de manifestation : les gens s’étaient mobilisés ensemble, vers un but commun. Ils étaient confiants, plein d’énergie, avaient en eux une masse pulsionnelle énorme. Le point positif, c’est que beaucoup de jeunes se mobilisent aussi, rencontrent du monde et agissent de façon intergénérationnelle, notamment dans le monde associatif. Et c’est ce qui permet de retrouver du lien, d’avoir un projet, un horizon collectif.

Propos recueillis par Cyril Pocréaux