Ce weekend, ça fait six ans, tout juste, que les Gilets jaunes se révoltaient, investissaient les ronds-points. Pour l’occasion, on a voulu prendre des nouvelles de Manuel. Manuel, c’est ce Gilet jaune valenciennois mutilé, le 16 novembre 2019, place d’Italie : on vient d’apprendre que le policier auteur du tir va enfin comparaître devant la justice. Une grande première. On s’est lancé sur la piste de Manuel, en contactant Corinne…
"Mon gilet jaune, il est toujours là : on est juste en stand-by." Partie 1/2

Alors, on dit comment ? C’est une sorte d’anniversaire ?
« J’appelle pas ça un anniversaire, la déception du peuple. Il n’y a plus que deux classes. La classe du bas et la classe du haut. Les Gilets jaunes, c’est une révolte des classes moyennes qui travaillent mais qui y arrivent plus… »
Ce dimanche 17 novembre 2024, c’est les six ans des Gilets jaunes. Alors, des souvenirs de ronds-points plein la tête, de la nostalgie, aussi, faut être honnête, je me suis dit que ce serait bien d’en parler. Je me suis alors rappelé Manuel Coisne, le gilet jaune valenciennois qui a perdu un œil place d’Italie un an après le début du mouvement, il y a donc cinq ans tout juste, le 16 novembre 2019. L’auteur du tir tendu de grenade lacrymogène en pleine tête, c’est un policier. Et on vient juste d’apprendre, le 25 octobre, qu’il allait comparaître devant la justice. Six ans, c’est pas trop tôt... J’ai voulu prendre des nouvelles.
« Les Gilets Jaunes, ça a commencé avant 2018 »
« Allo ? »
Pour retrouver la trace de Manuel, on m’avait filé un 06, celui de Corinne.
Corinne, connue comme la « maman des gilets jaunes de Valenciennes ». Corinne, soixante ans, éducatrice à la protection de l’enfance à Valenciennes, Gilet jaune de la première heure elle aussi. Gilet jaune avant même le début des Gilets jaunes, même… Et ça tombait bien : elle avait sacrément envie, besoin de parler.
« Les Gilets jaunes, ça a commencé avant 2018. Mais en 2017, on était déjà là. Je me rappelle, ça s’appelait ‘‘les groupes de colères’’. Nous on s’appelait ‘‘colère 59’’. Pendant la loi El Khomri, il y avait des gens dans la rue avec des gilets jaunes, déjà. Et ces groupes de colère, il y en avait dans chaque département.
– Et c’était quoi, les raisons ?
– Mon fils, il a encore le gilet jaune de 2017 : dessus il y a écrit ‘‘marre de se serrer la ceinture’’. Je t’enverrai la photo ! Le peuple était déjà là avant 2018. On était juste moins sur les réseaux. On est sortis avec les ‘‘motards en colère 58’’, on avait même fait une pancarte. Les gilets jaunes, c’est le peuple en souffrance, le peuple en détresse. On avait des pompiers, des infirmières, des éducateurs, des chauffeurs de bus, il y avait vraiment de tout. C’est la classe moyenne qui bosse et qui disparaît. Quand j’entendais qu’on était des fainéants, des cas’ soc’, je rigolais. On travaille mais on n’arrive plus à vivre. Y en a ras-le-bol…
– Et vous avez fait quoi comme actions à l’époque ?
– Oh là là, on a fait tellement de choses, sur Valenciennes ! Le premier jour, on a bloqué la frontière belge, nuit et jour. Mais au bout de trois semaines, les policiers ont été virulents… On a rendu les parkings gratuits pour l’hôpital de Valenciennes. Pourquoi on devrait payer pour aller à l’hôpital ? On a fait les péages, les impôts, on a renommé notre rond-point « le Fouquet’s », on y était nuit et jour aussi. Je t’enverrai des photos : on appelait ça ‘‘le rond-point du peuple’’.
« La solidarité, c’était grandiose franchement »
– C’est quoi ton meilleur souvenir en jaune ?
– La solidarité ! Une solidarité que je croyais perdue. C’était grandiose, franchement. Cette solidarité, je ne l’oublierai jamais. On nous décrit comme un peuple pas solidaire, on nous monte les uns contre les autres, mais nous on défend le bifteck de tout le monde. Le problème c’est pas l’insécurité, ça c’est pour faire peur aux gens, pour augmenter le racisme. Faut arrêter : on est tous dans la même merde. C’est pas une question de couleur de peau. Dans les autres pays, c’est aussi la même merde…
– Je te sens agacée…
– Oui, tout ça m’agace, et ça m’agace aussi que les gens aient pu dire qu’on y picolait, sur les ronds-points… Combien ont cru qu’on était des fainéants, des alcooliques, alors qu’on bosse tous ? Pour moi les gens des campagnes n’ont pas été entendus. Il y en avait que pour Paris. Alors que le plus beau, c’est quand on faisait des actions locales. Ici on a fait des maraudes pour les plus démunis, par exemple. Mais à Paris dès qu’on marchait, on se faisait lyncher. Un feu de poubelle, BFM le filmait pendant trois heures. Mais jamais les actions positives localement. Ils nous ont fait passer pour des violents, pour nous détruire. Pourtant, 85 % des gens nous soutenaient, et ce soutien, il est resté fort longtemps. Mais au final on n’a pas été entendus.
« On s’est fait massacrer »
– Tu disais ‘‘on se faisait lyncher’’. Tu parles des violences policières ?
– On s’est fait massacrer. Sur Paris, l’agressivité des policiers, ça m’a super choquée. Ils avaient beaucoup d’armes létales. Sur les champs, ça a été chaud. Macron est descendu dans son bunker, et nous on devait faire face à des chars avec nos mains ! Il y a eu beaucoup de mutilés. Ils avaient supprimé les voltigeurs avec Malik Oussekine*, et ils nous ont remis ça. Moi j’appelle pas ça « la brav-M ». Le mot ‘‘brave’’ on l’utilise pour des gens comme nous, pas pour eux. Eux on dirait qu’ils viennent de la planète Mars, avec leur armure d’extra-terrestre. Les LBD auraient dû être interdits. Comment un être humain peut faire ça à un autre être humain ? Regarde Zineb Redouane à Marseille : elle fermait les volets chez elle, cette pauvre dame n’avait rien demandé à personne, et elle est morte chez elle. Je crois que c’est la première fois dans une rébellion populaire qu’il y a autant de martyrs.
– Et pour le policier qui a tiré sur Manuel, tu attends quoi du procès ?
– J’espère qu’il sera condamné, et qu’il ne sera plus policier. la chance que Manu a eu, c’est que le street medic [ndlr : le soignant qui venait en aide aux blessés sur la manifestation] avait une caméra portative. Je n’ai pas la haine contre tous les policiers, pas du tout. Mais là, il a fait une grave faute professionnelle. Le Monde, ils ont fait un super boulot : on voit que c’est un tir tendu. Je comprends pas trop la police, franchement. Ils ont des familles, les policiers, aussi, ils savent... Mais la police, c’était le dernier bouclier du gouvernement.
« Des politicards qui n’ont jamais travaillé de leur vie »
– Aujourd’hui, le gouvernement est toujours là…
– Des politicards qui n’ont jamais travaillé de leur vie... Et ils osent parler des salariés ! Ils y connaissent quoi ? Ils ont déjà soulevé des malades de cent kilos ? La politique, ça devrait pas être un métier. Les dirigeants politiques devraient être des citoyens lambda qui s’y connaissent dans les différents secteurs. Regarde la ministre de l’éducation, elle y connaît quoi ? Elle n’a jamais été prof… Il faut avoir été en bas de l’échelle pour savoir. Nous on est des gens qui bossent. Un euro pour eux, c’est rien. Ils savent pas le prix d’un pain au chocolat. Regarde les outre-mer : c’est sept fois plus cher qu’ici, c’est dix euros un yaourt. Il n’y a pas de boulot non plus là-bas, alors que c’est la France. Ils me font rire à dire qu’ils vont augmenter les pensions de retraite de 0,9 % en janvier… Ils se foutent de notre gueule. Je me pose la question : où part l’argent ?
– Et les partis d’opposition, à l’Assemblée ?
– L’Assemblée, c’est un cirque à ciel ouvert. Ils font des motions de censure, tout ça c’est du cirque, ça sert à rien, ça passe jamais. Ils parlent de destituer Macron, mais demain tu mets Pierre, Paul ou Jacques, ce sera pareil. Ils présentent des prétendues victoires, et après on se prend un 49.3. Donc pourquoi voter ?
– Tu ne votes pas ?
– Avant oui, mais plus maintenant. Les gens qui vont voter, ils votent pour le moins pire, mais plus personne, ou alors pas grand monde, ne vote par conviction. Regarde : même pour les municipales ils ne mettent plus les étiquettes des partis : ils savent que ça fait flipper. Combien vont voter juste pour éviter le pire ? Si on comptait l’abstention, tous les gens qui se sentent représentés par personne, je suis sûre qu’on serait à 70 %. Le premier combat, ce serait ça : faire reconnaître l’abstention comme un vote concret. Macron a été choisi par 22 % des gens au premier tour, sans parler des gens qui ne sont pas allés voter : il ne représente rien.
– Avec le recul, comment tu voies cette période des Gilets jaunes ?
– Je n’ai aucun regret. Et je suis fière de dire qu’au moins, on a essayé. Mais attention, je serai Gilet jaune pour toujours. Mon gilet, il est encore là : on est juste en stand-by. »
J’allais presque en oublier, au bout de deux heures de discussion, que j’étais en quête de Manuel… « Ah oui, c’est vrai », rigole Corinne. « Attends, je te donne son numéro… »
Lire la suite et l’entretien avec Manuel ici.
* Malik Oussekine est mort le 5 décembre 1986 sous les coups de la police après une manifestation étudiante, à laquelle il ne participait d’ailleurs pas. Un traumatisme, à l’époque, dans une grande partie de la société française.
Recueilli par Pierre Joigneaux