n° 110  

Nos vies à courir

Par Fabian Lemaire |

Qu’on se pose, un peu, et arrive la question : après quoi courons‑nous ? Et surtout, pourquoi ? Fabian a lu un auteur allemand qui tente d’y répondre. Du coup, maintenant, il joue les philosophes…


« Papa, j’veux descendre ! »
Sur le chemin de l’école, je porte ma fille sur les épaules depuis le départ de la maison. Ce n’est pas que le chemin soit long, quelques centaines de mètres, mais pour des petites jambes de quatre ans, c’est déjà un sacré parcours, de bon matin. D’autant plus qu’il y a une belle côte d’une cinquantaine de mètres à se taper.

On franchit la grille, derniers mètres sur le chemin bitumé. « Allez on se dépêche, je vais fermer ! » lance la directrice au loin, la main sur la poignée de porte. Devant nous, une mère, un enfant au bout de chaque bras, presse le pas.
Et bing ! La chute, pour un des deux gamins. La chute, et des pleurs.
En rebroussant chemin, je croise un petit bonhomme qui grimace et se plaint à côté de sa mère. Derrière eux, plusieurs papas et mamans, et leurs enfants, encore, pressant le pas.
Cette fois‑ci, nous ne sommes pas les derniers.
Il est 8h30 : les moins de six ans entament leur journée. Ça doit être ça, la vie « courante ».

Déjà, quand j’avais commencé mon travail d’éducateur, c’était dans un internat, en poussant les fauteuils roulants des enfants sortis du lit, mes collègues le rappelaient : « Allez, faut être sur le groupe à 9 heures ! »
« Mais merde, après quoi on court ? » je me demandais…

« J’ai un bouquin pour toi, il va te plaire, je suis sûr : Accélération et aliénation, c’est un philosophe et sociologue allemand qui a écrit ça, Hartmut Rosa… » Ce soir‑là, Ruffin avait débarqué chez moi, un peu avant Noël, un livre à la main. Pour sûr, qu’il allait me plaire, son bouquin : même que je l’avais déjà lu ! Mais l’épisode du chemin de l’école m’a rappelé son propos, écrit en 2010. Il soulignait ce paradoxe : nous subissons sans cesse un cruel sentiment de manque de temps alors que nous sommes entourés d’appareils faisant des tâches à notre place…
Comment expliquer ce sentiment d’« accélération sociale » ?
Rosa distingue trois facteurs.

Tout d’abord, bien sûr, « l’accélération technique », qui permet transports, communication et productions plus rapides. Il fait même ce calcul (entre autres) : notre époque, par rapport aux sociétés traditionnelles et jusqu’au milieu du XIXe siècle, a vu la vitesse du traitement des données augmenter de… 1010 % ! L’universitaire constate qu’« à l’ère de la mondialisation et du règne de l’actualité que représente Internet (…), il semble que l’espace se "contracte" virtuellement, par la vitesse des transports et de la communication. Ainsi, mesuré en fonction du temps nécessaire pour franchir la distance entre, par exemple, Londres et New‑York, l’espace s’est rétréci, depuis l’époque préindustrielle des navires à voiles jusqu’à celle des avions à réaction, pour finir par mesurer un soixantième de sa taille d’origine : là où il fallait environ trois semaines, il faut à peu près maintenant huit heures. »

Deuxième facteur : « l’accélération du changement social ». Et il prend comme exemples concrets la famille et le travail. Pour dire quoi ? Que, pendant des siècles, dans nos sociétés, la structure familiale typique de la société agraire est restée stable, peu ou prou.
Que le métier était légué du père au fils, sur plusieurs générations.
Les choses changent, ensuite, lentement, sur plus d’un siècle, entre 1850 et 1970, grossièrement. La structure familiale est alors construite pour durer une génération, pas plus. Organisée autour d’un couple, elle se dispersait après sa mort. Les fils et les filles sont alors libres, la plupart du temps du moins, de choisir leur profession, et, souvent, pour le reste de leur vie.

Aujourd’hui ? Dans ce qu’il nomme la « modernité tardive », Rosa met en lumière des cycles de vie familiaux qui durent moins longtemps que la vie d’un individu. L’augmentation des divorces puis des remariages en témoigne. Autre exemple : la durée de l’emploi se rétrécit, les métiers changent à un rythme plus élevé. « Quelqu’un qui commence sa carrière chez Microsoft n’a pas la moindre idée d’où elle finira. Quelqu’un qui la commençait chez Ford ou chez Renault pouvait être à peu près certain qu’elle se finirait au même endroit. »

La technologie, donc, puis la fin des modèles classiques de la famille et du travail, nous poussent vers l’accélération. Et le troisième facteur ? Un « rythme de vie » toujours plus rapide. Qui donne sentiment de manque de temps et d’épuisement, et d’un temps qui devient « de plus en plus rare et cher ».

Au final, nous ressentirions tous le désir, ou au moins le besoin, de faire plus de choses qu’avant, en moins de temps. Avec un sentiment lancinant, tenace, du coup, en arrière‑fond : nous n’en avons pas la possibilité. D’où de bonnes doses de stress et de crainte de ne pas pouvoir suivre le rythme. Jusqu’à, parfois, le burn‑out :

« Les ressources en temps nécessaires pour accomplir les tâches de notre vie quotidienne diminuent de façon significative tandis que la quantité de ces tâches demeure la même. Mais est‑ce qu’elle demeure vraiment la même ? Pensez simplement aux conséquences de l’introduction de la technologie du courrier électronique sur notre budget temps. Il est correct de supposer qu’écrire un courrier électronique est deux fois plus rapide qu’écrire une lettre classique. Considérez ensuite qu’en 1990 vous écriviez et receviez en moyenne dix lettres par journée de travail, dont le traitement vous prenait deux heures. Avec l’introduction de la nouvelle technologie, vous n’avez plus besoin que d’une heure pour votre correspondance quotidienne, si le nombre de messages envoyés et reçus demeure le même. Vous avez donc gagné une heure de "temps libre" que vous pouvez utiliser pour autre chose. Est‑ce que c’est ce qui s’est passé ? Je parie que non. En fait, si le nombre de messages que vous lisez et envoyez a doublé, alors vous avez besoin de la même quantité de temps pour en finir avec votre correspondance quotidienne. Mais je soupçonne qu’aujourd’hui vous lisez et écrivez quarante, cinquante ou même soixante‑dix messages par jour. Vous avez donc besoin de beaucoup plus de temps pour tout ce qui touche à la communication que vous n’en n’aviez besoin avant que le Web ne soit inventé. »

Idem pour l’apparition de la voiture : plus de kilomètres parcourus, et plus de facilité pour cela, c’est aussi plus de temps sur les routes – qui est rarement du temps gagné pour nos vies, on en conviendra.
On pourra objecter que personne ne force quiconque à agir ainsi.
Et Hartmut Rosa l’admet : la technique n’est pas elle‑même la cause de l’accélération sociale, elle n’en est que l’une des conditions.
Car il y a autre chose, derrière, qui nous pousse au « toujours plus, toujours plus vite ». Plein d’autres choses, même.

La « compétition », en premier lieu. « Le temps c’est de l’argent », la phrase qu’on prête à Benjamin Franklin, l’homme politique et écrivain américain (il était aussi naturaliste, on ne le sait pas toujours), cette phrase qui a traversé les siècles depuis le XVIIIe, donc, trouve aujourd’hui selon Rosa son paroxysme avec la quête d’économie sur les coûts, d’un retour sur investissement, d’une circulation de capital toujours plus rapide, accélérer la production, la consommation, devancer ses concurrents en matière d’innovation : « Travailler plus pour gagner plus consommer plus », le hamster dans sa roue qui court à perdre haleine, et surtout de plus en plus vite.

Si la compétition pour les ressources ou la reconnaissance touche toutes les sphères de la vie sociale – sport, politique, science, arts… – elle pèse, également, sur la vie amicale ou amoureuse :

« Ce n’est pas un hasard si les petites annonces de rencontres dans les journaux sont placées au même niveau que les sections dédiées au marché de l’automobile, à celui de l’emploi et à celui de l’immobilier. Et nous savons tous que nous pouvons facilement perdre notre "compétitivité" dans la lutte pour les liens sociaux : si nous ne nous montrons pas assez gentils ou intéressants, distrayants et beaux, nos amis et même les membres notre famille en arriveront à ne plus nous appeler ».

Un phénomène amplifié, multiplié, exacerbé par des réseaux numériques qui n’ont de « sociaux » que le nom.

Autre moteur, pour Hartmut Rosa : « la promesse de l’éternité ». Dans un monde où une vie réussie se mesure à l’aune de la somme des expériences vécues, l’idée d’une « vie supérieure après la mort » n’importe plus. Il faut profiter de la vie ! Et pourquoi pas d’une infinité de vies au cours d’une même existence : « L’accélération du rythme de vie est notre réponse (c’est à dire celle de la modernité) au problème de la finitude et de la mort. »
On vous dévoile la fin, sans trop de surprise : on finit toujours déçus, dans cette quête du toujours plus. Parce que, malgré nos efforts, nous ne pouvons pas saisir toutes les opportunités qui s’offrent à nous. Pire même : « la proportion d’options réalisées et d’expériences vécues par rapport à celles que nous avons ratées n’augmente pas, mais chute sans arrêt ». C’est la tragédie de l’homme moderne : la frustration, face à tout ce qu’on lui propose et qu’il ne peut pas accomplir.

Pire encore : tout cela s’avère vite un cercle vicieux. Dans lequel nous plongeons nous‑mêmes : puisque nous manquons de temps pour effectuer ce que nous avons à faire, accélérons davantage ! Un système « fermé et autopropulsé », une « boucle auto‑alimentée », en somme. Le hamster dans sa roue – on y revient. Tout y est impacté, toujours plus fort : rapports entre les gens, rapports aux objets… Pourra‑t‑on un jour freiner ? Hartmut Rosa hésite, et les évolutions physiologiques qu’il pense déceler le font douter :

« Aux premiers temps du chemin de fer, les médecins croyaient détenir la preuve formelle que le corps et le cerveau humain ne pourraient pas supporter une vitesse supérieure à 25 ou 30 km/h sans en souffrir gravement. Les voyageurs en tenaient une claire illustration par le simple fait qu’ils se sentaient mal quand ils regardaient dehors à ces vitesses. De nos jours, pour la plupart nous continuons à nous sentir mal lorsque le train va à 25 ou 30 km/h, parce que nous ne pouvons pas supporter de perdre autant de temps. Nous avons appris la technique de la "vision panoramique", c’est à dire fixer notre regard non pas sur le quai mais bien plus loin, et ainsi nous apprécions de voyager à grande vitesse. De même, des études récentes ont montré que les jeunes développent aujourd’hui des capacités multitâches dont les cerveaux des anciennes générations n’étaient pas capables. »

Onze années plus tard, en 2021, c’est un Hartmut Rosa plus optimiste qui publie, avec Résonance, une sociologie de la relation au monde, un remède contre cette accélération oppressante. Car il nous faudra bien trouver des remèdes. Au rythme où ça va…

Aliénation et accélération, vers une théorie critique de la modernité tardive, Hartmut Rosa, Édition La découverte, 156 pages, 9,99 €