Le premier à qui j’ai pensé, quand le grand stop est arrivé, c’est Pablo Servigne, « collapsologue », auteur notamment de Comment tout peut s’effondrer et surtout de L’Entraide (mon préféré, un indispensable). Alors, je l’ai appelé depuis ma cuisine. Et dans la foulée, son complice et ami, le philosophe Dominique Bourg (qui est aussi un peu le mien, je pense, de complice et d’ami). Je rassemble les deux entretiens en un.
Pablo Servigne et Dominique Bourg : " couper le cordon avec l’ancien monde "

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François Ruffin : Comment vous lisez cette crise ? Ce sont les prémices avant l’effondrement, une première secousse ?
Pablo Servigne : Ce n’est pas une première secousse, c’est une secousse parmi d’autres. Depuis cinq ans, depuis la parution de Comment tout peut s’effondrer, nous avons traversé des sécheresses, des canicules, des mégafeux, les attentats, Trump, le Brexit, des chocs à répétition. Même si là, c’est vrai, c’est un choc global, systémique, qui révèle combien notre société est hyper-vulnérable, car globalisée, à flux tendus, sans stocks. Cela rend la situation explosive : tout grain de sable risque de faire dérailler la machine. Toute étincelle peut produire un incendie. Là, l’étincelle, c’est une pandémie. Sur la réaction à cette secousse, on assiste à un retournement incroyable : c’était la guerre politique contre les services publics, les services sociaux, les peuples, le peuple, le vivant, et maintenant tout ça s’est comme par miracle inversé ! Tous unis contre un ennemi commun, un virus ! Il y a un climat d’exception. Je ne parlerai pas de guerre mais d’un état d’exception, une période exceptionnelle où tout peut arriver. Une brèche s’est ouverte, et moi, ça m’a tout de suite rappelé La Stratégie du choc de Naomi Klein : c’est justement dans ces moments-là, de secousse, de choc, de sidération, que les politiques néolibérales, antisociales, s’implantent brutalement. Donc, si on reste passifs, on va s’en prendre plein la figure. La question, c’est : parviendra-t-on à inverser la stratégie du choc ? À ne plus subir les politiques antisociales, compétitives, de contrôle, mais à profiter de la brèche pour amener une société d’entraide, pour la construire.
F.R. : Après la crise des subprimes, en 2008, on avait également espéré ce basculement…
P.S. : Espéré… L’espoir, c’est très passif. Espoir, « esperar » ça veut dire attendre en espagnol. Au contraire, on a besoin de courage pour passer à l’action. Joanna Macy appelle ça l’espoir actif. Il ne faut pas attendre, il faut agir.
F.R. : Alain disait un truc du genre : Le bonheur réclame beaucoup d’efforts…
Dominique Bourg : Tu citais la crise de 2008, qui déjà n’est pas d’origine écologique, mais économique. Je vois une autre différence, d’importance : l’état d’esprit de la population a énormément bougé. Plusieurs sondages, l’année dernière, en témoignent : dans l’esprit des gens, on a basculé. Pas encore dans nos comportements, ni dans nos votes, mais culturellement : on a compris, la croissance à l’infini, c’est fini. La plupart des gens ont compris. Au moins 55% l’ont compris, que nous n’échapperions pas à une forme de sobriété, de sobriété matérielle, très différente selon ta position de départ !, et qu’elle pouvait même être désirable... La population a compris.
F.R. : Sauf nos dirigeants…
D.B. : Les plus lestes mentalement ne tiennent pas toujours le manche… Cette secousse arrive donc à un moment où les gens sont sensibilisés aux effondrements. Depuis 2018, le constat est là : nous n’avons plus que deux saisons, l’une tiède, l’autre chaude, et parfois très chaude. D’après une étude de la Fondation Jean Jaurès, 7 personnes sur 10 en Italie, 6,5 sur 10 en France, un peu plus de la moitié aux États-Unis, un peu moins de 4 en Allemagne, sont convaincues que l’avenir sera écolo. Et ce Covid-19 vient vraiment confirmer que nos techniques n’effacent pas la nature. Quelques brins d’ARN, et l’économie mondiale est à l’arrêt.
F.R. : Pour vous, finalement la crise du coronavirus, c’est comme une sentinelle, comme un avertissement de quelque chose de pire qui pourrait se produire derrière ?
D.B. : Même très vite. Va-t-on, à nouveau, enchaîner avec un été caniculaire ? avec des mégafeux ? avec des inondations hors normes ? Est-ce que la réponse sera de se confiner, désormais ? Le cauchemar ! On sait qu’en maintenant notre croissance, on court aux catastrophes en série. Et la réponse, on la connaît, les experts du GIEC nous l’ont donnée, d’autres de l’ONU également : la seule chose à faire, ce n’est pas une transition, c’est une décélération brutale de nos consommations d’énergie, sur dix ans, avec un sérieux coup de frein à l’entrée. Mais ça aussi, c’est amusant à observer : dans la crise du coronavirus, les scientifiques sont en première ligne. On les consulte. On suit, largement, leurs préconisations. On passe, de façon quasi-automatique, et c’en est presque inquiétant, du diagnostic scientifique à la prise de mesures. Tandis que pour le climat, ce n’est absolument pas le cas. Au mieux, on les écoute poliment. Le plus souvent, ils crient dans le désert…
F.R. : C’est qu’affronter cette question, c’est remettre en cause, dans la durée, toute notre société, toute notre économie…
D.B. : Oui. Il faut tout changer, et ce changement ne sera acceptable, accepté, et même bien accueilli, que s’il est partagé, que s’il se fait dans le partage : il n’y a pas d’écologie, je le répète tout le temps, si on ne réduit pas les écarts de richesses. Il faut refondre le système ! Plus tu es riche, plus tu consommes et plus tu détruis. Si tu veux préserver cet état de choses, tu n’avances pas écologiquement d’un iota ! Sinon, nous exploserons les deux degrés, que nous allons atteindre en 2040, c’est-à-dire demain. Et deux degrés de plus, ça signifiera que, dans les tropiques, certains jours de l’année, on pourrait mourir, en sept à huit minutes, sous la pression conjointe de la chaleur et de l’humidité. Des zones entières commenceront à devenir inhabitables… C’est autrement plus important que le coronavirus. En même temps, on peut dire que ça nous fait une mise en jambe. Ça démontre que, quand on le veut, on peut rétablir des priorités.
F.R. : Lesquelles ?
P.S. : L’entraide, déjà. Des psychologues, des sociologues l’ont cent fois documenté : dans toutes les catastrophes, les attentats, les accidents d’avion, les incendies, on assiste à des actes d’entraide extraordinaires, spontanés, de l’auto-organisation.
F.R. : Mais là, l’entraide est vachement entravée. On doit se confiner chez soi, interdiction de voir ses parents, de porter secours, on se réfugie derrière les écrans…
P.S. : C’est vrai, on sent l’envie de s’aider, une envie frustrée… Ça donne des groupes WhatsApp, on se rabat sur nos réseaux sociaux/anti-sociaux. Ce qui démontre aussi notre dépendance à Facebook, Apple, etc. Ils nous tiennent. Et ces décennies de libéralisme, de consumérisme, ça nous a déconnectés du vivant, de notre autonomie, de la capacité de prendre en main notre vie. Quand les conditions se détériorent, très vite, avec inquiétude, on se découvre complètement dépendants de ce système-là. Comme des pantins rattachés à des fils, à ces grosses machines. L’objet de la transition, c’est aussi de couper ces câbles, de retrouver une autonomie, une liberté, une joie en dehors d’un système mortifère. C’est une libération forcément collective. Comme disait Dominique, s’offre à nous un exercice grandeur nature.
F.R. : Si tu devais énoncer une mesure, tu choisirais laquelle ?
P.S. : Sur l’approvisionnement alimentaire. Ne pas dépendre des marchés mondiaux, des flux internationaux, pour notre survie.
F.R. : Et toi, Dominique ?
D.B. : Il faut imposer des quotas, sur le carbone, par exemple, sur les consommations d’énergie, sur les trajets en avion, et petit à petit sur tout ce qui détruit. Les taxes, c’est injuste, les riches les paient sans souci, tandis que les plus modestes sont pénalisés, tapés au porte-monnaie. Plafonner, c’est la seule manière de réduire les consommations en réduisant aussi les disparités.
F.R. : À mon avis, il faut sortir de là avec dix mesures, maximum, pas 115. Dix. Un socle commun à la gauche, aux écologistes, pas trop du jus de crâne, et qui passe facilement chez les gens.
P.S. : Tout à fait d’accord !
D.B. : On va y réfléchir.
F.R. : À très vite pour les dix mesures, alors.
Dans la quinzaine, je recevais ce message, de Pablo :
« François, suite à ton invitation, au début du confinement, à concocter des propositions politiques, voici ce que Dominique et moi, avec l’aide de quelques amis, avons sorti ces derniers jours. C’est un peu long, mais je pense que ça vaut le coup, vous y trouverez bien quelques pépites ! ;)
Il y a des mesures économiques (18), touchant à la réforme des institutions (7), et internationales (10).
https://lapenseeecologique.com/ propositions-pour-un-retour-sur-terre/ »
J’indique l’adresse.
Parce que ces 35 « Propositions pour un retour sur Terre », à ma surprise, ma bonne surprise, avaient une approche étatique, nationale, assumée : « relocalisation maximale de l’activité via un protectionnisme coordonné et coopératif », « mettre fin à l’indépendance des banques centrales », « encadrement des écarts de revenus », « mise en place d’un Revenu de transition écologique », etc.
Comme je leur écrivais, en retour :
« Sans négliger les bonnes volontés d’en bas, mais elles doivent être appuyées, soutenues, par une vraie volonté d’en haut. Et non contrecarrées par une mauvaise volonté, éventuellement dissimulée sous les grands mots et les vagues promesses. »