Odile et ses copains handicapés (et accusés !) ont décidé de sortir de l’ombre.
De montrer leur vie telle qu’elle est.
Au tribunal, le bordel va durer jusqu’au bout de la nuit…
Pagaille totale au tribunal

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Des fauteuils qui bloquent le passage, des personnes malvoyantes paumées, des portiques de sécurité infranchissables, un embouteillage dans la salle des pas perdus, des prévenus qui ne peuvent pas rejoindre leur audience... C’est le bazar, cet après‑midi du 23 mars dernier, au Tribunal de Toulouse.
Mais l’affaire a commencé bien plus tôt. En décembre 2018, pour être précis. « Depuis 2010, la SNCF nous baladait : on ne pouvait pas accéder en fauteuil à la gare Matabiau, mais ils n’y changeaient rien », raconte Odile Maurin, présidente de l’association Handi‑social. « Alors, fin décembre 2018, avec d’autres associations, on avait bloqué une ligne de TGV, pendant une heure. » Et puis, dans la foulée, tant qu’on y est, les pistes de l’aéroport de Blagnac, quelques jours plus tard… Voilà comment seize membres de la très remuante Handi‑social (la seule association poursuivie) se retrouvent convoqués au tribunal. « On nous reproche d’entraver la circulation des gens pendant une heure ! Alors que nous, c’est toute notre vie qui est entravée !
Non : marre d’entendre ‘‘Oh, les pauvres petits handicapés…’’, mais de ne pas exister en-dehors de ça. Les Français découvrent les dégâts psychologiques que ça crée, d’être confiné chez soi toute la journée. Eh ben nous, le confinement, on le vit depuis notre naissance ou depuis notre accident. »
Avant l’audience, on fait discrètement passer le message à Odile, Sophie, Kevin et tous leurs copains : qu’ils se tiennent sages, qu’ils demandent gentiment pardon, et tout se passera bien. Raté.
« Je savais que pour entrer dans le tribunal en fauteuil, il fallait prendre un vieux monte-charge dangereux qui sert de pissotière, plein de toiles d’araignée, avec quelqu’un qui t’accompagne pour maintenir la pression sur le bouton… Alors, on a commencé par demander, quelques jours avant l’audience, le registre public d’accessibilité
du tribunal, obligatoire depuis 2017. » Grosse gêne dans les services et la hiérarchie, qui bredouillent que le document est « en cours d’élaboration »… depuis quatre ans, donc. L’administration doit aussi prévoir un accompagnateur pour les prévenus convoqués, dit la jurisprudence. « Évidemment, ils n’avaient rien anticipé… Sophie, qui est non voyante, avait reçu les 900 pages de l’acte d’accusation dans un format illisible pour elle. Et elle a signé le papier sans savoir ce qu’il y avait dessus ! Alors, on a décidé qu’on ne viendrait pas avec nos propres accompagnateurs, comme habituellement. Qu’ils devraient se débrouiller pour qu’on accède à la salle, comme ils sont censés le faire. Qu’on allait les confronter à notre réalité. »
Les gendarmes finissent par se retrousser les manches : il aura fallu, en tout, une heure pour parcourir le chemin entre la porte du tribunal et la salle d’audience. Et là, nouveau couac : la salle est bondée, la jauge Covid explosée. Pas l’idéal pour des prévenus qui présentent des pathologies diverses, pulmonaires, cardiaques… La juge choisit donc de faire sortir les journalistes, condamnés à tendre l’oreille depuis l’extérieur.
Enfin, les débats peuvent commencer. Avec, en amuse‑gueule, les requêtes des avocats : les droits n’ont pas été correctement signifiés à leurs clients, et puis ceux‑ci risquent de ne pas pouvoir s’exprimer… Forcément, le tribunal n’a rien prévu pour. La juge balaie tout d’un revers de main. Même la demande de Bedria : la jeune femme a de lourds problèmes d’élocution depuis son enfance. La juge admet bien, à la fin de son intervention, qu’elle n’a rien compris à ce qu’elle disait, mais qu’importe, on continue. « Pour elle, c’est une violence extraordinaire, constate Odile : la société la traite comme une débile mentale. » Odile, coincée au fond de la salle, comprend « un mot sur quatre environ », elle qui a aussi un problème d’audition. Sophie, bloquée sur son fauteuil, finit par se pisser dessus, de l’urine plein les godasses : personne ne peut l’accompagner aux toilettes. Tout est à l’avenant. « C’était ubuesque. Avec, au milieu, une juge en mode robot… »
Dans la salle, le malaise est palpable. Les avocats des entreprises plaignantes pianotent sur leurs téléphones,
comprennent peu à peu, au fil des débats, qu’un autre procès se joue. Si l’avocat de la SNCF reste droit dans ses bottes, ceux d’Airbus, d’Air France et Aéroport de Toulouse changent de couleur, voire de camp. « C’est une honte de voir comment sont traitées ces personnes handicapées ! » s’étrangle l’un deux à la barre… alors qu’il est censé les faire condamner ! Aéroport de Toulouse et Air France (qui réclamait 44 000 euros de dommages et intérêts) abandonnent leurs demandes. Airbus maintient la sienne (pour 10 000 euros), en s’excusant, presque. « Le Préfet nous a prévenus que si nous n’attaquions pas, cela pouvait remettre en cause la possibilité d’utiliser les pistes de l’aéroport. Alors, voilà… » Odile n’en revient pas : « Il est même venu s’excuser personnellement auprès de chacun de nous pour avoir maintenu cette position. C’était la plus belle preuve que notre cause est légitime. » À peine annoncé un délibéré pour le 4 mai, la juge file par une petite porte au fond de la salle, sans croiser les accusés.
Tout le monde se retrouve dans la salle des pas perdus. Fin de l’histoire ? Sûrement pas. Le plus drôle, ou le pire, commençait… « Avec tout ça, il était 22h00, alors que le procès avait commencé à 14h00 ! » peste Odile. « On les avait bien prévenus que c’était trop tard, que nos auxiliaires de vie sociale ne pourraient plus nous accueillir chez nous, que les transports spécialisés pour rentrer étaient fermés… Ils s’en foutaient. Mais nous, on était bloqués. » Tant qu’à se retrouver coincés sur place, autant pousser l’absurde jusqu’au bout. « On a décidé d’occuper le tribunal ! » Le procureur général et le président du TGI se voient obligés de débarquer, à 23h00, pour régler le problème. En quelques coups de fils, ils parviennent à faire venir des bus spécialisés, à réquisitionner des chauffeurs. « Et chez nous, qui va nous accueillir, nous laver, nous nourrir, nous coucher ? », questionne la joyeuse bande. Cette fois, c’est le président du conseil Départemental qui est tiré du lit. Il est minuit… L’élu réveille les associations d’AVS, appelle les hôpitaux pour trouver une place en urgence : pas de solution. « Je serais bien restée, mais bon, les copains étaient crevés, lâche Odile. On a décidé d’en rester là et de partir. Les plus valides ont aidé les autres, et sont rentrés chez eux à 2h00 du matin… » Mais sans attendre le verdict, l’issue ressemble, déjà, à une victoire : « Kevin, Yann, Jérôme, des jeunes tout timides se sont complètement lâchés. On pouvait pas démontrer de manière plus éclatante qu’on nous refuse le droit de vivre… »