n° 98  

Partager ? Plutôt crever !

Par Cyril Pocréaux , François Ruffin, Pauline Londeix |

Doit-on, en temps de danger mortel pour les populations, lever les brevets, rendre publique leur exploitation ? Évidemment, estiment l’OMS, l’ONU, les ONG, des prix Nobel, la majorité des États et les peuples. Surtout pas !, répondent l’OMC, l’Union européenne, la France et Big Pharma. C’est que la propriété intellectuelle sur les vaccins, sur les traitements, sur les médocs, c’est la clé de voûte de leur industrie, de leurs profits, par milliards. Et tant pis si ça tue des gens, depuis des décennies, par millions. Du Rwanda à Washington, via Abbeville, état des lieux d’un combat vital.

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 « Le Commerce avant la Santé »

Amiens, le vendredi 12 mars 2021

« Faudrait qu’on retrouve le passage : j’ai entendu dire à la radio, ce matin, que les pays riches à l’OMC avaient refusé la levée temporaire des brevets sur les vaccins… » Le rédac’ chef cherchait sur l’ordi, ce matin-là, dans le bureau de la rédaction. « À l’OMS, tu veux dire, je le corrigeais. L’Organisation mondiale de la santé. L’OMC, c’est pour le commerce. — Justement, justement : a priori, ça s’est joué à l’OMC. Le commerce avant la santé… » Je farfouille, à mon tour, sur Internet. Eh oui, c’était bien « C ». Ça s’était bien joué à l’OMC, deux jours plus tôt…

 « Au bord de l’échec moral. »

Genève, le mercredi 10 mars 2021

Ce mercredi, les pays du Sud nourrissent un espoir. Quand même. Quand même. Leurs homologues du Nord n’oseront pas… L’année dernière, au printemps 2020, au cœur du premier confinement, ils s’y étaient engagés, la main sur le cœur. « Nous devons développer un vaccin, avait promis Ursula Van der Leyen, présidente de la Commission européenne. Nous devons le produire et le déployer aux quatre coins du monde. Et le rendre disponible à des prix abordables. Ce vaccin sera notre bien universel et commun. » Et Emmanuel Macron lui faisait écho, plein de générosité : « Nous devons faire en sorte qu’un vaccin contre le Covid-19, lorsqu’il sera découvert, bénéficie à tous, comme un bien public mondial. » De si nobles engagements, il y a moins d’un an…

Mais dès janvier, le directeur de l’OMS, le docteur Tedros Ghebreyesus, s’impatientait : « Je dois être franc. Le monde est au bord d’un échec moral catastrophique, et le prix de cet échec sera payé par les vies dans les pays les plus pauvres. Déjà 39 millions de doses ont été administrées dans les pays les plus riches, mais 25 seulement dans les pauvres. Pas 25 millions, pas 25 000, 25 ! » Lui attendait que l’OMC se prononce. La Santé sous la tutelle du Commerce. « Il faut que les pays renoncent aux brevets sur les produits médicaux jusqu’à la fin de la pandémie de Covid 19. Les flexibilités de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle sont là pour être utilisées dans les situations d’urgence. Si on ne le fait pas maintenant, alors quand ? L’heure tourne. »

C’est qu’en effet, la situation est dramatique. Elle est dramatique pour l’Inde. « Les gens sont en train de mourir littéralement dans les rues, dans les parkings ou chez eux », alerte Pankaj Anand, directeur des programmes humanitaires d’Oxfam dans le pays. « L’Inde est la ‘‘pharmacie du monde’’ et malgré tout elle est à bout de souffle », enrage dans la foulée Amitabh Behar, son directeur. « C’est inacceptable. L’Inde a besoin de l’aide du monde maintenant, mais elle a autant besoin de libérer sa puissance pharmaceutique, produire des vaccins Covid et ne pas être liée par les brevets, les licences et les accords conclus avec les grandes sociétés pharmaceutiques. » Elle est dramatique pour l’Afrique, longtemps épargnée mais frappée de plein fouet par la deuxième vague. La situation est dramatique pour d’autres pays du Sud : niveau vaccination, ils perdent sans doute là des années. Mais elle est dramatique, aussi, pour les populations des pays du Nord. Car derrière les éléments de communication, la vaccination « ouverte aux dentistes et vétérinaires », les vaccinodromes géants, les doses continuent de manquer, ici, sous nos latitudes. Fin mars, dans notre coin, à Abbeville, alors que le Président Macron exhortait quatre jours plus tôt à vacciner « tous les jours, le week-end, et les jours fériés » (se mordant la lèvre pour ne pas ajouter « bande de feignants »), le centre de vaccination d’Abbeville fermait ses portes. Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait plus rien à injecter. « Vacciner le week-end ? C’est possible, oui. Sous réserve d’avoir des doses… » ironisait Agnès Ducastel, médecin. « On nous parle de solliciter d’autres professions pour la vaccination, mais c’est un faux problème puisqu’en fait on ne manque pas de bras, on peut même vacciner jusqu’à 900 personnes par jour, on manque simplement de doses ! Envoyez-nous des doses ! »

« Des doses supplémentaires, on pourrait en fabriquer des millions si les États le décidaient », soupire Pauline Londeix, co-fondatrice de l’Observatoire pour la transparence des médicaments. « Il y a un an, plein de pays ont donné beaucoup d’argent pour la recherche. Pourquoi n’a-t-on pas anticipé le fait que, si un ou des vaccins étaient trouvés, la question de leur production massive allait devenir centrale ? »

Cet égoïsme pourrait se révéler coûteux, sur tous les plans, à moyen terme : « Les pays riches qui vaccinent des personnes jeunes, en bonne santé et à faible risque de contracter le Covid-19 le font au détriment de la vie des personnels de santé, des personnes âgées et d’autres groupes à risque dans d’autres pays, prévient le docteur Ghebreyesus. Or plus le Covid circule dans ces pays, plus il y a de variants qui émergent, et plus il est probable que les vaccins existants ne soient pas efficaces à l’avenir. »

Ce mercredi 10 mars, l’OMC allait donc statuer. À coup sûr, les brevets sur les vaccins seraient levés, temporairement au moins, la production à grande échelle lancée sur tous les continents. La demande avait été déposée à l’OMC, six mois plus tôt, par l’Afrique du Sud et l’Inde. Pas question de révolution, non : juste une dérogation temporaire au droit de propriété intellectuelle. Cent-soixante-quatre États ont, dans la foulée, rejoint l’appel, des pays d’Afrique, d’Amérique du Sud, d’Asie. Des prix Nobel aussi. Même le Pape s’était prononcé pour ! Seulement voilà : à l’OMC, la majorité ne suffit pas. Il faut l’unanimité. Les États-Unis et l’Union européenne ont vite balayé la demande : aucune levée des brevets. Circulez, et revenez quand vous aurez de quoi payer.

À l’OMS, le docteur Ghebreyesus en pleurait, presque : « Il est choquant de constater à quel point peu de choses ont été faites pour éviter cet échec. Les pays les plus pauvres se demandent si les pays riches pensent vraiment ce qu’ils disent quand ils parlent de solidarité… » L’Union européenne, donc, avait trahi sa promesse. Mais la France ? Dans le concert des voix et des nations, avait-elle, comme l’avait annoncé le président Macron, fait entendre sa différence, ouvert la malle au trésor, celle de la formule des vaccins ? Ou s’était-elle, comme souvent lors de discussions internationales, à l’OMC, à l’ONU, à l’OMS et ailleurs, réfugiée derrière le paravent si pratique de l’Europe ? Alors même que, comme l’écrivait le Figaro, « la levée des brevets est fermement combattue par l’industrie pharmaceutique, appuyée par l’Union européenne » ?

  Le silence du ministre

Paris, mardi 16 mars

À l’Assemblée, le rédac’ chef remettait son écharpe de député et interrogeait le Premier ministre : « Une réunion se tenait la semaine dernière devant l’Organisation mondiale du commerce. Qu’a décidé l’OMC ? Que le vaccin resterait la propriété privée des labos. Ma question est donc simple : quelle position a défendue la France ? » C’est Olivier Véran, le ministre de la Santé, qui répliquait, droit comme une seringue, rappelait tout l’intérêt « humain » et « sanitaire » d’un vaccin public mondial. Et de souligner, en bien gras, des initiatives « concrètes », comme « l’engagement personnel du président de la République », l’« exigence » dans les contrats passés avec les labos, et surtout, surtout, l’initiative Covax, « 27 millions de doses dans 33 pays grâce à l’Union européenne » (voir en page 9)… C’était au Premier ministre de répondre, ou au ministre de l’Économie, ou à celui des Affaires étrangères : on parlait « Commerce », là, gros sous, géopolitique, pas « Santé ». Et d’ailleurs, Olivier Véran ne répondait pas à la question, il biaisait. Son silence valait aveu : la France s’était prononcée contre la levée des brevets. Le bien « commun », « universel », « bien public mondial » et autres joyeusetés universalistes, c’était avant. Avant qu’un vaccin ne soit réellement, mis sur le marché.

  Leur principe, et leur faiblesse

Oxford (Angleterre), mai 2020

Désormais, non : pas question de céder. Pas un brevet, pas un droit de propriété intellectuelle ne sera levé. Et tant pis si des usines, des centres de production qui pourraient produire des vaccins, partout dans le monde, attendent, tournent à vide.

Car s’ils ne cèdent pas, c’est sur un principe, d’abord et avant tout. Parce que, et qu’on le comprenne bien, ici, la propriété intellectuelle, les brevets, sont la pierre angulaire, la clé de voûte, de leurs profits, de leurs milliards, de tout leur édifice morbide. Ils ne tiennent que grâce à eux. Que la propriété intellectuelle tombe, et eux tombent aussi, dans le gouffre. Il existe d’ailleurs, chez Big Pharma, une expression pour ça, un brevé qui arrive à échéance, et les millions, les milliards qui s’envolent : « la falaise du brevet ».

Voilà pourquoi céder ici, maintenant, sur les vaccins, sur la propriété intellectuelle, reste sans doute leur pire cauchemar. Car ils le sentent, ils le devinent, ils le savent, finalement : que les brevets sur les vaccins soient déchirés, sur ce coup-là, et ils créent un précédent. Personne, ni les peuples, ni les ONG, ni les États les plus pauvres, ne s’arrêtera là. Après ça, inspiré par cette victoire, les yeux grands ouverts sur l’absurdité de ce système, qui ne voudra pas remettre en question leur mortelle logique ? Après le « vaccin bien public mondial », jusqu’où iront ceux qui rêvent d’un droit et d’un accès équitables à la santé pour tous, partout ? Quels vaccins, quels traitements, quels médicaments, quels dispositifs médicaux deviendront des biens communs ? Ce serait, pour Big Pharma, une porte ouverte sur le pire. Et cette porte, des États, des peuples, des associations, des ONG, le Pape, tous cherchent actuellement à mettre un pied dedans…

Le Covid aura eu cette vertu, au moins : (re)mettre en lumière cette bataille, qui repart de plus belle, nerf de la guerre, lutte essentielle pour un futur où de nouvelles crises sanitaires s’annoncent, déjà. On comprend mieux que, pour eux, le combat actuel s’apparente à une guerre de tranchées…

« La propriété intellectuelle est un élément fondamental de notre industrie et si vous ne protégez pas la propriété intellectuelle, il n’y a essentiellement aucune incitation pour quiconque à innover. » En ce premier printemps de confinement, Pascal Soriot, le PDG français d’AstraZeneca, est tout sourire : l’université d’Oxford, sous l’amicale pression de Bill Gates, vient de renoncer à mettre son vaccin en licence libre…
« La propriété intellectuelle est un élément fondamental de notre industrie » : de l’industrie, on veut bien le croire. Des profits, c’est certain. Pas de la santé. Quentin Ravelli, sociologue chargé de recherche au CNRS et spécialiste de l’industrie pharmaceutique, le rappelle : « Il faut retenir les leçons de l’histoire : on considère que les brevets sont une bonne chose, parce qu’ils stimuleraient la recherche. Or de 1844 à 1969, le système des brevets fut aboli en France sur les médicaments, et c’est là qu’on a trouvé le plus de molécules… »

On l’a dit : les brevets, c’est le cœur de ce business. Mais aussi leur talon d’Achille. Que la propriété intellectuelle saute, que d’autres produisent à leur place, et ils perdent tout. Qu’elle soit maintenue, et ils gardent, entre leurs mains, et leurs profits et nos vies.

Alors il leur faut, sans cesse, blinder leurs positions sur la scène du commerce international… Au début des années 1990, alors que les premiers traitements contre le VIH commencent à sortir des labos, que les États (en particulier les plus pauvres, où l’épidémie fait des ravages) imaginent enfin pouvoir soigner leurs populations, il est urgent de raccourcir la laisse. De bien rappeler qui a pouvoir de vie et de mort.

Alors, on va resserrer l’étau. Tout se joue à l’OMC, encore et déjà l’OMC, en 1994 : l’ADPIC, l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, renforce le monopole des firmes, fixés à vingt ans au minimum, leur garantit de pouvoir décider du prix des médicaments, et verrouille plus encore les brevets. Un texte sur lequel les entreprises pharmaceutiques, Pfizer en tête, ont pesé de tout leur poids. Le plus fort ? L’accord devra être appliqué par tout le monde, sans alternative, tous les États, après une phase de transition : d’abord les pays industrialisés, puis les pays en voie de développement, et enfin les plus pauvres. Même ceux qui n’avaient jusque là jamais reconnu le système des brevets ! Les pays, le monde, sont pieds et poings liés.
Voilà comment, près de trente ans plus tard, un groupe de multinationales a encore la main sur la santé mondiale, pouvoir de vie ou de mort. Rien de moins. Ça dure comme ça, donc, depuis des lustres.

Ça dure comme ça avec le diabète. Fin 2018, un couple de parents déposaient les cendres de leur fils diabétique à l’entrée d’un centre de recherche de Sanofi à Boston, Massachussetts. Alec, diabétique de type 1, était décédé après avoir désespérément cherché à rationner son insuline. À 26 ans passés, il n’était plus couvert par l’assurance santé de ses parents. Il aurait dû débourser autour de 1 300 dollars par mois (soit 1 150 euros) pour un traitement normal. « Les prix élevés de Sanofi tuent les gens comme mon fils Alec, déclarait son père. J’en ai assez de les voir écouter mon histoire puis ne rien faire. Je ne leur demande plus de baisser leurs prix – je l’exige. » En 1922, les deux chercheurs de l’Université de Toronto, qui viennent de découvrir l’insuline, en déposent le brevet puis le cèdent pour 1 dollar symbolique : pas question de se faire de l’argent pour un médicament essentiel contre le diabète. Mais les entreprises pharmaceutiques se jettent sur l’occasion. Un siècle plus tard, Sanofi, Novo Nordisk et Eli Lilly se partagent le marché mondial. Leur voracité et les prix qu’ils pratiquent, sans aucun apport scientifique digne de ce nom, tuent 1,6 millions de personnes comme Alec, chaque années, dans le monde.

Ça dure comme ça avec la tuberculose. La tuberculose, même si on l’oublie, c’est encore 1,5 million de morts chaque année dans le monde, dont 200 000 enfants, principalement parmi les populations les plus pauvres, pas vraiment solvables. Forcément, pas de quoi exciter Big Pharma… Les seuls traitements présentent de très lourds effets secondaires, jusqu’en 2013 au moins, quand la FDA américaine valide la bédaquiline, premier médicament contre la maladie depuis quarante ans. Mais les malades devront, dans leur grande majorité, s’en passer : le laboratoire J&J/Janssen a breveté la découverte, pourtant financée à 60 % par le secteur public et l’argent caritatif d’ONG. Et vend le produit 60 000 dollars pour un traitement de 24 semaines, quand il pourrait être vendu et rentable à 96 dollars…

Ça dure comme ça avec le VIH, aussi. Alors que dans les années 1990, les traitements par antirétroviraux permettent enfin de vivre avec le virus du sida, les grandes firmes, Pfizer, GSK, imposent des tarifs impossibles à tenir pour les pays et les malades pauvres – jusqu’à 10 000 dollars par an, quand des génériques peuvent être produits pour 350 dollars, et quand leurs bénéfices se comptent en milliards, bon an mal an. Un scandale et un racket que fera voler en éclats le procès de Pretoria (voir encadré pages suivantes).

Leur cupidité tue, donc. Depuis 1990, quelques années après qu’il eut été identifié, le VIH a tué 32 millions de personnes dans le monde, selon un rapport de l’OMS. Dont plus de 23 millions en Afrique subsaharienne. Mais mesurons l’horreur : depuis 2000, depuis que les traitements sont connus, utilisés, qu’ils permettent de contrôler le virus, chez une personne séropositive, le nombre de morts a légèrement diminué en Amérique du Nord. Il a légèrement augmenté en Europe de l’Ouest, se chiffrant, dans les deux cas, en centaines de milliers. Il a, en revanche, continué à exploser en Afrique subsaharienne : plus de 17 millions depuis 2000. Le nombre de malades du diabète a lui été multiplié par quatre depuis les années 1980, et sa progression est en particulier fulgurante en Afrique et dans de nombreux pays pauvres. La tuberculose, elle, reste la maladie infectieuse la plus mortelle dans le monde. Les personnes infectées doivent faire face à des coûts « catastrophiques », selon l’OMS.

Vous n’avez pas les moyens ? Pas de soldes au rayon Big Pharma. Et que les brevets la protègent.

Comment en sortir, de tout ça ? Quelques failles subsistent, dans l’ADPIC, signé à l’OMC en 1994. Les « clauses de flexibilité » permettent de faire appel à des médicaments génériques importés de l’étranger pour assurer à sa population un accès à la santé, ou de procéder aux licences d’office et licences obligatoires, pour produire un médicament encore sous brevet. Un décret, un simple décret du gouvernement, et c’est parti : la production peut être lancée. D’autant que la réquisition des moyens de production a été rendue possible par la loi d’urgence du 23 mars 2020…

Alors, nos gouvernants, et les labos, vont-ils s’y résoudre ? Non, au contraire : le 28 avril, le Parlement européen se prononçait massivement contre la levée des brevets sur les vaccins contre le Covid-19. Côté français, les députés LREM, LR, RN mais aussi PS, votaient contre, eux aussi…

 Les bonnes excuses

Sofia, Bulgarie, le 11 avril 2021

Pour ne pas lever les brevets, nos dirigeants sortent la carte Covax. La belle excuse : Covax ne fonctionne pas : les pays riches gardent tout pour eux (voir encadré).

Alors, on sort de belles promesses, de la part des entreprises pharmaceutiques, cette fois. « Nous vendrons les doses de nos vaccins à prix coûtant », ont d’abord assuré AstraZeneca, et l’Américain Johnson & Johnson. Le PDG de Pfizer rassurait : le profit pour son groupe serait « marginal ». Et même mieux : ne pas faire de bénéfice, ce serait un principe « radical et fanatique ». Mais qui a vraiment espéré ? Qui les a vraiment crus ? Aussitôt les vaccins sur le marché, c’est un autre principe, bien plus « radical et fanatique » qui a triomphé : faire payer, le plus cher possible.

« Au départ, le vaccin Pfizer coûtait 12 € la dose, puis le prix a augmenté à 15,50 €. Aujourd’hui, des contrats sont signés pour 900 millions de vaccins à hauteur de 19,50 € la dose », enrage Boyko Borissov. En ce début de printemps, le Premier ministre bulgare goûte aux vertus de la concurrence libre et non faussée. L’Afrique du Sud, pressée par les dégâts de « son » variant, a elle dû négocier directement avec AstraZeneca. Et payé pour ses doses 2,5 fois le prix de l’Union européenne. Moderna vend lui la même dose 12,5 euros aux USA, et 15 en Europe. Une chose reste certaine : pour Big Pharma, c’est tout bénéf. Le montant total de la facture de l’UE auprès de Pfizer dépasse les 17 milliards d’euros. Un analyste américain estime que la marge commerciale du groupe, sur ce coup-là, se situera entre 60 et 80 % : pas mal pour un profit « marginal ». Voilà qui devrait permettre à Pfizer de faire mieux que ses 9,6 milliards de bénéfices de 2020, alors que le cours en bourse de son partenaire BioNTech s’est lui envolé de 245 %.

Le plus drôle, ou le pire, dans tout ça ? Qui a investi, massivement investi ? Pas les labos, mais nos impôts : les citoyens paient ainsi leurs doses deux fois. Car c’est l’argent public, largement, qui a financé la recherche en amont : 12 milliards de dollars versés à l’industrie pharmaceutique, rien que pour les six vaccins candidats à l’homologation de l’Union européenne. Pfizer, à lui seul, en a reçu 450 millions de l’UE, sans aucune contrepartie, ni sur le contrôle des prix ni sur l’exigence d’une vaccination mondiale. Selon la société d’analyse de données scientifiques Airfinity, les organisations à but non lucratif ont fourni près de deux milliards d’euros. Big Pharma, quant à elle, n’aurait mis la main à la poche que pour 3 milliards d’euros… Et sans grand risque : les contrats de livraison étaient signés à l’avance… avec les fonds de la Sécu.

« À l’Observatoire de la transparence, rappelle Pauline Londeix, plus on creuse sur cette question de la recherche, des essais cliniques, plus on constate l’importance de ces investissements publics. Sans compter que ces mêmes recherches serviront aussi aux labos pour de futurs vaccins ! »

Covax, et c’est tout ? Kigali, Rwanda, le 21 mars 2021

Dans le centre biomédical de Kigali, le docteur Hassan Sibomana soupire. Dans cette zone économique à la lisière de la capitale rwandaise, il montre, d’un geste, quelques immenses frigos flambant neufs. Le pays les a achetés spécialement, voici quelques mois, pour stocker à moins 70°C les flacons de vaccins. Seulement voilà : les cinq réfrigérateurs, qui peuvent contenir un million de doses, sont vides, ou presque. Nous sommes fin mars, et le pays, pourtant, est l’un des mieux pourvus par Covax : il fut le premier en Afrique à recevoir du Pfizer et a eu droit, en tout, à 340 000 doses, toutes écoulées en quelques jours. « On était bien préparés, de notre côté, assure le médecin, directeur du programme de vaccination dans le pays. Ce n’était pas la première fois qu’on devait utiliser un vaccin avec une telle logistique : en 2019, rappelez-vous, il nous avait fallu stocker le vaccin de Merck contre Ebola. » Sauf que, là, les doses n’arrivent pas, ou peu, ou plus. Les prochaines sont espérées dans une semaine, deux peut-être, allez savoir. Alors, les soignants attendent. Le stade de la Kigali Arena a été transformé, déjà, en centre de vaccination. « On a décentralisé nos structures de santé, on a organisé cinq cents formations sanitaires sur le territoire, calcule Sabin Nsankimana, directeur du centre biomédical national. On est prêts. Y a quatre ans, on a vacciné 7 millions de personnes en une semaine, alors... »

Alors, on attend. « C’est sûr qu’on n’a pas encore atteint notre rythme de croisière… », euphémise le docteur Yap Boum, épidémiologiste et représentant de MSF en Afrique de l’Ouest. Ici à l’autre bout du continent, au Sénégal, les doses arrivent au compte-goutte. « Je ne sais pas si on va appeler ça une opération de communication mais… les autorités font au mieux avec ce qui est disponible. Pourtant on avait montré, avec Ebola, qu’on pouvait aller très vite quand tout le monde se mobilisait, mais il y a du retard. Il est difficile pour moi de savoir ce qui se trame derrière mais, visiblement, les pays qui ont le plus de moyens ont intérêt à servir d’abord leurs propres populations, et achètent les doses pour eux. »

Et c’est « grotesque ». À l’OMS, le directeur Ghebreyesus a, lui, une idée précise de « ce qui se trame derrière » tout ça. « L’écart entre le nombre de vaccins administrés dans les pays riches et le nombre de vaccins administrés via Covax se creuse et devient chaque jour plus grotesque ». L’idée, à la base, est pourtant belle. Et initiée, d’ailleurs, par l’OMS elle-même. Covax, ou comment aider les pays défavorisés, leur fournir gratuitement les doses pour 20 % de leur population, soit 270 millions d’unités – sans toutefois lever les brevets.
Sauf que, là encore, quand il s’agit de répartir les doses, les plus riches se réservent la part du lion, et montrent les dents quand on fait mine de leur en prendre une partie. Fin février, l’OMS dénonçait le tour de passe-passe : les pays du Nord contactent directement les fabricants pour récupérer plus de vaccins.
« L’initiative Covax a été tuée dans l’œuf, soupire Pauline Londeix, de l’Observatoire sur la transparence des médicaments. Le but, c’était de mettre à disposition des pays du Sud, principalement l’Afrique, deux milliards de doses de vaccin d’ici à la fin 2021. Mais si on prend le vaccin Pfizer/ BioNTech, 96% des doses ont déjà été achetées par les pays du Nord. Il ne reste rien pour Covax. Ça se passe comme ça depuis des lustres, avec le VIH, les hépatites, la tuberculose : les pays du Sud sont toujours les derniers servis. » De fait, début avril, 0,1% des doses administrées dans le monde l’avaient été dans des pays à faible revenu. Contre 56 % dans des pays à revenu élevé qui rassemblent, pourtant, 16 % seulement de la population. Dans la plupart des pays d’Afrique, il aura fallu attendre le mois de mars, pas avant, pour commencer à protéger la population, et encore, avec les moyens du bord : 15 millions de doses livrées sur les 600 millions promises par les industriels.
Et là, gros problème : si, pendant de longs mois, le continent sembla épargné, en partie grâce à la jeunesse de sa population, la deuxième vague la frappe désormais de plein fouet : cas et contaminations exponentiels, et la barre des 115 000 morts, et 4 millions de cas, dépassée fin mars. Les services de santé sont débordés, partout sur le continent.

 La bataille qui s’engage

Tel Aviv, Israël, printemps 2020

Israël a dégainé l’arme fatale dès le printemps 2020 : licence obligatoire sur un traitement contre le Covid. Selon l’article 104 de la loi sur la défense des brevets, le pays pouvait donc importer d’Inde une version générique du Kaletra d’AbbVie. Avec cette crainte chez Big Pharma : que l’exemple fasse tache d’huile, qu’on se réveille un beau jour en les expropriant, en leur brandissant, demain ou après-demain, le principe de la licence d’office quand le besoin s’en fait sentir. Un salut pour les populations, un cauchemar, pour eux. Alors, branle-bas de combat. À l’Assemblée, Olivier Véran se faisait porte-parole, soucieux de défendre les droits des labos. « La licence d’office n’a du sens que lorsqu’un laboratoire vous dit ‘‘j’ai la propriété intellectuelle, c’est moi qui produis, ça ne vous regarde pas’’. Ce n’est pas du tout ce que nous disent les laboratoires ! » Agnès Pannier-Runacher, sa collègue déléguée à l’Industrie, lui prête main forte. « Les usines du monde entier tournent déjà à plein » (ce qui est faux, me dit Jean-Louis Peyren, notre copain de la CGT Sanofi : chez eux, et dans plein d’autres usines des labos, rien n’est produit), « un transfert de technologie, c’est 18 mois ! » (quelques semaines, en fait).

S’ils sentent le besoin de faire ainsi don d’eux-mêmes, de faire barrage au partage, c’est qu’ils se souviennent, peut-être, de l’exemple de Pretoria, quand la pression populaire internationale mettait les firmes à genoux (voir encadré ci-dessous)…

Le risque est là : la contagion, vertueuse, celle de l’envie de se réapproprier la santé, est tangible. Voilà pourquoi la Macronie défend, en chœur, Sanofi. Voilà pourquoi, après Emmanuel Macron, après Christophe Castaner, après Édouard Philippe, après Agnès Buzyn, après tant d’autres, Agnès Pannier-Runacher visitait fin février un site Sanofi en Normandie, pour annoncer que le groupe produirait 27 millions de doses de vaccin par mois… à partir de septembre. Du Pfizer (comme quoi, le transfert de technologie…) Si même Sanofi et son « fiasco français », comme le titrait l’Express, Sanofi qui détruit sa recherche depuis dix ans, 4000 postes de chercheurs supprimés dans le monde, 2000 en France, si même Sanofi qui a versé quatre milliards à ses actionnaires en 2020, un record, qui a vu ses gains grimper en flèche, grâce à un rebond de la vente de Doliprane, si même ce Sanofi-là doit être défendu, c’est que l’heure est grave : la pression internationale pour mettre un grand coup de pied dans la fourmilière des brevets n’a sans doute jamais été aussi forte. L’exécutif est là comme toujours : faible avec les riches, dur avec les populations, celles qu’ils sont censés protéger. Alors, peut-être plus encore que d’habitude, à l’UE, à l’OMC comme sur la scène nationale, il faut tenir cette ligne, quoi qu’il en coûte : on ne lève pas la propriété sur les brevets.

C’est que « l’exemple de Pretoria prouve que ça peut marcher, que si le peuple se mêle de sa santé il se la rapproprie », estime Quentin Ravelli. À une condition : « Il faut parvenir à imposer le cadre du débat. Tant que l’industrie pharmaceutique se situe en dehors d’un débat officiel, il n’y a pas de souci pour elle : elle est hors contrôle. »

Dans l’Hexagone, hors du gouvernement, des voix s’élèvent. Des associations, des ONG, des médecins, l’urgentiste Christophe Prudhomme, par exemple : « Il est urgent d’obtenir immédiatement la levée des brevets et dans un deuxième temps la création d’un pôle public des industries de santé permettant d’avoir la maîtrise de la production de biens essentiels au quotidien et encore plus en période de crise. » Voilà qui tombe bien : un sondage Harris Interactive publié au début du printemps estimait à tout juste 90 % le nombre de Français « favorables » ou « très favorables » (à 52 % !) à la « création d’un pôle public du médicament, un établissement public scientifique et technique ayant vocation à s’assurer de l’approvisionnement de la France en matière de dispositifs médicaux ».

Au niveau international, l’OMS ferraille dur, on l’a dit. Mais également l’ONU, dont le Comité en charge des droits humains publiait, fin mars, un avis clair : « Dans ce contexte, le Comité recommande fortement aux États de soutenir la proposition de dérogation temporaire aux brevets, en particulier en utilisant leur pouvoir de vote au sein de l’OMC. » Le parlement italien, lui, a ouvert une brèche, premier en Europe : il demande que son gouvernement s’aligne sur la position de l’Inde et de l’Afrique du Sud. Même les États-Unis semblent douter de leur choix, désormais. Le 22 mars, deux semaines après la réunion à l’OMC, tous les pontes de la santé du pays étaient convoqués à la Maison-Blanche, raconte le site de la chaîne d’informations financières CNBC. La présidente de la chambre des représentants, Nancy Pelosi, et plusieurs sénateurs poussent à la levée temporaire de la propriété intellectuelle sur les vaccins comme sur les traitements. « Nous ne sommes pas en sécurité tant que le monde n’est pas en sécurité », justifiait un élu démocrate. Et Adam Hodge, le porte-parole du secrétariat d’État au commerce, place lui le débat en termes diplomatiques, quitte à fâcher les Big pharmas d’outre-Atlantique : « Dans le cadre de la reconstruction de nos alliances, nous explorons toutes les possibilités de coordination avec nos partenaires mondiaux, et nous évaluons l’efficacité de cette proposition particulière. »

Mais pas, toujours pas, l’Union européenne. Pas plus que la France, évidemment. Elles sont là, droites dans leurs bottes, à défendre une supposée « innovation », et donc la concurrence, et donc les brevets, et donc les intérêts des firmes. Business as usual.

La victoire de Pretoria

C’était à la fin des années 1990. L’Afrique du Sud paie un lourd tribut au Sida. Le pays de Nelson Mandela inscrit alors, dans sa loi, la possibilité d’importer des médicaments à moindre coût, de produire des génériques, en contournant le droit des brevets. Mais trente-neuf groupes pharmaceutiques portent plainte, sûrs de leur bon droit. Ils reçoivent d’ailleurs le soutien du gouvernement américain et de la Commission européenne : la propriété, intellectuelle ici, d’abord ! Et tant pis pour les malades…

Mais à l’ouverture du procès, le 5 mars 2001, les malades, justement, se signalent. Ils viennent témoigner devant la cour, se portent partie civile, évaluent à 400 000 le nombre de morts depuis que la loi est bloquée par ce recours. De juridique, le procès devient humain : le droit des brevets peut-il prévaloir sur le traitement des malades ? Et cette association demande aux compagnies pharmaceutiques de justifier le prix de leurs médicaments. Elles ne savent pas répondre. Les firmes réclament trois mois pour préparer leur défense, leur argumentation sur le prix de leurs propres productions. Le juge leur accorde six semaines. Durant ces six semaines, l’opinion internationale se mobilise, Médecins sans frontières, Sud-Chimie, via des pétitions en ligne, les médias, le Parlement européen... Quand le procès reprend, le 18 avril, la pression est sur les labos. Leur unité se fissure. Dès l’après-midi, trente-sept sur trente-neuf ont abandonné leur plainte. Et le lendemain matin, c’en est fini. L’industrie pharmaceutique accepte même de payer les frais de procédure. Sa défaite est totale.

 Coopération, concurrence ? Choisis ton monde.

Londres, 23 mars 2021

« Le succès du déploiement du vaccin au Royaume- Uni, il est dû à la cupidité et au capitalisme », ricanait Boris Johnson, le premier ministre britannique, en ce début de printemps, au cours d’une conversation privée avec des députés de son camp interceptée par le Guardian. C’est « l’altruisme et non l’avidité qui nous permettra de surmonter cette crise », soupirait en réponse la députée travailliste Angela Eagle. « Ce qu’il aurait fallu, c’est ne pas mettre tous les laboratoires en concurrence mais créer une concertation entre eux, pour savoir qui développait quoi, plutôt qu’ils ne développent des vaccins similaires avec pour objectif d’être les premiers à mettre le leur sur le marché », regrette Pauline Londeix. « Mais pour cela, il faut sortir d’une vision purement compétitrice et commerciale des choses… »

La cupidité, le capitalisme, la concurrence empêchent, aujourd’hui, que soient soignés les tuberculeux, les diabétiques, les porteurs du VIH, et désormais les malades du Covid. La compétition tue, tue très concrètement, chaque année, chaque jour, des milliers de personnes. Quand l’entraide pourrait les sauver, nous sauver. Voilà le grand choix, devant nous : comment sauver l’espèce humaine ? Par la concurrence ou l’entraide ?

Un peu de philosophie politique, ici : ça me rappelait les propos de Pablo Servigne, l’auteur, docteur en biologie (voir Fakir n° 87). Dans les périodes de crise, nous expliquait-il, le monde, la nature et les hommes s’en sont toujours sortis par la coopération, plutôt que par la concurrence.

Pablo Servigne : J’ai fait une thèse sur les fourmis, j’assistais aux colloques à travers le monde sur les insectes sociaux, j’accumulais les données, avec une vraie passion. Chez les végétaux, les bactéries, les champignons, et partout nous retrouvions le même principe : l’entraide.

Fakir : Tu relèves que Darwin lui-même avait eu cette intuition, de la sélection naturelle par l’entraide…

P.S. : Oui, il faut relire Darwin, c’est magnifique, vraiment délicieux. Il voyait, par exemple, le sacrifice des abeilles ouvrières, elle défend son nid, elle vous pique, elle laisse son dard et elle meurt. L’individu se tue pour défendre le groupe. Là, Darwin se gratte la tête, il se dit : « C’est pas possible, ça ? Comment l’altruisme a pu être sélectionné ? Alors qu’il sacrifie sa descendance ? Et ça dure pourtant depuis des millions d’années ? Ça ne colle pas avec ma théorie. » En 1871, il propose donc une idée : « Il ne fait aucun doute que les tribus qui possèdent de nombreux membres qui sont toujours prêts à aider les autres et à se sacrifier pour le bien commun sortiraient victorieuses des autres tribus. Et cela serait de la sélection naturelle. » Donc, c’est la sélection naturelle au niveau du groupe (et pas de l’individu), c’est la cohésion du groupe, la coopération qui permet de survivre mieux que les autres.

Fakir : Alors, allons-y : qu’est-ce qui, dans la nature, relève de l’entraide ?

P.S. : Tout. Presque tout. On pourrait prendre mille exemples, chez les abeilles bien sûr, les étourneaux, mais aussi le mutualisme entre les anémones de mers et des escargots, entre des récifs coralliens et les poissons-clowns, etc. Mais à multiplier les histoires, comme ça, à peindre le tableau par petites touches, on ne saisit pas l’ampleur de la chose. On peut encore croire que c’est anecdotique. Mais tiens, respire ! Eh bien, la respiration, elle est issue d’une fusion bactérienne ancestrale, c’est une association. Et que font nos cellules ? Elles collaborent pour former un organisme, avec une division du travail. Notre corps ne peut pas vivre sans microbiote. À tous les échelons, il y a entraide, coopération. Prends la forêt. Quel est le récit qui domine ? Qui a cours depuis des décennies ? On nous raconte que chaque arbre joue des coudes, c’est la compétition généralisée, c’est l’arène des gladiateurs feuillus, pour accéder à la lumière, aux minéraux. En fait non, il y a plein d’entraide. Les arbres, en fait, sont connectés par des champignons, les mycorhizes. Donc, déjà, il y a une entraide entre arbres et champignons : les champignons apportent à l’arbre de l’eau, des nutriments, et lui fournit des sucres aux champignons, de l’énergie. Dans un bois, tu as de vieux arbres, immenses, qui ont leur vie derrière eux, qui ont accès au soleil, et tu as les jeunes pousses qui galèrent. Eh bien, les grands arbres transmettent des sucres aux jeunes arbres. Ce sont les allocations familiales ! C’est la Sécurité sociale, des millions d’années avant nous ! L’entraide est un facteur d’innovation dans le vivant, dans son évolution, depuis 3,8 milliards d’années : les plus coopératifs survivent. Ça n’est pas un petit fait divers, c’est le phénomène massif.

Fakir : Tu décris un paradoxe : c’est notre fragilité individuelle, notamment à la naissance, qui a produit des sociétés puissantes.

P.S. : C’est vraiment ça : on est hyper-vulnérables, un animal ridicule. Sauf qu’on a la communauté. On est programmé pour ça. On est entouré de ça. Dès qu’il y a danger, d’ailleurs, on le voit : les liens se resserrent. Lors d’ouragans, de tsunamis, d’attaques terroristes, etc., à chaque fois, plus on va vers l’épicentre de la catastrophe, plus on observe des comportements d’altruisme, d’auto-organisation. L’entraide, c’est un possible qui existe en nous, en chacun de nous, dans notre patrimoine génétique, dans la société, et qui peut ou non s’activer. Nous pourrions dessiner, concevoir des institutions, des normes sociales, qui favorisent l’émergence de comportements altruistes, pro-sociaux. C’est ça, sur le papier, l’art de la politique, permettre ça, plutôt que prôner une compétition déjà présente partout. Quand j’entends les gens dire : « Avec l’effondrement, on va tous s’entretuer, c’est la nature humaine », je réponds « non ! ». La nature humaine n’est ni bonne ni mauvaise, ni altruiste ni égoïste. Nous avons les deux, les deux sont en magasin. C’est la culture néolibérale, moderne, qui va faire qu’on peut s’entretuer. Mais on peut sortir de ça, et on a de gros leviers en nous, et ça peut aller très vite, potentiellement.

Qu’allons-nous choisir, l’OMC ou l’OMS ? Le commerce ou santé ? Les profits ou la vie ? La concurrence ou l’entraide ? L’Union européenne, et l’Élysée, ont tranché, pour aujourd’hui et pour la suite : « Nous ne lèverons pas les brevets pour les vaccins. »