« Populaire » : de Eugène Dabit à Lionel Jospin

Comment vivait un paysan, les millions de paysans, sous Louis XIV ? On l’ignore : dans l’Histoire à majuscule, le Roi Soleil et les Grands de sa cour éclipsent tout.

Publié le 11 février 2022

À la rigueur, l’école des Annales va nous offrir des statistiques, comptait leurs terres, leurs enfants, leurs veaux, vaches, poules, cochons. Mais en quoi consistaient leurs jours ? Que se passait‑il dans leurs cœurs ? Les jacqueries elles‑mêmes ne sont racontées que par les seigneurs, par leurs historiographes officiels.Avec le XIXe et l’école de Jules Ferry, toutes, tous, apprennent à lire, à écrire. Mais de là à écrire sur soi, à faire un récit de sa vie, à s’estimer assez important pour ça…
Est‑ce parce que la lecture se démocratise ? Parce que le peuple représente un nouveau public, avec du pouvoir d’achat ? Ou parce que, avec la Révolution française, avec les Trois glorieuses, avec 1848, il monte, pas seulement sur les barricades, mais aussi sur la scène de l’histoire ? Le Peuple entre alors dans les tableaux, dans une peinture jusqu’alors réservée aux « sujets nobles », de Delacroix avec sa Liberté qui le guide, à Caillebotte et ses Raboteurs de parquet, à Courbet et son Enterrement à Ornans. Et de même dans la littérature, avec, énorme succès, Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, Les Misérables de Hugo, Germinal et Nana de Zola. Mais ce sont des bourgeois, encore, qui tiennent le pinceau ou la plume.

Survient, alors, au début du XXe, avec Henri Calet, Eugène Dabit, Yves Gibeau, le « courant populiste », qui – dixit le Robert – « s’applique à décrire avec réalisme la vie des gens du Peuple ». « Nous voulons aller aux petites gens, aux gens médiocres qui sont la masse de la société et dont la vie, elle aussi, compte des drames », annonce Léon Lemonnier dans son Manifeste (1929). Mais eux sont des intellectuels, là encore, qui observent le peuple, avec sympathie, empathie, mais un peu de l’extérieur. La littérature « prolétarienne », portée par Henri Poulaille, naît à la même époque, ainsi que les romans engagés de Aragon et Nizan. Le prolétariat apparaît, bien sûr, comme la classe montante, le sujet de l’Histoire, prenant le pouvoir, avec socialistes et communistes comme porte‑voix. Tous ces auteurs, que je cite ici, je les ai découverts, dévorés, dans ma jeunesse, dans les années 90. Il était presque impossible, alors, dans un roman français, de trouver un ouvrier, une auxiliaire de vie, un homme ou une femme du peuple. On trouvera des exceptions, ça va de soi, on mentionnera notre ami Mordillat, Bourdieu chez les intellectuels, le Western de Manuel Poirier au cinéma, mais pour la plupart, nos auteurs et auteures se recroquevillaient autour de leur nombril. La question sociale était effacée. Il fallait se réfugier dans le passé, ou dans la littérature américaine.

Le « prolétariat » n’existait plus, et portait encore moins un espoir. « Populaire » était devenu une presque injure, synonyme de beauf et de bob, de camping et de Ricard, de pétanque et d’accordéon – autant de stigmates. Lionel Jospin menait campagne, pour la présidentielle de 2002, sans prononcer le mot « ouvrier » : « Lionel, lui fit remarquer le maire de Lille Pierre Mauroy, quand je regarde ton programme, je n’y vois ni les ouvriers ni les travailleurs. Ce ne sont pourtant pas des gros mots… » Et c’est à un détail, à un détail artistique, que, d’avance, j’ai deviné qu’il perdrait.

J’écoutais France Inter et, fin janvier 2002, un reportage m’informa que, en compagnie de son épouse Sylviane Agacinski, mais aussi de la moitié (féminine) de son gouvernement, élisabeth Guigou (Emploi), Ségolène Royal (Famille), Marylise Lebranchu (Justice), Catherine Tasca (Culture), Florence Parly (Budget), Marie‑Noëlle Lienemann (Logement), Paulette Guinchard‑Kunstler (Personnes âgées), Nicole Péry (Droits des femmes), le Premier ministre assistait à une avant‑première du film de François Ozon, Huit Femmes, au cinéma le Balzac, en haut des Champs‑élysées. Je suis allé voir Huit Femmes, ensuite, dans la foulée, par curiosité. C’était nul. C’était creux. C’était vide. Ça ne disait rien, absolument rien, de la France d’aujourd’hui, des gens, de leurs vies. Et j’ai compris à cet instant, avec colère – parce qu’à Amiens, après Yoplait, après Honeywell, après Magnetti‑Marelli, c’est Whirlpool qui délocalisait son lave‑linge, dans le silence, dans l’indifférence, dans le blabla des « restructurations » et autres « plans de formation » – j’ai compris combien le candidat socialiste était coupé du pays. Combien il était enfermé dans son petit milieu.

Les temps ont changé. Le « non » du 29 mai 2005, et « l’épidémie de populisme », ont bousculé l’élite. Christophe Guilluy, avec son Atlas des nouvelles fractures sociales, a sorti du silence « les périphéries aphones ». Avec Leurs Enfants après eux, de Nicolas Mathieu, la France populaire, la France périphérique, ne retrouve pas seulement droit de cité dans les belles lettres : elle obtient les honneurs du Goncourt ! C’est un signe. Et ça signe, pour moi, le retour du peuple, le retour du peuple en politique : le prix était attribué le 7 novembre 2018… dix jours avant le surgissement des Gilets jaunes sur les ronds-points !

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