n° 93  

Premiers de corvée

Par L'équipe de Fakir |

« On s’arrête », disait Gébé. Alors, on s’arrête, oui – bien obligés. Mais on alerte, aussi. On relaie vos colères et vos espoirs, arrivés par centaines, par milliers, même, sur nos boîtes, notre site.

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de : Claire, peintre en bâtiment en Indre-et-Loire

Objet : 156 euros 30

« Depuis octobre dernier, je suis peintre en bâtiment, à mon compte. Là, je vais toucher 156,30 € pour vivre avec ma fille dont j’ai la garde principale pendant toute cette période de confinement. Même s’il était possible d’aller travailler, je me vois mal avec ma ponceuse dans le salon de mes clients confinés chez eux, avec le danger de contamination de ma part. J’ai un manque à gagner pour les prochains mois de 2500 €. Je n’aurai pas droit aux 1500 € car je suis un corps de métier associé au BTP, et considéré comme non à risque, selon notre chère ministre du Travail. Je suis pas la plus à plaindre, mais j’ai envie de leur faire un pied de nez et essayer d’organiser les choses autrement, ils n’ont pas l’air d’en avoir l’envie, encore moins le courage. Pour ne pas dire autre chose... »

de : Laetitia, sage femme dans le Val d’Oise

Objet : Murmurer aux nouveaux-nés

« Je suis sage-femme depuis 25 ans et je me consacre aux visites à domicile des mamans qui viennent juste d’accoucher et doivent impérativement libérer les lits de maternité. J’entoure, j’encadre, je rassure, je réconforte, j’éduque, j’écoute, je soigne aussi, je vaccine, je prescris, je perfuse, je mesure, je pèse, j’ausculte… Aujourd’hui je tiens un bébé de 2kg300 entre mes mains et je veux continuer de lui murmurer que la vie est belle, que les fleurs dehors diffusent un doux parfum, que le soleil brille. Je veux continuer de lui parler de l’importance de la vie, même si, aujourd’hui, on a cassé ma voiture pour me voler 20 masques. Demain je viens vous voir : Amyn, Adam, Célestine, Naya, Benjamin, Aaron, Andy, Lou, Roman. »

de : Erwan, 41 ans, chauffeur pour la grande distribution en Haute-Garonne

Objet : 40 tonnes entre les mains

« Je suis chauffeur routier, pour une plateforme qui fournit les Leclerc. Ça ne fait pas longtemps, avant j’étais maçon. Mais j’ai été reconnu travailleur handicapé, on m’a refusé pour plusieurs métiers, du coup je suis chauffeur. Et je tombe de haut : je ne pensais pas que c’était un métier aussi peu considéré. Là, depuis le début de la crise, c’est vraiment dangereux… On n’a pas de masques, pas de gel, on n’a rien. Enfin, si, on nous a donné un masque, au début du confinement. Un masque qui dure cinq heures… Et un kit pour nettoyer le camion quand on a fini. Je me suis acheté moi-même du gel alcoolique, 3,60 euros la petite bouteille, 150 ml, vous croyez pas qu’ils auraient pu nous en acheter ? comme on n’a pas de protections, on n’a plus droit à rien. Les aires d’autoroute, elles sont fermées. Même pour les toilettes, même pour s’acheter un truc à manger, que dalle. Au siège, à la plateforme sur laquelle on bosse, comme on n’a pas de masques, on n’a plus le droit d’entrer. On ne peut même plus aller pisser ! Il y a des vigiles à l’entrée qui nous en empêchent ! À croire qu’on est des pestiférés… Qui se gave ? La grande surface, elle n’en pâtira pas de cette crise, mais ceux qui lui permettent de fonctionner ne peuvent même pas pisser, risquent leur santé.

Vraiment, il y a un fossé entre les routiers et les autres. Le matin, sur les quais, les gars nous chargent le camion, mais c’est nous qui le déchargeons quand on arrive sur les sites Leclerc. On touche tout, tout ce qu’ont touché les autres avant. Moi, j’ai peur de ramener cette saloperie à la maison. Je suis peut-être porteur et j’ai une famille, un enfant. J’ai des collègues qui ont pris leur droit de retrait, je les comprends. C’est normal. Mais si on fait tous ça, qu’est-ce qui se passe ? Comment les gens vont manger ? On est un sacré maillon de la chaîne, non ? En plus, on commence à comprendre que les primes promises, elles vont passer à l’as, pour nous. On a demandé à la RH : “On n’est pas concernés par ça, nous”, elle a répondu. Je suis concerné pour rouler plus, mettre en danger les autres et moi même, mais pas pour être récompensé ? Ils vont nous la foutre bien profond. Et ils touchent peut-être des aides, en plus ! Alors que nous on bosse parfois six jours sur sept, qu’on fait des heures sup’. Moi, j’en refuse, même, des heures sup’, parce que je sais que je tiendrai pas. Là, déjà, je me lève à 2h30 du matin pour aller travailler, je fais mes deux tournées, 500 km par jour, et je finis à 15, 16, 17 h 00 parfois. Il est où, le repos ? Et j’ai un 40 tonnes entre les mains ! Avec toutes les heures sup’ qu’ils nous font faire, y a des risques de somnolence, c’est dangereux. qu’ils prennent d’autres travailleurs, du monde à côté, y en a plein qui aimeraient bien ! Et je suis pas le seul à ne plus vouloir travailler comme un con, comme ça. Y a plein de collègues autour de moi qui ne veulent plus en faire, des heures sup’. Mais dans ce métierlà, c’est vraiment l’embrouille… »

de : Nathan, préparateur de commande sur une plateforme de tri alimentaire, dans le Nord

Objet : Une fourmi parmi d’autres

« Les travailleurs intérimaires, on est des acteurs trop souvent ignorés. Après dix jours de confinement, si les magasins sont toujours approvisionnés, c’est parce que les plateformes de tri continuent de fonctionner. Si une épidémie se déclare sur une plateforme, c’est toute la chaîne d’approvisionnement des magasins qui est en danger. Nous sommes la seconde ligne, nous sommes les petites mains qui font que le pays fonctionne, mais surtout nous sommes des travailleurs précaires. Et encore une fois, on va être mis de côté. Je travaille en intérim. Une fourmi parmi tant d’autres. Je peux être au chômage du jour au lendemain, avec mes contrats de quelques jours. Je ne sais si je travaille le lendemain matin que la veille en fin d’après-midi, quelques heures avant la prise de poste, et ça chaque jour, donc je peux pas organiser mes semaines. Imaginez les difficultés pour les personnes avec des enfants, ou des proches en situation de dépendance… On nous refuse des logements ou des prêts parce que intérimaires, même si nous travaillons tous les jours. J’ai pas de repos fixe, pas rare que je travaille six jours sur sept. Si je suis malade, je ne suis pas payé. Tous les six mois, nous sommes en tiers temps. Pendant deux mois, nous sommes au chômage. Payés au Smic, pas de 13e mois, pas de prime, alors même que les plateformes de tri fonctionnent majoritairement avec des intérimaires. C’est un travail fatigant, éreintant, usant. Très peu gratifiant et valorisant. Pourquoi nous acceptons tout ça ? Parce que nous n’avons pas le choix. Évidemment, nous ne sommes pas les héros que sont les soignants. Et il n’est pas question de demander que l’on double nos salaires ou que l’on nous offre tous des CDI, mais nous voulons simplement la reconnaissance que nous méritons. »

de : Manuel, livreur à vélo dans le Nord

Objet : Considérer les invisibles

« Ça fait presque trois ans que je me suis lancé dans le business des livraisons à vélo de repas, colis, plis et j’en passe, pour une boîte spécialisée. Au début, c’était l’Eldorado : l’argent coulait à flot. Pour moi, frôler les 3 500 € par mois, c’était le bonheur. En plus, passer sa journée sur son vélo, c’est magique. Bon, à la fin de la journée de travail, t’en as plein les pattes mais le fait de ne pas avoir un petit chef sur le dos, c’est quand même génial. Mais petit à petit mes conditions de travail se sont détériorées. Y a eu des recrutements massifs de coursiers, et donc un chiffre d’affaires en baisse. Je suis passé d’une rémunération fixe, 5 € la course, à une rémunération aléatoire. Les prix varient d’un jour à l’autre sans explications. Plus aucun moyen de contact avec les managers de la centrale parisienne. On a fini par nous expliquer que si nous n’étions pas heureux, nous pouvions claquer la porte… N’empêche qu’aujourd’hui, pendant la crise, avec les collègues, on est dehors, risquant pour notre santé, à attendre que tombent les commandes, sans aucune garantie de revenus. C’est scandaleux. Tous ces repas et gadgets qu’on livre à des confinés mourant d’ennui, ça évite bien des tracas à nos petits lapins en cage. Attention, qu’on se comprenne bien : je compare pas l’utilité de mon métier à celle des soignants, ou même des chauffeurslivreurs sans qui le pays serait malade, et les magasins vides. Je veux juste dire qu’on est ceux qui permettent le bon fonctionnement du confinement. On livre de tout, repas, panier de courses, livres et j’en passe, et je peux vous dire qu’à voir le sourire sur le visage des mes clients, notre utilité, elle est réelle. Alors, j’ai juste une revendication : qu’on instaure un minimum garanti à l’heure. Qu’on arrête de payer la cotisation foncière des entreprises, parce que comme auto-entrepreneur, je me retrouve à payer juste pour entreposer mon vélo chez moi. Ah, et puis, autre chose, aussi : de la considération. Parce que même si ça s’achète pas, ça finit par être blessant, insultant même, d’être en permanence considéré comme ‘‘invisible’’. »

de : Angélique, femme de ménage dans la Somme

Objet : Je sais pas pourquoi on a continué à travailler

« Je travaille dans une entreprise qui fait le ménage dans des bâtiments. Moi, je fais surtout les escaliers. On avait dit que seuls les métiers indispensables devaient travailler, mais nous personne ne nous a dit d’arrêter le travail, je ne sais pas pourquoi on a continué. C’est le patron qui a décidé. Au début, on ne savait pas trop comment ça allait se passer. Ah oui, on avait peur ! Et on a toujours peur, d’ailleurs. Les autres aussi. J’ai pris le masque d’une de mes filles, un masque avec un dessin dessus, un truc pour faire l’imbécile, mais ça m’a bien servi, en fait. Et puis on nous a amené une boîte avec pour chacune un masque et des gants jetables. J’ai onze bâtiments de cinq étages à faire. On croisait pas grand monde, les gardiens, les gens qui descendent leurs poubelles, mais y a toujours un risque. On peut se toucher le visage, même sans le vouloir. En plus, je mange mes ongles, alors… Après, j’ai dû arrêter pour m’occuper de mes filles, j’ai pris trois semaines, j’y avais droit. Là, y a pas eu de problème. Mais je dois reprendre le travail demain. J’ai un peu peur, oui. Mais ça va aussi me faire du bien de remonter tous ces étages, ça fait du sport. »

de : Camille, institutrice

Objet : C’est totalement inégalitaire

« La “continuité pédagogique”, c’est totalement inégalitaire. Nous ne donnons plus de devoirs dans le primaire depuis très longtemps, c’est la loi, précisément parce que tout le monde n’a pas les moyens d’aider ses enfants de la même façon. Les devoirs c’est l’inégalité sociale. Et là on nous demande de les faire travailler seuls chez eux, accompagnés par leurs parents. Je sais qu’à notre reprise des cours, les enfants des classes aisées auront fait leur travail, et même plus. Les plus fragiles eux n’auront pas eu cette chance, leurs parents auront galéré, voire n’auront rien fait. Personne n’a préparé cette fermeture, notre ministre avance à l’aveugle et prône la “valeur travail” quand notre seule préoccupation doit être de nous entraider. Ils sont dingues ! »

Un autre prof, en lycée pro, raconte travailler « comme un fou pour aider, accompagner, motiver mes élèves afin qu’ils aient leur diplôme notamment. Travailler comme un fou c’est : pas de week-end, 12h par jour, récupérer les mails des enfants, créer de nouveaux supports, recevoir 100 mails par jour. »

de : Élodie, 46 ans, maman au foyer à Abbeville

Objet : Mon quotidien, il commence la nuit

« J’ai sept enfants, cinq encore à la maison. On est sept dans l’appart, avec mon conjoint. On a quatre chambres, ça va. On leur a expliqué, comme à des grands, que ce qui se passait était très grave, qu’il y avait des règles hyper strictes à respecter, qu’il faudrait être patients et conciliants entre frères et sœurs. Que ce ne serait pas facile. si t’es pas organisée, c’est le bazar… Mon quotidien, il commence la nuit. À partir de minuit, quand tout le monde est couché, je fais les tâches ménagères. La lessive, la vaisselle, la poussière. Comme ça, pendant la journée, je ne m’occupe que des enfants, je peux toujours avoir un œil sur eux. Quand j’ai fini tout ça, vers 4h00 du matin, je me couche. Le matin, ils se lèvent vers 10h30. Le petitdéjeuner, s’habiller, tout ça à la queueleuleu, et dès que c’est fini, au travail. On travaille avec mon téléphone, et les enfants ont aussi des tablettes. Mais notre connexion wifi est faible, ça bugue tout le temps. Mais on fait avec. Je suis pas instit, mais j’ai la chance de pas être trop bête, j’ai eu mon bac. Mais c’est pas facile. Certains, je peux pas vraiment les aider, ils font un blocage. Enzo, il a décroché, déjà que l’école il en avait marre… Heureusement, on a une instit hyper gentille qui est venue nous apporter des photocopies des devoirs, comme elle avait peur que ça n’arrive pas avec les problèmes de courrier. »

de : Ophélie, maman au foyer à Amiens

Objet : La poubelle de table

« Nos enfants ont quatre et treize ans. Mon conjoint est vacataire à la ville, il touche environ 600 euros par mois mais sur le mois d’avril il aura encore moins, à cause de 15 jours de vacances non payés. Depuis le confinement, je ne paie plus mes factures. Le 16 mars, je suis allée au Secours populaire avec la boule au ventre, j’avais honte mais j’étais obligée. J’ai eu un refus, d’abord, parce que je n’y étais pas allée en janvier et février car je m’en sortais. Et puis pour moi c’est très difficile de demander de l’aide, je veux pas abuser. La mairie nous a finalement donné 120 euros en tout mais je n’ai plus le droit de demander d’aide pendant quatre mois, alors que tout a augmenté. J’ai eu un colis pour trois jours sans viande, et une autre asso m’a fourni des cuisses de poulet, ensuite plus rien. Ce midi les enfants ont dû manger un bout de pain avec du jambon et rien d’autre. Depuis le confinement ils ont trois repas par jour, nous on mange les restes. On appelle ça ‘‘la poubelle de table’’, pour rigoler un peu devant les enfants, mais le mal-être est là. Avant les enfants pouvaient manger à la cantine, maintenant c’est dur. J’ai demandé un rendezvous avec une assistante sociale mais il faut attendre un mois. Je fais tout mon possible, même pour l’école. J’ai pas d’ordinateur. Pour rendre le travail à l’enseignante, qui a été très bien, je me suis quand même débrouillée… »

De : Angélique, maman au foyer à Abbeville

Objet : je peux pas l’aider, c’est trop haut pour moi

« Je vis seule avec mes trois filles. D’habitude, les grandes se lèvent à 4h30 du matin pour partir à 6h00 au lycée, à Amiens. Et elles ne rentrent pas avant 7h30, le soir. Mais là, tout est différent. Fiona, elle a 18 ans, elle est en deuxième année de coiffure, elle a son examen à passer. Elle fait tous ses cours sur son téléphone portable, parce qu’on n’a pas d’ordinateur. Des fois on n’arrive pas à se connecter, le wifi ne marche pas. Elle est sérieuse, mais elle a beaucoup de mal, vraiment. Et pour les cours, je ne peux pas l’aider, c’est trop haut pour moi. Moi, je me suis arrêtée en 3e. Elle me dit qu’elle n’aura pas ses examens, qu’il y a des trucs qu’elle n’a pas pu faire. Moi, je lui dis que c’est pas de sa faute. Que c’est à cause du confinement… Sandy, elle, elle voulait arrêter la menuiserie, elle est en deuxième année. Le premier jour du confinement, il était prévu qu’elle fasse un essai en formation peinture. Mais elle n’a pas pu y aller, elle était un peu dépitée. Et le problème, c’est qu’elle n’a pas pu se connecter au service informatique du lycée. Ça ne marche pas, on ne sait pas pourquoi, alors qu’elle est dans le même lycée que sa sœur. Elle ne peut pas suivre les cours. Une seule fois, au début, le lycée a appelé. Une dame, assez désagréable. « Vous vous rendez pas compte, il faut qu’ils suivent les cours ! » Mais moi, j’étais en train de travailler, je ne pouvais même pas lui parler ! “Elles sont assez grandes, je peux pas être derrière elles tout le temps, je travaille. Je peux pas être partout !” Et je lui ai raccroché au nez. Pour Mélana, en CM2, j’arrivais pas à aller sur l’ENT (le site de l’Éducation nationale). Heureusement, elle a deux super profs, qui m’appellent toutes les semaines. Elles m’ont envoyé les devoirs par e-mail, et même par courrier. Et elle, je peux encore l’aider, pour le travail. Sur toute la grosse pochette qu’il y avait à faire, on n’a plus que trois ou quatre feuilles à remplir ! Du coup, Mélana, elle va sur le balcon de l’appartement, elle adore ça. Mais on ne sort pas, on a peur de se faire contrôler. On reste dans notre coin. »